République fédérale socialiste de Yougoslavie

La République fédérale socialiste de Yougoslavie

1945 - 1992

 

 

1 La République fédérale de Yougoslavie (1945-1992)


Tito (1892-1980)

Au moment de sa création en novembre 1945 par le chef communiste croate Josip Broz dit Tito, la République fédérale socialiste de Yougoslavie était une fédération formée de six républiques et de deux régions autonomes. La composition ethnique de ce pays, alors de de 23 millions d’habitants, était relativement complexe, car on y comptait plus d'une vingtaine de communautés linguistiques. Dans l’ancienne Yougoslavie, on ne trouvait jamais le mot minorité dans les textes juridiques, mais plutôt les termes nation et nationalité

Au nombre de six, les nations correspondaient aux ethnies d'origine slave: les Serbes, les Croates, les Macédoniens, les Slovènes, les Monténégrins et ceux qu'on appelait les «Musulmans», ces Slaves de religion musulmane parlant un croate fortement turquisé. À eux seuls, les Serbes et les Croates formaient 66 % de la population. Le serbo-croate de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine s’écrivaient en alphabet latin, celui de la Serbie et du Monténégro, en cyrillique.

1.1 Une fédération de six républiques

D'après la Constitution de l'époque, chacune des nations disposait, du moins en principe, d'une république :
 
- la Serbie pour les Serbes, et deux régions autonomes (la Voïvodine pour les Hongrois et le Kosovo pour les Albanais);

- la Croatie pour les Croates;

- la Macédoine pour les Macédoniens;

- la Slovénie pour les Slovènes;

- le Monténégro pour les Monténégrins;

- la Bosnie-Herzégovine pour les Musulmans bosniaques.
Aujourd'hui, toutes ces républiques sont devenues des États indépendants: la Serbie, la Croatie, la Macédoine, la Slovénie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine. Quant au Kosovo, il ne fait plus partie de la Serbie, étant devenu un État indépendant de facto en 2008.

1.2 Les nationalités

Quant aux minorités, elles correspondaient aux «nationalités» (au sens de «communautés ethniques») soit non-Slaves: Albanais du Kosovo, Hongrois de Vojvodine, Allemands, Italiens, Roumains et Valaques, Turcs et Tsiganes (romani), soit Slaves, mais «non-yougoslaves»: Bulgares, Tchèques, Ruthènes et Ukrainiens.

L'institut de Statistique de la Yougoslavie de Tito, pays multilingue dont les «républiques ethniques» reconnues ne correspondaient pas toujours à la réalité, utilisait des critères différents de ceux des linguistes et des démographes internationaux, car ils introduisirent des notions politiques dans la reconnaissance culturelle. La définition d'une «nationalité» monténégrine différente de la nationalité serbe (alors que les uns comme les autres sont de langue serbo-croate et de religion orthodoxe), ou la nationalité macédonienne différente de la nationalité bulgare (alors que les uns comme les autres sont bulgarophones et orthodoxes), ou «serbe de langue romane» différente de la roumaine (alors que les uns comme les autres sont roumanophones et orthodoxes), répondaient à des critères purement politiques: justifier l'autonomie du Monténégro au sein de la Yougoslavie, l'appartenance de la Macédoine à cette même Yougoslavie, et dans le cas des Roumains, l'accord de reconnaissance réciproque des minorités avec la Roumanie qui portait uniquement sur les populations de Voïvodine et du Banat, mais pas sur celles des Portes de Fer de part et d'autre du Danube.

Enfin, la définition tardive d'une «nationalité musulmane» (sur critère religieux, dans un pays communiste!) concernait seulement les populations serbo-croates musulmanes de la Bosnie-Herzégovine, mais pas celles de Serbie ou du Monténégro : ces dernières surnommées «goranes» n'apparaissaient donc pas dans les recensements. C'est pourquoi de nombreux citoyens ont préféré se déclarer «yougoslaves» lors des recensements fédéraux.

