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Hérodote

2008/1 (n° 128)

  • Pages : 186
  • ISBN : 9782707153890
  • DOI : 10.3917/her.128.0073
  • Éditeur : La Découverte

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L’Estonie a attiré en 2007, de manière inhabituelle, l’intérêt de la presse occidentale [1][1] Olivier TRUC, « Une statue soviétique sème la discorde... avec la crise liée au monument aux morts soviétique de Tallinn. La crise du Soldat de bronze, nom donné au monument aux morts du parc de Tõnismägi dans le centre de Tallinn, est liée à la décision gouvernementale de déplacer ce monument vers un cimetière militaire plus à l’écart du centre-ville, officiellement pour des raisons de sécurité, et aux réactions qui s’ensuivirent. Le 9 mai 2006, comme chaque année, les vétérans de l’Armée rouge s’y étaient retrouvés pour commémorer la victoire sur le nazisme. Les violents heurts qui avaient opposé vétérans et membres de groupes néonazis estoniens ce jour-là incitèrent les autorités estoniennes à déplacer le monument pour éviter de nouveaux débordements le 9 mai 2007. Le déplacement du Soldat de bronze, le 27 avril 2007, marqua le point d’orgue d’une crise qui émut les Russes d’Estonie, majoritairement arrivés pendant la période soviétique, attachés à ce symbole de la Victoire dans la Grande Guerre patriotique [2][2] Nom donné par les Russes à la Seconde Guerre mondi.... Ce déplacement entraîna plusieurs nuits d’émeute (pendant lesquelles un jeune Russe fut tué), à Tallinn et dans le nord-est de l’Estonie. La crise eut des impacts jusqu’en Russie où des groupes de jeunes nationalistes (Nachi, Jeune-Garde) ont « surveillé » l’ambassade estonienne à Moscou pendant plusieurs jours.

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La crise du monument a fait resurgir la fracture entre Estoniens et non-Estoniens (au sens national du terme) [3][3] Contrairement à la France, les termes de nationalité.... « Selon un sondage, 82% des Estoniens jugent favorablement l’action du Premier ministre estonien Andrus Ansip, initiateur du projet de démantèlement du Soldat de bronze dans le centre de Tallinn, alors que la communauté russophone du pays la condamne à 84% [4][4] RIA Novosti, « Estonie : Russes et Estoniens s’opposent.... » Cette rupture naît des représentations que chaque groupe a de l’intégration de l’Estonie, indépendante depuis 1918, au sein de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) en 1940, puis en 1944 après le départ des troupes hitlériennes. Dans le cadre du pacte Molotov-Ribbentrop, l’Armée rouge installe des bases militaires sur le territoire estonien en 1940. Un gouvernement favorable aux Soviétiques est mis en place et l’intégration dans l’URSS est demandée par le Parlement issu d’élections au cours desquelles seul le Parti communiste était autorisé. L’Estonie change de main en juillet 1941 quand l’armée allemande lance les opérations du plan Barbarossa. Les offensives soviétiques après la victoire de Stalingrad forcent les troupes allemandes à évacuer l’Estonie le 17 septembre 1944. L’Armée rouge fait son retour sur ce territoire le 22 septembre 1944 pour protéger ses avancées militaires vers l’ouest et l’URSS annexe l’Estonie, dont les autorités s’étaient empressées de déclarer l’indépendance le 17 septembre. Les Estoniens soutiennent la thèse de l’occupation et de l’annexion [5][5] Les termes « occupation » et « annexion » concernent... de la République d’Estonie par les Soviétiques, les Russes celle de l’entrée volontaire de l’Estonie au sein de l’URSS en 1940 et de la libération de ce territoire du joug nazi par l’Armée rouge en 1944. La représentation des Estoniens et des Russes du passé soviétique de l’Estonie s’applique au Soldat qui est considéré par les premiers comme le symbole de l’occupation et par les seconds comme un hommage à ceux qui se sont sacrifiés pour la liberté. La rupture nette entre Estoniens et Russes sur l’histoire de l’Estonie est un argument pour percevoir les uns et les autres comme formant chacun un groupe homogène, la réalité est plus complexe.

