Grèce

4) La politique linguistique
à l'égard des minorités

1 Les minorités en Grèce

Depuis l'indépendance, en raison des guerres balkaniques et de la chute de l'Empire ottoman, la Grèce a annexé des territoires au nord, là où des langues étrangères étaient parlées par une partie importante de la population; il s'agit surtout du turc, de l’albanais, du macédonien, du bulgare et du pomaque, de l’aroumain, du romani des Tsiganes, etc. Ainsi, la coexistence linguistique existe depuis relativement longtemps dans l'histoire de la Grèce moderne. Depuis la fondation de l'État grec, le turc et l'albanais ont fait leur apparition aux côtés du grec. Ensuite, avec l'intégration de la Thessalie et des nouveaux pays, l'aroumain, le macédonien, le bulgare et le pomaque s'ajoutèrent à la liste jusqu'à ce que la Grèce devienne un pays d'accueil. 

1.1 La présence des minorités sur le territoire national

La carte ci-contre illustre l'emplacement des principales minorités linguistiques de la Grèce. Au nord vivent des Slavophones, c'est-à-dire des Macédoniens (région de Florina) et des Bulgares (région de Serres), ainsi que des Pomaques et des Turcs (en Thrace). En Épire et en Thessalie, on trouve des Arvanites et des Aroumains (ou Valaques).

Dans la grande région d'Athènes, dans le Péloponnèse, dans les îles d'Eubée et d'Andros, on trouve des Arvanites ou albanophones qui coexistent avec les Grecs. Enfin, dans l'île de Kos et dans l'île de Rhodes vivent de petites communautés turques orthodoxes.

Quant à la minorité tsigane (rom), elle est éparpillée dans toute la Grèce, mais d'importantes communautés résident dans la Thrace occidentale. Près de Thessalonique, on peut encore y trouver une minuscule minorité juive. Il reste aussi de petites communautés arméniennes à Thessalonique, à Athènes et dans l'île de Crète.

Quoi qu'il en soit, une estimation moyenne dénombrait au moins 700 000 personnes faisant partie d'une minorité ethnique en Grèce. Si l'on ajoute quelque 800 000 étrangers recensés depuis 2001, nous devons supposer qu'un million et demi d'habitants, sur un peu plus de 11,4 millions, ne font pas partie de l'ethnie grecque, soit plus de 13 %.

1.2 Le statut des minorités

Après la Première Guerre mondiale et la chute de l'Empire ottoman, des traités internationaux, dont le traité de Lausanne de 1923, sont venus perturber l'idéologie traditionnelle de la langue unique en Grèce qui s'est vue aux prises avec une politique linguistique étrangère en faveur des langues minoritaires, notamment pour les Turcs musulmans. Cependant, à plus long terme, la politique linguistique de la Grèce est vite revenue à sa position traditionnelle bien ancrée, laquelle au mieux ne tient pas compte des langues minoritaires, au pire, elle les combat systématiquement. De fait, l'exercice de la politique linguistique par le passé consistait à imposer l'enseignement et l'usage du grec dans toutes les écoles des minorités, ce qui équivalait à une politique d'assimilation délibérée à l'égard de communautés résidant parfois sur le territoire depuis plusieurs siècles.

À mesure que la Grèce a fait partie des institutions et des valeurs européennes, elle s'est trouvée confrontée à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et à la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. La plupart des pays d'Europe ont ratifié ces deux traités, mais pas la Grèce qui fait pourtant partie de l'Union européenne depuis 1981. Pourtant, la Grèce semble avoir pris conscience de la valeur du multilinguisme, mais à sa façon, c'est-à-dire avec une approche conservatrice et fondamentalement restrictive.