Sous la main de fer du maréchal Tito, qui était d’origine croate, le nationalisme serbe fut habilement neutralisé. En effet, le découpage des frontières yougoslaves ne permettait pas le regroupement du peuple serbe dispersé dans les républiques de Serbie, de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. La frustration des Serbes grandit encore plus lorsqu’ils constatèrent que la Constitution yougoslave de 1974 accordait un statut d’autonomie à deux «provinces serbes», le Kosovo et la Voïvodine, lesquelles bénéficiaient de presque autant de droits que leur république, d’une représentation égalitaire dans les organismes fédéraux et d’un droit de veto sur les lois de la Serbie. Ces mesures furent perçues par les Serbes comme une politique délibérée visant à les sous-représenter au sein de la fédération: ils ne comptaient que pour une partie sur huit entités fédérées alors qu’ils représentaient de 36 % à 42 % (selon les époques) de la population du pays. D’ailleurs, Tito aurait maintes fois affirmé qu’il préconisait «une Yougoslavie forte avec une Serbie faible». Les nationalistes serbes expliquent aujourd’hui les politiques de Tito par ses origines croates. Toutefois, Tito dut constamment s'appuyer sur les Serbes (de Bosnie-Herzégovine et du Monténégro) pour exercer sa politique yougoslave et, de peur d'être accusé de favoritisme, il écarta délibérément les Croates aux principaux postes de pouvoir.  À la veille de la «seconde Yougoslavie», l'historien Vasa Čubrilović (1897-1990) fit encore parler de lui en écrivant en 1944 ces propos sur les minorités :

Ce n'est pas tant par leur nombre que nos minorités sont dangereuses que par leur position géopolitique, et par les liens avec leurs peuples de rattachement, qui sont nos voisins... Seule la pureté ethnique peut assurer la paix et le progrès de la Yougoslavie démocratique et fédérée. [...] La solution de la question des minorités par expatriation est facile à réaliser en temps de guerre, comme maintenant. Les peuples qui qui seront brimés sont en effet, dans la guerre actuelle, nos adversaires [...] et nous n'avons pas de prétentions territoriales à leur égard, à l'exception de l'Italie; c'est pourquoi nous pouvons, en tant que vainqueurs, exiger qu'ils reprennent leur minorités que nous allons expatrier de notre État.

Les Allemands, les Hongrois, les Albanais, les Italiens et les tsiganes méritent tous, par principe, de perdre tous leurs droits civiques... Il en va de même pour les Albanais en Vieille Serbie [Kosovo] et en Macédoine. Cependant, dans la solution du problème des minorités, nous devons à tout prix conquérir ethniquement la Batchaka, le Kosovo et la Metohija; c'est pourquoi il faut chasser quelques centaines de milliers de Hongrois et d'Albanais [...]

J'ai déjà souligné l'importance de l'«élimination» des minorités au cours des opérations de guerre. Pour chasser les minorités de notre État, le rôle le plus important est celui de l'armée; elle doit y faire usage de ses armes. [...]

Nous n'aurons peut-être plus jamais une telle occasion pour rendre notre État ethniquement tout à fait nôtre [...] et si mon rapport contribue si peu que ce soit à cet objectif, il aura rempli sa tâche.

Cependant, les propositions de Čubrilović ne furent jamais entièrement acceptées par le gouvernement de Tito, ce qui n'a pas empêché certaines exactions et expulsions à l'encontre des Allemands et des Italiens, puis des Albanais et des Turcs.  On a souvent affirmé aussi que la Yougoslavie titiste était caractérisée par la «dictature des minorités». C'était une façon pour Tito de neutraliser les Serbes, surtout ceux de la Serbie!

2 La question linguistique

Du fait que la Yougoslavie titiste était une fédération, il faut distinguer la situation concernant le régime linguistique fédéral et celui des républiques.

2.1 La Constitution et les langues

Sous le régime de Tito, la Yougoslavie connut trois constitutions, en 1946, en 1963 et en 1974.

- La Constitution de 1946

La Constitution (1946) de la République populaire fédérale de Yougoslavie ne mentionnait aucune langue officielle. L'article 13 déclare que «les minorités nationales de la République populaire fédérale de Yougoslavie jouissent du droit et de la protection de leur développement culturel et du libre usage de leur langue». L'article 65 énonce que «les lois et autres règlements généraux de la République populaire fédérale de Yougoslavie sont publiés dans les langues des républiques populaires». Bref, il n'existait pas de langue officielle pour la fédération.

- La Constitution de 1963

Sous la République fédérative socialiste de Yougoslavie, la Constitution de 1963 était plus explicite en matière de langue avec cinq articles. Cependant, seuls deux articles mentionnent nommément les langues:
 

Article 42

1)
Les langues des peuples de Yougoslavie et leurs écritures sont égales.

2) Les membres du peuple yougoslave ont, conformément à la loi de la République, le droit de recevoir leur instruction dans leur propre langue sur le territoire d'une autre république.

3) Exceptionnellement, dans l'armée populaire yougoslave, le commandement, la formation militaire et l'administration sont donnés
en serbo-croate
.