La minorité de minorités

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Quantitativement, les Estoniens sont toujours plus nombreux que les non-Estoniens malgré l’arrivée de populations non estoniennes des Républiques d’URSS. Les 45 années de communisme ont profondément changé la structure nationale de la population d’Estonie. Alors que les Estoniens représentaient 88% de la population de 1940, ils ne forment plus que 61% de la population de 1991. Dans le même temps, les Russes voient leur part augmenter de 8,2% en 1940 à 30% en 1991 [Champonnois et Labriolle, 1997, p. 180 et 258]. Selon l’Office estonien de la statistique [6][6] Les données démographiques de l’Estonie sont disponibles..., les Estoniens représentent en 2006 68,5% des 1,3 million d’habitants de l’Estonie. Parmi les non-Estoniens, les Russes, qui représentent 25,7% de la population d’Estonie, sont majoritaires, ce qui explique l’utilisation du terme de « minorité russe » pour désigner l’ensemble des non-Estoniens. Ce critère « russe » n’est toutefois pas suffisant pour désigner l’ensemble des non-Estoniens venus en Estonie soviétique, ce qui nécessite une approche différente que celle du seul critère de la nationalité.

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Le critère linguistique apparaît plus approprié pour décrire les populations venues en Estonie pendant la période soviétique. En effet, ces populations n’utilisent pas l’estonien comme langue maternelle et n’ont fait que très peu d’efforts pour l’apprendre [Champonnois et Labriolle, 1997, p. 228]. Or les autorités estoniennes adoptent, depuis 1989 et la loi sur la langue du 18 janvier 1989 [7][7] Loi sur la langue de la RSS d’Estonie, 1989, ENSV Teataja..., une position ferme quant à la sauvegarde de la langue nationale face à la langue russe. L’estonien est depuis cette date la seule langue officielle et sa connaissance est obligatoire pour obtenir la citoyenneté estonienne. La langue est désormais devenue l’élément discriminatoire pour intégrer la société estonienne. Ce n’est pas tant le fait d’être d’une autre nationalité, russe ou autre, qui pose problème que celui de ne pas être estonophone. Les russophones représentent 31% de la population, ce qui ne signifie pas qu’aucun d’eux ne connaisse l’estonien puisque près de 40% des russophones de nationalité russe maîtrisent l’estonien. Cette maîtrise ou non de la langue estonienne n’est pas sans conséquence tant au quotidien que pour des questions administratives et juridiques.