En Grèce, le gouvernement maintient que seules les minorités mentionnées par des traités internationaux encore en vigueur sont reconnues officiellement. Or, il n’existe qu’une minorité en Grèce, mentionnée dans des traités internationaux: la minorité musulmane de Thrace (27 % de la population locale). Le traité de Sèvres de 1920, qui n’a jamais été en vigueur parce que la Turquie ne l’a jamais appliqué, contient cette disposition (art. 85) qui référait à la langue turque et à la religion musulmane:

Article 85 [non appliqué]

La Grèce accepte, en agréant l'insertion dans un traité particulier, les dispositions qui seront jugées nécessaires, notamment en ce qui concerne Andrinople, pour protéger en Grèce, les intérêts des habitants qui diffèrent de la majorité de la population par la race, la langue ou la religion.

Toutes les autres minorités ne sont par reconnues par la Grèce. Pour paraphraser ce texte, on aurait pu écrire ceci: «La Grèce accepte, en maugréant l'insertion dans un traité particulier, les dispositions qui seront jugées nécessaires».

2 Le traité de Lausanne (1923)

À la suite des succès nationalistes de Mustapha Kemal surnommé Ghazi («le Victorieux») et de l'abolition du sultanat d'Istanbul, les puissances alliées acceptèrent une révision des accords de paix de 1920 (traité de Sèvres). Un nouveau traité fut signé le 24 juillet 1923 à Lausanne (en Suisse) entre la Turquie, d'une part, et la France, l'Italie, l'Angleterre, le Japon, la Grèce, la Roumanie, le royaume de Serbie, le royaume de Croatie et les Slovènes, d'autre part. Le traité reconnaissait les frontières de la Turquie moderne. La Turquie renonçait à ses anciennes provinces arabes et reconnaissait la possession de Chypre par les Britanniques et les possessions italiennes du Dodécanèse.

2.1 Les échanges de population

Le traité de Lausanne prévoyait des échanges de population destinés à régler le problème des minorités en Grèce et en Turquie. Ces échanges concernèrent, d'une part, 1,6 million de Grecs orthodoxes établis en Anatolie depuis la Haute Antiquité, qui durent traverser précipitamment la mer Égée et furent recueillis par la Grèce, laquelle vit sa population de seulement cinq millions d'habitants croître d'un tiers; par conséquent, la Grèce expulsa quelque 385 000 Turcs ou Grecs islamisés, à l'exception d'une petite communauté musulmane de la Thrace occidentale. D'autre part, la nouvelle république laïque de Moustafa Kemal se trouva avec une poignée de chrétiens, notamment 100 000 Grecs de Constantinople autorisés à rester sur place. Ces échanges forcés ont débuté, «baïonnette dans le dos», avant même la signature du traité en .

En inaugurant la pratique des «échanges», qu'on appellerait aujourd'hui des «nettoyages ethniques», et en faisant de la Turquie l'un des pays les plus homogènes de la planète, du moins dans le domaine de la religion, Moustafa Kemal avait ouvert la voie aux nationalismes totalitaires avec comme slogan «un État, une terre, une religion, une langue, une race». En ce sens, le traité de Lausanne constituait une première dans l'histoire en légitimant les nettoyages ethniques. Au moins, ceux-ci ont évité d'interminables conflits entre les deux pays concernés. En même temps, les Alliées renonçaient à demander l'autonomie du Kurdistan turque et des territoires arméniens en Turquie.

Le traité de Lausanne marqua la fin de l’Empire ottoman et la naissance de la Turquie moderne. La république de Turquie fut officiellement proclamée quelques mois plus tard, le 29 octobre 1923. L’abolition du califat, le 3 mars 1924, eut pour effet de tourner définitivement la page de l’Empire ottoman laissant place à une grande région du monde morcelée par un grand nombre de nationalités.