Article 131

1)
Les lois fédérales et autres actes généraux des organismes fédéraux sont publiés au Journal officiel de la fédération comme des textes authentiques dans les langues des peuples de Yougoslavie, c'est-à-dire en serbo-croate ou en croato-serbe, en slovène et en macédonien.

2) Les organismes de la fédération dans leurs communications officielles adhèrent aux principes de l'égalité
de la langue des peuples yougoslaves.

Il faut retenir à l'article 42 que le serbo-croate devait servir de façon exceptionnelle comme langue de commandement dans l'armée yougoslave, mais ce n'était pas la langue officielle de la fédération. De fait, l'article 131 énonce que les lois fédérales devaient être publiées «dans les langues des peuples de Yougoslavie», c'est-à-dire en serbo-croate ("srpsko hrvatskom") ou en croato-serbe ("hrvatsko srpskom"), en slovène ("slovenačkom") et en macédonien ("makedonskom"). Bref, il y a trois langues plus égales que les autres parmi «les langues des peuples de Yougoslavie» : le serbo-croate, le slovène et le macédonien. Les autres langues étaient considérées comme les «langues des nationalités».

- La Constitution de 1974

La Constitution yougoslave de 1974 compte sept articles portant sur «les  langues des peuples de la Yougoslavie», mais c'est l'article 243 qui diffère le plus par rapport à la Constitution de 1963:
 

Article 243

1) Conformément à la Constitution de la RFSY, l'égalité
des langues et des alphabets des peuples et des nationalités de la Yougoslavie est assurée dans les forces armées de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.

2) Conformément à la loi fédérale,
l'une des langues des peuples de la Yougoslavie peut être utilisée dans le commandement et l'entraînement militaire de l'armée populaire yougoslave, et en partie dans les langues des peuples et des nationalités.

Aucune langue n'est mentionnée dans cette constitution, alors que pour l'armée il est déclaré que «l'une des langues des peuples de la Yougoslavie peut être utilisée dans le commandement et l'entraînement militaire».

Dans les faits, l'État fédéral devait employer le serbo-croate pour les Serbes (en cyrillique) et le croato-serbe pour les Croates (en alphabet latin), ainsi que, selon le cas, le slovène et le macédonien, pour communiquer avec les peuples de la Yougoslavie. Toutefois, la pratique a révélé que l'État fédéral communiquait parfois en albanais et en hongrois dans les zones où étaient concentrées ces nationalités. Les faits ont aussi démontré que l'État fédéral ne respectait pas toujours les prescriptions constitutionnelles.

2.2 Les républiques et les langues

Les républiques et les régions autonomes, la Voïvodine et le Kosovo, avaient leur propre constitution et légiféraient en matière de langue; elles pouvaient reconnaître des langues sans statut au niveau fédéral. Il s'agissait donc de législations autonomes de celles du gouvernement fédéral, mais les unes et les autres demeuraient généralement compatibles et relativement harmonisées. À part la région autonome de la Voïvodine, tous les autres États ne comptaient qu'une langue officielle sur l'ensemble du territoire, ce qui n'empêchait pas certaines langues des «nationalités» d'obtenir localement un statut de co-officialité, notamment dans les collectivités autonomes. Ce statut n'impliquait ni l'État fédéral ni une république, mais une ville ou une municipalité.

Afin de mieux comprendre le fonctionnement linguistique de la fédération yougoslave de l’époque, il suffit de consulter le tableau ci-dessous.  
 


République
 

Population
 

Langue(s) officielle(s)
 

Langues parlées
 
 

SERBIE 
 
 

Voïvodine 
 
 
 
Kosovo
 

 

5,6 millions 


serbe
(90 %)
 
[alphabet cyrillique] 


serbe, albanais, hongrois, croate, roumain, bulgare, etc. 


2,03 millions
 


serbe
(54,4 %), hongrois (18,9 %), croate, slovaque, ruthène, ukrainien
 

hongrois, serbe, croate, slovaque, ruthène, ukrainien, etc.

1,5 million

albanais
(77,5 %) 
[alphabet latin]

albanais, serbe, romani, turc, etc.

CROATIE

4,5 millions

croate
(80 %)
 
[alphabet latin]

croate, hongrois, italien, tchèque, etc.

BOSNIE-
HERZÉGOVINE

 

4,1 millions

croate
(32 %)
 
[alphabet latin]

croate, serbe, etc.

MACÉDOINE

1,9 million

macédonien
(95 %)
 
[alphabet latin]

macédonien, albanais, turc, serbe, romani, etc.