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La question de la citoyenneté constitue la principale source de conflit entre russophones et autorités estoniennes. L’une des caractéristiques de l’Estonie post-soviétique est la présence d’une population apatride [8][8] Les apatrides ne sont citoyens d’aucun État mais disposent..., qui représente en 2006 12% de la population totale. À l’indépendance, les autorités estoniennes, dans la logique qui consiste à considérer tout événement de la période soviétique comme illégal du fait de l’illégalité de l’entrée de l’Estonie au sein de l’URSS, ont refusé d’octroyer la citoyenneté estonienne aux personnes installées en Estonie depuis 1940 [9][9] L’attitude des autorités se fonde sur l’affirmation.... Toutefois, cette citoyenneté ne leur est pas définitivement refusée puisque la naturalisation est possible à la condition de maîtriser l’estonien, « Un étranger qui souhaite acquérir la citoyenneté estonienne doit [...] maîtriser l’estonien [10][10] Citizenship Act, RTI 1995,12,122, chapitre 2 paragraphe... », ce qui n’est pas le cas de nombreux anciens citoyens soviétiques qui, bien qu’installés en Estonie, ne ressentaient nullement la nécessité d’apprendre cette langue, le russe étant la langue largement dominante. Les apatrides correspondent généralement aux personnes qui n’ont pas les moyens d’apprendre la langue officielle pour des raisons pratiques (financement des cours, manque de temps), ou qui refusent cette condition pour des raisons idéologiques. Certains anciens citoyens soviétiques soutiennent l’idée que devoir apprendre l’estonien est une humiliation pour eux, soviétiques venus reconstruire l’Estonie d’après guerre. D’autres apatrides ont choisi de le rester en vue de l’intégration de l’Estonie au sein de l’UE et donc une possibilité de devenir citoyens européens. Ces apatrides ne bénéficient pas de tous les droits du citoyen comme celui de voter aux élections nationales, d’être élus (aux élections nationales et locales) et d’être membre d’un parti politique. L’absence de citoyenneté est aussi un obstacle sur le marché de l’emploi, ainsi les apatrides sont interdits d’accès à la fonction publique. Il faut préciser que tous les anciens citoyens soviétiques restés sur le territoire estonien, à qui la citoyenneté automatique fut refusée, ne sont pas apatrides. La population d’Estonie compte aujourd’hui 86000 citoyens de la Fédération de Russie. Ces citoyens de Russie sont ceux qui ont préféré adopter la citoyenneté russe essentiellement pour des raisons pratiques, notamment pour se rendre plus facilement en Russie. Néanmoins, ces Russes qui résident toujours en Estonie ont clairement fait le choix de l’Estonie pour lieu de vie et ne sont pas prêts à répondre aux appels de Vladimir Poutine pour qu’ils rentrent dans la mère patrie et aident à contrer la crise démographique russe [11][11] « Home Sweet Home ? », The Baltic Times, 1er novembre.... Les apatrides et les citoyens de Russie sont majoritairement non-estonophones. Néanmoins les naturalisations n’ont pas été nulles depuis l’indépendance estonienne et le nombre de citoyens d’Estonie russophones augmente : en 2000,140000 citoyens d’Estonie étaient de nationalité russe. Selon la terminologie estonienne, ces citoyens ont la possibilité de former la « minorité nationale » russe. La « minorité nationale » en Estonie correspond aux citoyens d’Estonie dont la nationalité n’est pas estonienne et qui veulent conserver leur culture nationale [12][12] Ce concept estonien existe depuis la loi de protection.... Ces personnes bénéficient de tous les droits dont jouissent les citoyens d’Estonie ainsi que de droits particuliers si la minorité nationale se forme officiellement selon les dispositions de la loi sur l’autonomie et la protection des minorités nationales. Les Russes citoyens d’Estonie pourraient bénéficier de ces droits particuliers s’ils se constituaient officiellement en minorité, ce que ne peuvent pas obtenir les apatrides et les citoyens de Russie. Aussi les relations avec les autorités estoniennes sont-elles parfois tendues, notamment pour des questions d’utilisation de la langue russe dans l’administration. Les russophones réclament le droit d’utiliser le russe dans leurs relations avec l’administration ou lors des réunions du gouvernement de l’Ida-Virumaa [13][13] Le territoire estonien est découpé en quinze comtés,.... Or la langue russe ne peut être reconnue comme langue de travail sur les territoires administratifs que là où la moitié des citoyens estoniens sont de nationalité russe. Mais cette situation n’existe pas en Estonie, même dans l’Ida-Virumaa, au nord-est de l’Estonie, où pourtant 90% de la population est russophone mais où les citoyens estoniens ne représentent que 41,9% de la population du comté [Statistical Office of Estonia, 2001].

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Au-delà d’une minorité russe, fondée sur la nationalité, il est préférable de parler des minorités russes, la langue et la citoyenneté introduisant une différence essentielle pour comprendre la situation actuelle, l’attitude des russophones vis-à-vis de la société estonienne et les probables évolutions. Le caractère commun des non-Estoniens est en effet dépassé par l’hétérogénéité des situations (générationnelle, géographique...) Cette hétérogénéité n’est pas souvent intégrée dans l’approche que les autorités estoniennes et les organisations de défense des droits de l’homme ont des minorités russes et russophones.