2.2 Les dispositions linguistiques

Dans le cas de la Grèce et de la Turquie, le traité de Lausanne ne définissait pas les minorités concernées et ne les situait pas géographiquement. Les dispositions linguistiques du traité sont les articles 37 à 45 qui régissaient les droits des minorités turques en Grèce et des minorités grecques en Turquie. L'article 41 du traité de Lausanne semble parmi les plus importants, car il oblige les deux États à prévoir des établissements d'enseignement primaires qui offrent des cours dans la langue des ces minorités: 

Article 41

En matière d'enseignement public, le gouvernement turc accordera dans les villes et districts où réside une proportion considérable de ressortissants non musulmans, des facilités appropriées pour assurer que dans les écoles primaires l'instruction soit donnée dans leur propre langue aux enfants de ces ressortissants turcs. Cette stipulation n'empêchera pas le gouvernement turc de rendre obligatoire l'enseignement de la langue turque dans lesdites écoles.

Dans les villes ou districts où existe une proportion considérable de ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes, ces minorités se verront assurer une part équitable dans le bénéfice et l'affectation des sommes qui pourraient être attribuées sur les fonds publics par le budget de l'État, les budgets municipaux ou autres, dans un but d'éducation, de religion ou de bienfaisance.

Les fonds en question seront versés aux représentants qualifiés des établissements et institutions intéressés.

Dans le traité de Lausanne de 1923 (encore en vigueur) qui engageait la Turquie et la Grèce, les deux États convenaient d’un principe de réciprocité en vertu duquel les Grecs de Turquie obtiendraient les mêmes droits que les Turcs de Grèce (Thrace). C’est pourquoi l’article 45 contient cette disposition:

Article 45

Les droits reconnus par les stipulations de la présente disposition aux minorités non musulmanes de la Turquie sont également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son territoire.

Cet article accorde à la minorité musulmane de Grèce les mêmes droits qu’aux minorités non musulmanes de Turquie. En Grèce, les enfants de la minorité musulmane de Thrace ont la possibilité de choisir entre une scolarisation avec les enfants de la majorité dans des écoles d’enseignement général et une scolarisation dans des écoles spéciales appelées «minoritaires». La majorité des parents de cette région du nord-est de la Grèce exercent encore aujourd'hui leur droit d'envoyer leurs enfants dans une école primaire minoritaire. Le programme des écoles primaires minoritaires prévoit deux langues d’enseignement, le grec et le turc. En plus de l’enseignement des deux langues précédentes, les principales matières d'enseignement sont l’instruction religieuse, les mathématiques et la physique, qui sont données en turc, tandis que l’histoire, la géographie, l’environnement et l’éducation civique sont offerts en grec.

2.3 Le principe de la réciprocité

Alors que le traité de Lausanne instituait la notion de réciprocité en des termes «positifs», son application s’est étendue, tant en Grèce qu'en Turquie, de façon «négative», ce qui a permis à chacune des parties de remettre en cause plusieurs des droits reconnus aux citoyens membres de ces minorités. En effet, la Cour constitutionnelle turque interpréta ces dispositions selon le principe du «donnant-donnant»: la Turquie s'engageait à respecter les droits des minorités conférés par le traité aussi longtemps que la Grèce les respectait. Évidemment, la Grèce faisait de même. Or, une telle interprétation apparaît contraire à l’article 45 du traité, qui prévoyait des responsabilités parallèles, et non interdépendantes, pour chaque partie.

- Les effets pervers

Au lieu de respecter le principe des clauses du traité, les parties (Grèce et Turquie) en sont venues à exercer des représailles auprès de leurs propres citoyens afin de les sanctionner pour le non-respect pratiqué par l'autre État. Autrement dit, la Grèce interprétait de façon très restrictive l’article 45 du traité de Lausanne : «Les droits reconnus par les stipulations de la présente section aux minorités non musulmanes de la Turquie, sont également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son territoire.» En ne protégeant partiellement que les Turcs musulmans de la Thrace occidentale, ce qui incluait les Pomaques et les Tsiganes considérés officiellement comme des turcophones, il en résultait que le turc demeurait la seule langue minoritaire reconnue juridiquement en Grèce. Ainsi, les Pomaques qui parlent leur langue bulgare et les Tsiganes de langue romani ont uniquement le droit, en tant que musulmans, de s'inscrire dans les écoles turcophones. La religion musulmane a servi de prétexte pour turquiser trois groupes linguistiques différents: les Turcs de langue turque, les Pomaques de langue bulgare et les Tsiganes/Roms de langue romani. Heureusement, depuis les années 1990, l'idéologie de la réciprocité aurait cessé d'être considérée par les autorités politiques comme une façon adéquate de traiter une partie de sa population.

