Rapport de la Société des Nations
sur Mossoul, 1925

La question de la frontière
entre la Turquie et l'Irak

Les extraits cités ci-dessous proviennent du document C. 400 M, 147, 1925, VII, intitulé «Question de la frontière entre la Turquie et l'Irak : rapport présenté au Conseil par la Commission constituée en vertu de la résolution du 30 septembre 1924», Lausanne, Imprimeries Réunies, 90 p.

Termes administratifs utilisé dans le rapport:

- Elayet : province (terme général).
- Vilayet : province placée sous l'autorité d'un gouverneur général, un «val ».
- Sandjak : subdivision d’un vilayet.
- Liva : district gouverné par un «moutessarif» et correspondant à peu près à un sandjak turc.
- Kaza : territoire soumis à l'autorité d'un cadi (juge) ; par la suite, district administratif ou commune ; subdivision d'un liva.
- Nahié : sous-district gouverné par un «moudir» : plusieurs nahiés constituent un qaza [kaza] (commune).

Extraits du rapport de la Commission

Tous les Chrétiens se sont prononcés, comme ils l'ont fait d'ailleurs dans les autres régions, en faveur de l'Irak (avec certains désirs dont nous parlerons tout à l'heure) ; les Turcs, habitant pour la plupart le chef-lieu de la province ainsi que les localités voisines de la route d'Altyn Keopru à Kifri, se sont, dans leur majorité, déclarés favorables à la Turquie, mais une minorité a préféré l'Irak en invoquant des motifs économiques. Chez les témoins arabes et kurdes, les opinions divergeaient. On pourrait supposer que la majorité des habitants arabes devait désirer le rattachement à l'Irak, mais un nombre considérable de leurs déclarations furent cependant favorables à la Turquie. Si l'on se bornait à compter les déclarations kurdes, sans les analyser, on trouverait une forte majorité pro-turque. Mais les déclarations des grands chefs kurdes laissent plutôt supposer des sympathies pour l'Irak. Il est à noter, toutefois, que plusieurs de ces chefs ont déclaré qu'ils reçoivent actuellement un traitement du Gouvernement de l'Irak pour assurer la sécurité des routes.

[...]

La majorité des témoins arabes s'est déclarée pour l'Irak. Les membres du parti de l'indépendance, très puissant dans la ville de Mossoul, ont affirmé avec beaucoup d'énergie leur volonté de voir le mandat et le traité anglo-irakien cesser aussi vite que possible. Certains d'entre eux ont ajouté qu'ils préfèrent la Turquie à un État arabe placé sous un mandat ou subissant l'assistance de conseillers administratifs étrangers. Le nombre des témoins arabes pro-turcs dans la ville est assez considérable : 53 sur une totalité de 188 dont 102 se sont prononcés pour l'Irak sans conditions, 22 pour l'Irak avec certaines conditions, 8 étaient indécis et 3 se déclaraient seulement pour un gouvernement musulman. Si l'on considère l'importance sociale des témoins, on arrive cependant au résultat qu'une grande majorité des électeurs secondaires et des personnes ayant appartenu dans les vingt dernières années au Conseil municipal, ainsi que des chefs religieux musulmans, se sont déclarés pour un gouvernement arabe. Les personnes appartenant aux classes pauvres se prononcèrent, au contraire, souvent pour la Turquie. Les sentiments xénophobes et anti-anglais sont fortement représentés parmi les Arabes.

Les sentiments des Kurdes du liva étaient surtout au commencement, presque impossibles à découvrir à cause de la peur des témoins qui étaient intimidés par une propagande énergiquement menée par les nationalistes extrémistes arabes de Mossoul. Cette propagande, qui prenait parfois des formes menaçantes, ne fut que trop encouragée par les chefs de l'administration.

Le sentiment national kurde est beaucoup moins développé que dans le sud du territoire. Dans les régions nord-est du liva il n'existe même pas. Une majorité considérable en faveur des Turcs est certaine dans quelques nahiés ; dans d'autres il serait vain d'essayer de tirer des conclusions, tandis qu'il y a aussi des districts kurdes favorables à l'Irak.

Les Turcs des environs immédiats de Mossoul avaient des sympathies pour la Turquie, mais étaient aussi intimidés que les Kurdes. Par contre, les habitants de la ville de Tel Afar firent, malgré la présence d'une forte garnison, une grande démonstration pro-turque.