Une répartition géographique héritée de l’époque soviétique à ne pas négliger

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L’implantation géographique des minorités d’Estonie apporte une dimension nouvelle qui permet de distinguer des situations et d’expliquer la facilité ou la difficulté, voire le blocage de l’intégration des non-Estoniens au sein de la société estonienne. L’environnement linguistique n’est pas homogène en Estonie, avec des territoires sur lesquels la langue russe est absente et d’autres sur lesquels elle régit les rapports au quotidien (carte 1). La langue russe s’impose dans l’Ida-Virumaa, où 78% de la population sont russophones avec des taux de 93% dans les villes de Sillamäe et Narva (les Estoniens représentent seulement 4,2% de la population à Sillamäe, 4,9 % à Narva) et dans la capitale, Tallinn, où ils représentent 38% de la population. À l’inverse, la part de russophones est moins élevée ailleurs en Estonie, surtout dans les territoires ruraux. Cette répartition des russophones s’explique par la répartition des populations venues d’URSS sur le territoire estonien, constituées pour la majorité de familles venues en Estonie pour combler les manques de main-d’œuvre dans les complexes militaro-industriels créés par les autorités soviétiques (Ida-Virumaa, Harjumaa) et pour servir dans l’administration (Tallinn) [14][14] Les Soviétiques s’installent dans les régions industrielles... (carte 2). De même, la répartition de la population non estonienne est très contrastée à l’échelle des districts de Tallinn. Le district de Lasnamäe compte 52% de Russes et celui de Pirita 7%. Là encore, la situation s’explique par le passé soviétique. Les quartiers les plus russes sont les quartiers construits pendant la seconde moitié du XXe siècle, alors que Tallinn n’était qu’une petite ville, pour accueillir les populations des autres Républiques soviétiques et qui n’ont pas changé de lieu de résidence après l’indépendance. « La sociologue Klara Hallik [...] y voit le résultat des mesures d’accès à la propriété privée. Après 1991, les locataires ont pu acheter leur appartement. Les russophones, installés par Moscou dans les quartiers de Kopli [district de Põhja-Tallinn] et de Lasnamäe, y sont restés » [Hivert, 2007]. Les quartiers estoniens sont formés par les anciens villages rattachés à la municipalité de Tallinn qui sont aujourd’hui inaccessibles pour une majorité de Russes pour des raisons économiques. Les Russes ont globalement des salaires moindres que les Estoniens, seuls les nouveaux riches peuvent quitter les quartiers construits par les Soviétiques vers les autres districts de la capitale. Cette répartition nationale se renforce avec l’exclusion des populations les plus pauvres du centre de Tallinn dont la rénovation fait augmenter les prix de l’immobilier (carte 3).

CARTE 1.  - LA POPULATION DE NATIONALITÉ RUSSE D’ESTONIE : RÉPARTITION PAR COMTÉS (2000) CARTE 1.
2000 Population and Housing Census II - Statistical Office of Estonia, 2001 www. europa. eu
CARTE 2.  - LA POPULATION DE NATIONALITÉ RUSSE À TALLINN : RÉPARTITION PAR DISTRICTS (2000) CARTE 2.
2000 Population and Housing Census II, Statistical Office of Estonia, 2001 www. tallinn. ee
CARTE 3.  - ESTONOPHONES ET RUSSOPHONES : RÉPARTITION PAR COMTÉS (2000) CARTE 3.
2000 Population and Housing Census II, Statistical Office of Estonia, 2001 www. europa. eu
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Cette répartition territoriale, notamment dans l’Ida-Virumaa, joue un rôle important dans le règlement des questions post-indépendance liées à la maîtrise de l’estonien. En effet, dans ces districts où la langue russe domine, l’apprentissage de l’estonien n’est pas encouragé par une nécessité absolue, si ce n’est en vue d’une naturalisation. Le fait de parler estonien est presque inutile dans l’Ida-Virumaa, la pratique de cette langue y reste marginale, ce qui forme un obstacle pour la résolution de la question des apatrides. Les Soviétiques qui n’ont pu devenir citoyen d’Estonie se retrouvent regroupés sur quelques territoires, dans l’Ida-Virumaa et à Tallinn. 34,6% de la population de l’Ida-Virumaa ainsi que 26,6% et 24,1% des populations des districts de Lasnamäe et Põhja-Tallinn à Tallinn sont apatrides.

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À l’inverse, la présence des russophones en milieu estonophone génère une tout autre évolution avec une certaine volonté d’apprendre l’estonien, afin de préserver sa place dans la société estonienne. La fermeture des écoles dont le russe est la langue d’enseignement, par manque d’élèves, montre bien cette préoccupation des russophones qui, avant la préservation de leur identité culturelle, cherchent un emploi et un meilleur statut dans la nouvelle société estonophone. Décidés à rester en Estonie et soucieux de l’avenir de leurs enfants, ils les inscrivent logiquement de plus en plus dans des écoles estoniennes. Le lieu de résidence implique ici une nouvelle forme de distinction entre russophones. Les stratégies individuelles prennent ainsi le pas sur les stratégies communautaires et nationales, ce qui montre qu’une partie des non-Estoniens accepte la situation imposée par les autorités estoniennes, ou en tout cas s’y résignent. La réussite professionnelle passe avant l’idéal culturel, même avant la conservation de la langue nationale, ce que déplorent les plus fervents défenseurs de la culture russe. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas obligatoirement ceux qui vivent uniquement parmi des russophones. Le contact direct avec des russophones qui perdent leur langue alimente ce sentiment de frustration, voire d’indignation, face à la disparition de la langue russe en Estonie.