- Un principe prohibé

Quant au Conseil de l'Europe, il estima que la reconnaissance de droits fondés sur la stricte réciprocité était «inacceptable, eu égard au droit international des droits de l’Homme», «anachronique» et «nuisible à la cohésion nationale en ce que chaque État punit ses propres citoyens». D'ailleurs, l’article 60.5 de la Convention de Vienne sur le droit des traités interdit le principe de réciprocité dans le domaine des droits de l’homme.

Article 60

5) Les paragraphes 1 à 3 ne s’appliquent pas aux dispositions relatives à la protection de la personne humaine contenues dans des traités de caractère humanitaire, notamment aux dispositions excluant toute forme de représailles à l’égard des personnes protégées par lesdits traités.

- Une surveillance extérieure

Au final, que ce soit pour la minorité musulmane de Thrace ou de la minorité orthodoxe grecque de Turquie, les deux États ont adopté une perception «extérieure» à l'égard de leur minorité reconnue. En effet, tandis que la Grèce tente de protéger sa minorité religieuse orthodoxe de Turquie au moyen d'un bureau des Affaires politiques relevant du ministère des Affaires étrangères, la Turquie surveille la minorité musulmane de Thrace par un consulat général situé à Komotini.

La conséquence pratique de cette façon de faire, c'est que la Turquie s’intéresse surtout à préserver son statut d'«État-parrain», afin de garder le contrôle du domaine de l’enseignement au sein de la minorité turcophone de Grèce. L'État grec assure à la Turquie le droit d’ingérence dans la mesure où il intervient dans les affaires pédagogiques de la minorité grécophone de Turquie. C’est pour préserver cette légitimité que les représentants des gouvernements grecs et turcs défendent le maintien du statu quo dans les écoles minoritaires contre tout changement. Dans cette perspective, une telle politique ne peut qu'être inefficace, car elle ne repose pas sur les besoins pédagogiques des élèves, mais sur le maintien chez les deux «États-parrains» d'un «patronage des affaires internes» de la minorité extérieure de leur territoire.

2.4 La Thrace historique fragmentée

La Thrace existe depuis l'Antiquité. Elle fut occupée par Alexandre le Grand, puis par l'Empire romain et ensuite par l'Empire byzantin. En 1389, les Ottomans annexèrent toute la Thrace, aujourd'hui fragmentée entre la Bulgarie, la Turquie et la Grèce (voir la carte ci-contre). Cette domination ottomane s'étira jusqu'en 1878, alors qu'il s'est créé en Thrace du Nord une province autonome, la Roumélie orientale, réunie à la Bulgarie en 1885.

Durant des décennies, la Thrace fut constamment prise, rendue et disputée entre Bulgares, Grecs et Turcs. Lors des guerres balkaniques de 1912-1913, la Roumélie fut disputée entre l'Empire ottoman et le royaume de Bulgarie allié, lors de la première guerre, à la Grèce et aux autres États balkaniques. La majorité de la Thrace fit partie de la Bulgarie, mais l'Empire ottoman conserva une Thrace orientale élargie. Plusieurs traités, qui mirent fin à la Première Guerre mondiale et redécoupèrent l'Europe, firent passer la Thrace occidentale sous autorité grecque.