Chez les yézidis, les tendances vont plutôt vers l'Irak, mais sous mandat européen. Des personnes influentes ont déclaré préférer un gouvernement turc à un gouvernement arabe sans mandat. Dans quelques localités, on trouve des yézidis pro-turcs.

Les chrétiens et les juifs sont tous partisans d'un gouvernement arabe. Leurs chefs considèrent cependant indispensable le maintien d'un mandat européen ; si ce contrôle devait prendre fin ils pensent qu'un gouvernement turc présenterait un moindre mal et devrait être préféré à un gouvernement arabe tout à fait indépendant. Cette opinion paraît être assez générale parmi les chefs chrétiens de tout le territoire.

Deux parties du territoire contesté n'ont pu être consultées au sujet de leurs préférences politiques, à savoir, les nahiés du liva de
Souleimaniyeh où il n'y a pas d'administration, à cause du mouvement du. cheik Mahmoud [Barzaini], et le territoire compris entre la ligne conventionnelle de Bruxelles et l'extrême frontière réclamée par le Gouvernement britannique. Ce dernier territoire, très montagneux, était inaccessible pendant la saison de l'année où la Commission a travaillé sur les lieux..

La première de ces régions n'a pas une très grande importance; même si elle était, dans sa totalité, pro-turque, ce qui est très incertain, elle ne pourrait changer l'impression générale en ce qui concerne les tendances politiques du liva de
Souleimaniyeh.

La seconde région est presque inhabitée [2] depuis que la masse des Assyriens-Nestoriens qui formaient la fraction principale de la population a dû quitter ses habitats. Les Assyriens désirent être indépendants, comme ils l'étaient de fait avant la guerre [3]. Ils demandent à être placés sous une protection ou un mandat européen, de préférence britannique. Si leurs vœux ne peuvent pas être entièrement réalisés, ils consentiraient à payer tribut à un État souverain, à condition de pouvoir jouir d'une large autonomie locale. Ils ne veulent cependant pas retourner sous la domination turque.

[...]

Le résultat de l'enquête montre d'abord qu'il n'existe pas dans le territoire contesté de sentiment national pour l'Irak, sauf chez une partie des Arabes ayant une certaine instruction ; chez eux, il est d'ailleurs plutôt un sentiment arabe avec des traits chauvins et souvent xénophobes. Chez les Kurdes, on remarque une conscience nationale naissante qui est nettement kurde et pas irakienne ; elle est plus développée dans le sud et diminue vers le nord pour disparaître dans les régions de la plaine de Mossoul et des montagnes d’Akra. Cette conscience nationale est assez développée aussi chez les Turcs du vilayet.

Le défaut de sentiment national irakien explique le grand nombre de déclarations conditionnelles que nous avons mentionnées. Les Arabes les plus nationalistes disent préférer la Turquie à un Irak placé sous tutelle. Un grand nombre de chefs chrétiens déclarent au contraire qu'ils auraient moins de défiance envers un gouvernement turc qu'envers un gouvernement de l'Irak sans contrôle européen. Chez des yézidis, on trouve les mêmes opinions. Les Kurdes de
Souleimaniyeh exigent une autonomie locale assez large avec l'assistance des conseillers britanniques. Les déclarations pour l'Irak furent, en somme, chez la majorité des témoins, inspirées des considérations d'intérêts particuliers ou de collectivités plutôt que par un patriotisme commun. Si l'on peut ainsi constater que les sentiments pour l'Irak sont plutôt tièdes, il est cependant certain que les affirmations du Gouvernement turc selon lesquelles la majorité incontestable des populations du vilayet de Mossoul désiraient leur retour à la Turquie ne sont pas exactes. Les Kurdes sont divisés dans leurs opinions ; le groupe de Souleimaniyeh et des régions y avoisinantes qui réclame une autonomie dans le cadre de l'État de l'Irak, contient presque la moitié de tous les Kurdes du vilayet. On trouve même chez les Turcs des partisans de Bagdad. La nationalité et la langue ne sont donc pas toujours, contrairement à une allégation du Gouvernement britannique, une preuve certaine des tendances. Beaucoup d'Arabes, surtout des classes modestes, sont turcophiles et donnent à leurs sentiments des expressions parfois touchantes.
 

Page précédente


Irak - Turquie

Kurdistan

Accueil: aménagement linguistique dans le monde