Rupture géographique, rupture générationnelle ?

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Le processus en marche concernant la langue, au-delà de la scission géographique, se pose aussi en rupture générationnelle. L’arrivée à l’âge adulte d’une nouvelle génération, née à la fin de l’époque soviétique, voire après l’indépendance, et qui n’a donc vécu que dans une Estonie « estonienne », engendre de nouveaux comportements, facilités par l’adaptation de la législation estonienne en matière de citoyenneté. L’obtention de la citoyenneté n’est plus l’aboutissement d’une longue procédure pour justifier une maîtrise de l’estonien mais un processus interne à la scolarité. La part des apatrides devient infime parmi les jeunes générations depuis que l’octroi de la citoyenneté a été simplifié pour les enfants nés en Estonie après 1991 puisque les enfants nés de parents apatrides sur le territoire estonien peuvent obtenir la citoyenneté. Environ 6000 enfants ont ainsi pu être naturalisés sans conditions [Plasseraud, 2003]. De plus, avec l’apprentissage de l’estonien, obligatoire dès les premières années d’école, les jeunes apatrides ne vivent pas les conditions de naturalisation comme une humiliation. La maîtrise de la langue officielle ne représente pas pour ces générations un examen de passage pour être accepté dans la société estonienne, et ce contrairement à ce que vivent leurs parents et les dernières générations arrivées en Estonie, qui doivent, pour obtenir leur citoyenneté, apprendre l’estonien. La question des apatrides va ainsi se résoudre avec le temps, ce qui pourrait néanmoins prendre quelques décennies. En 2000,14,5% des générations nées entre 1950 et 1990 étaient encore apatrides, alors que cette part diminue rapidement en dessous de 10% pour les générations post-indépendance [Statistical Office of Estonia, 2001].

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Alors que les Soviétiques venus en RSS d’Estonie ignoraient l’estonien, leurs enfants sont désormais majoritairement bilingues. Cette évolution doit également être mise en perspective avec la maîtrise du russe par les Estoniens. Depuis l’indépendance, et pour la première fois, la maîtrise de l’estonien par les Russes dépasse la maîtrise du russe par les Estoniens. Globalement, le taux de maîtrise de l’estonien par les Russes stagnait autour de 43% pendant l’époque soviétique. Avec l’apprentissage obligatoire de l’estonien, les jeunes générations se distinguent avec des taux supérieurs à 50%, les chiffres n’étant que provisoires, ces générations n’étant pas encore arrivées à l’âge adulte [Statistical Office of Estonia, 2001]. À l’inverse de cette tendance à la hausse, les générations récentes chez les Estoniens se distinguent par une moindre maîtrise du russe par rapport à leurs parents. Alors que les générations « soviétiques » estoniennes parlaient majoritairement le russe, celles des années 1980-1990 abandonnent cette langue qui n’est plus obligatoire. Le russe disparaît rapidement, seulement 50% de la génération née dans les années 1980 maîtrisent le russe, une baisse qui se poursuit pour les générations plus jeunes, contre plus de 80% des générations arrivées à l’âge adulte pendant la période soviétique qui maîtrisent cette langue. Cette double tendance va devenir primordiale dans les futures relations entre Estoniens et Russes. Un fossé encore plus important que celui existant actuellement va apparaître à cause d’une rupture linguistique entre les générations. Les Russes non estonophones ne vont plus pouvoir se faire comprendre des jeunes générations estonophones, ce qui peut générer des tensions intergénérationnelles sans précédent, en tout cas dans les régions où le russe et l’estonien sont parlés. Les populations russophones, qui ont déjà le sentiment d’être ignorées par les Estoniens, risquent de perdre les faibles contacts qui existent encore avec eux.