En somme, après avoir changé de frontières plusieurs fois, la Thrace resta finalement partagée entre trois pays, dont deux, la Bulgarie et la Grèce, sont aujourd'hui membres de l'Union européenne. Dans cette grande région, on y trouve principalement des Bulgares, des Pomaques, des Grecs, des Turcs et des Macédoniens.

2.5 Une minorité religieuse

En Thrace occidentale (Grèce), le traité de Lausanne, on le sait, ne reconnaît qu'une minorité religieuse musulmane, non une minorité nationale, qu'elle soit turcophone, pomacophone ou romanophone. Cette population musulmane demeure la seule minorité reconnue et protégée partiellement dans toute la Grèce; elle habite la région administrative de la Macédoine orientale-et-Thrace, un territoire limitrophe de la Bulgarie et de la Turquie, intégré à l’État grec après la Première Guerre mondiale. Ses membres furent exemptés de l’échange de populations conclu entre la Grèce et la Turquie à l’issue de la guerre gréco-turque de 1919-1922, en même temps que ceux de la minorité grecque orthodoxe d’Istanbul et des îles d’Imbros et de Ténédos.

À ces communautés rescapées des échanges de populations, le traité de Lausanne reconnaît les droits de pratiquer leur religion et d’employer – notamment dans le domaine de l’enseignement – leur langue. La Grèce et la Turquie assument, en tant que cosignataires du traité, une fonction d’«États-parrains».

Les musulmans, qui représentent aujourd’hui environ 100 000 personnes, sont concentrés principalement dans la préfecture de Xanthi et dans celle de Rhodope, dont Komotini est la capitale. Ce sont dans ces deux préfectures que les droits scolaires de la minorité musulmane seront respectés en Thrace occidentale.

La position officielle de l’État grec sur la «minorité musulmane se trouvant sur son territoire» (d’après le traité de Lausanne) est qu’il s’agit d’une minorité essentiellement religieuse. Selon l’interprétation de l’administration grecque, cette minorité religieuse serait constituée de citoyens d’origine turque, pomaque et tsigane, ce qui exclut les Albanais musulmans, les Turcs chrétiens, les Aroumains orthodoxes, les Arméniens catholiques, les juifs, etc. Il faut retenir que, dans toute la législation grecque, seul le traité de Lausanne de 1923 consacre la notion de minorité.

2.6 La composition de la minorité musulmane

La superficie approximative de la Thrace occidentale est de 8578 km², soit un peu moins que l'île de Chypre (9250 km²). Selon le recensement de 2011, la population de cette région serait de 371 208 habitants. On estime que les deux tiers de la population, soit 248 700, sont des Grecs chrétiens orthodoxes (67%), tandis que 120 000 sont des musulmans (30%), lesquels constituent une minorité officiellement reconnue de Grèce.

- Les différences linguistiques

La composition de la minorité musulmane de Thrace paraît relativement complexe dans la mesure où elle n'est guère homogène en ce qui concerne la langue. Si la plupart de ses membres sont turcophones, on y compte aussi des locuteurs du pomaque (bulgare) et des locuteurs s'exprimant en romani. Or, l'interprétation juridique du traité de Lausanne de 1923 n’est pas sans causer de multiples confusions puisque l’État n’accorde pas les mêmes droits à des communautés parlant la même langue, alors qu'ils pratiquent une religion différente (Turcs musulmans et Turcs chrétiens) ou à des groupes professant une même religion, mais parlant une langue différente (musulmans turcophones de Thrace et musulmans albanophones).