SLOVÉNIE

1,8 million

slovène
(97 %)
 
[alphabet latin]

slovène, croate, serbe, hongrois, italien, etc.

MONTÉNÉGRO

584 310

serbe
(75 %) 
[alphabet cyrillique]

serbe, croate, albanais, etc.
 

La Yougoslavie connut sous la présidence de Tito plus de trois décennies de croissance économique rapide, accompagnée d’une pressante industrialisation et d’une nécessaire urbanisation. En raison de son poids historique considérable, Tito fut même nommé président à vie. Cependant, l'euphorie prit fin après sa mort en 1980 et céda la place à une crise liée au surendettement extérieur, qui allait provoquer des milliers de grèves et de fortes tensions entre les régions riches (Slovénie, Croatie) et les autres, et à l'ingouvernabilité d'une fédération privée d'une instance d'arbitrage suffisamment forte. Cependant, l’échec majeur du régime titiste provient avant tout de l’inégalité socio-économique des républiques. Bien que toutes les régions se soient développées, l’écart de revenu national par habitant s’est constamment creusé entre des républiques dotées d’une démographie et de structures économiques très différentes. Cela a suscité une réaction du «chacun-pour-soi» alors que les républiques plus riches ont refusé de payer pour les plus pauvres. Il s’agissait ainsi de se débarrasser d’un «boulet» pour favoriser une éventuelle insertion dans l’Union européenne.

Ces discordes entre républiques riches et républiques pauvres favorisèrent le retour des nationalismes ethniques, attisés par les médias. Dans ses Mémoires, un ancien ambassadeur à Belgrade rappelle ceci: «Le virus de la télévision répandit, à travers toute la Yougoslavie, la haine interethnique comme une épidémie. Une génération entière de Serbes, de Bosniaques et de Musulmans fut encouragée, par les images de la télévision, à détester leurs voisins.» Dès lors, le communisme et le socialisme titiste avaient fait leur temps. Place aux nationalismes, sinon à l’ultranationalisme!

2.3 La fin du régime

À l'âge de 87 ans, Tito dut être hospitalisé au Centre médical de Ljubljana en janvier 1980, pour une thrombose à la jambe gauche ayant provoqué une gangrène. L'amputation n'ayant pas suffi, il mourut le 4 mai. Le maréchal fut honoré par des funérailles nationales. Il repose aujourd'hui dans un mausolée («Kuća cveća»: la «Maison des fleurs») situé dans les faubourgs au sud de Belgrade.

3 Le Mémorandum de 1986

Les années 1980 furent marquées à la fois par la stagnation économique, par l'affirmation chez les Albanais du Kosovo d'un nationalisme réclamant la transformation de cette province en république et par la résurgence du nationalisme serbe. En 1986, l’Académie des sciences et des arts de Belgrade publia un important texte appelé le Mémorandum. Ce document se révéla par la suite d’une importance marquante parce qu’il se faisait l’écho des frustrations serbes en critiquant de façon virulente la politique exercée par le régime titiste jugé anti-serbe.

Le Mémorandum ne parlait ni de la "Grande Serbie" ni de «purification ethnique», mais il analysait la crise du système fédéral socialiste et faisait l'inventaire des griefs spécifiques à la nation serbe. Il invitait les Serbes à reconquérir leur souveraineté nationale perdue. Il dénonçait les injustices et les sacrifices du peuple serbe qui «n'a pu obtenir d'être l'égal en droits des autres peuples de Yougoslavie» et «qui n'a pas eu le droit d'avoir son propre État». Mettant en évidence les intérêts du peuple serbe, les auteurs appelaient à la reconquête des territoires perdus et à la reprise du contrôle serbe sur les provinces autonomes.

Dressant un bilan de la situation discriminatoire des Serbes vivant au Kosovo, les auteurs du texte n'hésitaient pas à parler de «génocide physique, politique, juridique et culturel». Et ils affirmaient que la situation n'était guère meilleure pour les Serbes de Croatie et ceux de Bosnie-Herzégovine. Finalement, le texte estimait que, ne contrôlant pas leur propre développement économique au sein de la fédération, les Serbes n'avaient pas résolu leur question nationale et qu’ils devaient dorénavant posséder et diriger entièrement leur propre État.

En avril 1992, naissait la nouvelle République fédérale de Yougoslavie, lorsque la sécession de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine, ainsi que la reconnaissance internationale et l'admission à l'ONU des trois premières (juin 1991- avril 1992) eurent consacré le démantèlement de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie.

Dernière mise à jour: 13 févr. 2024


 

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