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Une solidarité interne à la communauté russe pourrait limiter les effets d’une rupture intergénérationnelle mais toute la diversité (économique, juridique, linguistique...) des non-Estoniens va à l’encontre d’une entraide fondée sur le fait d’être d’une nationalité minoritaire. L’exemple des stratégies d’éducation pour les nouvelles générations, à savoir le choix de la langue officielle au détriment du russe, illustre les nouveaux comportements. La stratégie individuelle prend le pas sur la stratégie collective. Ces comportements s’expliquent par la diversité des minorités russes et soulignent l’absence de conscience nationale russe globale en Estonie. Le signe le plus fort de cette absence de conscience, et de volonté d’union, reste l’inexistence d’institutions nationales russes, institutions pourtant autorisées par la loi sur l’autonomie et la protection des minorités nationales. Bien que seule une part limitée des Russes puisse se constituer en minorité nationale (au sens estonien du terme, c’est-à-dire s’ils sont citoyens d’Estonie), une telle minorité nationale « institutionnalisée » n’existe pas et n’existera sûrement pas dans un futur proche. La diversité des situations au sein des minorités va encore accroître les différences existantes, ce qui rendra encore plus difficile l’appréhension globale du phénomène minoritaire en Estonie. L’absence de conscience nationale se remarque par la prise de distance vis-à-vis de la patrie historique pourtant toute proche. Toutefois, l’éloignement par rapport à la culture russe de Russie ne signifie pas pour autant la formation d’une identité estonienne. L’identité des Russes d’Estonie semble évoluer vers la construction d’une nouvelle identité, détachée de la Russie. Les jeunes générations se qualifient plus comme « Russes européens », « Russes baltiques » ou « Russes natifs d’Estonie » alors que leurs aînés se considèrent comme « Russes de l’étranger proche » [Lauristin et Vihalemm, 1997]. L’indépendance de l’Estonie a séparé une population russe de la mère patrie, ce qui peut se conclure par la formation d’une nouvelle identité nationale, propre aux Russes d’Estonie.


Bibliographie

  • CHAMPONNOIS S. etLABRIOLLE F., L’Estonie, des Estes aux Estoniens, Karthala, Paris, 1997.
  • HIVERT A.-F., « Les sans-patrie d’Estonie », Libération, 18 mai 2007.
  • LAURSTIN M. et VIHALEMM T., « Cultural adjustment to the changing societal environment : the case of Russians in Estonia », in LAURSTIN M. et VIHALEMM, Return to the Western World, Cultural and Political Perspectives on the Estonian Post-communist Transition, Tartu University Press, Tartu, 1997, p. 279-297.
  • PLASSERAUD Y., Les États baltiques : les sociétés gigognes, la dialectique minoritésmajorités, Armeline, Crozon, 2003.
  • STATISTICAL OFFICE OF ESTONIA, 2000 Population and Housing Census II, Tallinn, 2001.

Notes

[*]

Étudiant en Master 2 à l’Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.

[1]

Olivier TRUC, « Une statue soviétique sème la discorde entre nationalistes estoniens et russophones », Le Monde, 17 janvier 2007; Anne-Françoise HIVERT, « Les sans-patrie d’Estonie », Libération, 18 mai 2007, p. 31.

[2]

Nom donné par les Russes à la Seconde Guerre mondiale.

[3]

Contrairement à la France, les termes de nationalité et de citoyenneté ne sont pas similaires en Estonie. La nationalité décrit la dimension ethnique et la citoyenneté la dimension juridique.

[4]

RIA Novosti, « Estonie : Russes et Estoniens s’opposent sur l’action du Premier ministre », 7 mai 2007.

[5]

Les termes « occupation » et « annexion » concernent deux événements différents. L’occupation de l’Estonie renvoie à la dimension militaire avec l’arrivée des troupes de l’Armée rouge en 1940 sur le territoire estonien, dans le cadre de la clause secrète du Pacte germano-soviétique de 1939 qui incluait les États baltes dans la sphère soviétique. L’« occupation » désigne également le retour de l’Armée rouge en 1944 sur le territoire estonien que les troupes hitlériennes avaient évacué. L’annexion désigne l’incorporation de l’Estonie dans l’URSS par les autorités soviétiques, de manière indirecte par le biais du gouvernement estonien en 1940 et de manière directe en 1944.

[6]

Les données démographiques de l’Estonie sont disponibles sur le site Internet de l’Office estonien de la statistique, <www. stat. ee>.

[7]

Loi sur la langue de la RSS d’Estonie, 1989, ENSV Teataja 1989,4,60.

[8]

Les apatrides ne sont citoyens d’aucun État mais disposent de papiers d’identité mentionnant leur statut de « non-citoyens ».

[9]

L’attitude des autorités se fonde sur l’affirmation de la continuité de l’État estonien. Les lois effectives en 1940 retrouvent leur validité en 1990. Il en va de même pour la citoyenneté. Seules les personnes citoyennes d’Estonie en 1940 et leurs descendants récupèrent leurs droits à la citoyenneté à l’indépendance en 1991.

[10]

Citizenship Act, RTI 1995,12,122, chapitre 2 paragraphe 6.

[11]

« Home Sweet Home ? », The Baltic Times, 1er novembre 2006.

[12]

Ce concept estonien existe depuis la loi de protection des minorités nationales de 1925 et fut rétabli en 1993. Les « minorités nationales » bénéficient de moyens pour sauvegarder leur culture, notamment par l’ouverture d’écoles dont l’enseignement est dans la langue nationale et la création d’un Conseil culturel chargé d’organiser les manifestations culturelles. Tout groupe national de plus de 3000 personnes (seuil retenu en 1925 pour que les Juifs puissent bénéficier de la loi) peut constituer une minorité nationale.

[13]

Le territoire estonien est découpé en quinze comtés, chacun administré par un gouvernement local, élu lors d’élections locales, par tous les résidents permanents du comté, y compris les non-citoyens.

[14]

Les Soviétiques s’installent dans les régions industrielles sinistrées par la guerre avec pour but la reconstruction de l’industrie née à la fin du XIX e siècle, notamment à Narva. Il faut ajouter que les Soviétiques peuvent reconstruire cette économie pour des raisons de proximité avec les matières premières nécessaires à la métallurgie [Champonnois et Labriolle, 1997, p. 221].

Résumé

Français

Au printemps 2007, la crise du Monument soviétique en Estonie a fait resurgir les tensions nationales entre Estoniens et Russes. Ces tensions cachent toutefois la diversité des populations non estoniennes qui vivent sur le territoire estonien depuis l’époque soviétique. La maîtrise de la langue officielle ou son absence par ces personnes favorise ou bloque leur intégration au sein de la société estonienne, tant pour la vie quotidienne (emploi, contacts avec la population estonienne) que pour les aspects administratifs (obtention de la citoyenneté). Cette question linguistique se renforce d’une répartition géographique qui accentue ou minimise les difficultés liées à la maîtrise de l’estonien, les russophones étant surtout dans le nord-est de l’Estonie. L’arrivée à l’âge adulte d’une génération qui n’a pas connu l’URSS génère des attitudes différentes face aux exigences législatives. Au-delà d’une rupture nationale et géographique, il semble qu’une rupture générationnelle naît au sein de la communauté russophone, tant dans les rapports avec les Estoniens que dans les choix de vie.

English

The Russian minorities in Estonia, unity and diversification The “monument crisis” in Estonia in spring 2007 brought up the ethnic tensions between the core-nation and the Russianspeaking minority. However, those tensions hide the diversity of the non-Estonian populations who have lived on the Estonian territory since the Soviet period. The command of the official language or the lack of proficiency work or do not work in favour of the integration of those populations in the Estonian society, for daily life (employment, relationships with the Estonian population) and administrative questions (naturalization) alike. The linguistic issue is reinforced by the geographic distribution, which increases or reduces the difficulties related to the Estonian language skills, the Russian-speakers living moslty in the North-East of Estonia. A new adult generation that has not known the USSR creates different behaviours when facing the legal requirements. More than being national or geographic, it seems that a intergenerational breaking-off appears within the Russian-speaking minority, concerning their relationships with the Estonians as well as their lifestyle strategies.

Plan de l'article

  1. La minorité de minorités
  2. Une répartition géographique héritée de l’époque soviétique à ne pas négliger
  3. Rupture géographique, rupture générationnelle ?

Pour citer cet article

Dautancourt Vincent, « Les minorités russes en Estonie : unité et diversification », Hérodote, 1/2008 (n° 128), p. 73-85.

URL : http://www.cairn.info/revue-herodote-2008-1-page-73.htm
DOI : 10.3917/her.128.0073


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