Des circonstances historiques passés ont aussi joué un rôle important. Ainsi, lors du recensement de 1928, ainsi que dans ceux de 1940 et de 1951, le gouvernement grec distinguait les populations sur la base de la religion et de la langue. Les Pomaques étaient recensés comme des musulmans bulgarophones (selon le recensement de 1928) soit comme des musulmans pomacophones (selon les recensements de 1940 et de 1951). De 1952 à 1955, les Pomaques furent considérés comme une «minorité turque», puis comme des Turcs, pour finir comme des musulmans. Finalement, le gouvernement grec n'a retenu que le critère religieux pour désigner la minorité de la Thrace occidentale, ce qui a bloqué la reconnaissance de l’identité ethnique de chacun des trois groupes qui la constitue: les Turcs, les Pomaques,  et les Tsiganes).

Communauté musulmane Nombre %
Turcs 60 000 50%
Pomaques 42 000 35%
Tsiganes/Roms 18 000 15%
Total 120 000 100%
Selon un document du consulat grec à Berlin, les Turcs formeraient 50% de la population musulmane estimée à 120 000, soit 60 000. Les Pomaques compteraient pour 35%, soit 42 000. Les Tsiganes de Thrace sont également majoritairement musulmans, contrairement à leurs parents ethniques dans d'autres parties du pays qui professent généralement la foi orthodoxe de la majorité grecque. Les Tsiganes formeraient donc 15 % de la population de la région. À l'échelle du pays, les turcophones ne forment que 1,2% de la population.  

- Les Turcs

Les quelque 60 000 turcophones sont installés dans les plaines des préfectures (ou districts régionaux) de Xanthi et du Rhodope, ainsi que dans les centres urbains de ces préfectures: Xanthi et Komotini. Dans les zones rurales où habitent les turcophones, il existe des villages entièrement turcophone, mais également des villages mixtes comprenant des musulmans et des chrétiens. La plupart sont des agriculteurs, alors que ceux des villes forment un groupe de petits commerçants et de travailleurs. Ceux qui ont fait des études universitaires œuvrent dans le domaine de l'enseignement ou de la santé.

Quant aux membres de la minorité musulmane elle-même, son identité turcophone est généralement dissociée généralement de toute allégeance à la Turquie. Ils se disent turcophones, mais pas nécessairement turcs parce que le turc est leur langue maternelle. D'ailleurs, de nombreux jeunes musulmans font leurs études en Turquie où le système scolaire et universitaire leur est plus facilement accessible qu'en Grèce. Il faut néanmoins préciser que le turc parlé par les turcophones de Thrace est légèrement différent de celui de la Turquie. On l'appelle le «turc de Thrace». Comme c'est souvent le cas pour de petites communautés linguistiques isolées, le turc de Thrace a subi une certaine influence du grec, notamment au niveau lexical, ce qui suffit à le distinguer du turc de Turquie, même si la compréhension est relativement aisée.

- L'interdiction du mot «turc»

Étant donné que les droits sont accordés sur la base de la religion, les autorités grecques ont toujours refusé l'usage du terme «turc» dans les noms des diverses associations qui leur sont dévolues. Saisie de ce refus, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà condamné la Grèce à plusieurs reprises. Depuis de nombreuses années, la Grèce a même développé une véritable politique répressive à l’égard de «ses» Turcs. Plusieurs faits peuvent illustrer cette réalité. Il y a plusieurs dizaines d’années, en France, on punissait les enfants bretons qui parlaient breton à l’école. En Grèce, on punissait encore, il y a quelques années seulement, les petits enfants qui parlaient bulgare, albanais ou turc en les confiant à des crèches hellénophones d’État pour leur faire apprendre le grec. On ne procède plus ainsi aujourd’hui, mais il est quand même insolite de constater que les autorités aient interdit l’emploi de l’adjectif turc dans les titres identifiant les associations et autres formes de corporation publique.

C’est ainsi qu’en 1986 l’Association des enseignants turcs de la Thrace occidentale fut dissoute par un tribunal de la ville de Komotini. En 1996, un professeur d’une école minoritaire de la ville de Xanthi fut suspendu pour une année parce qu’il avait qualifié son école d’«école turque» plutôt que d’«école de la minorité». De façon générale, il est illégal de nommer turc/turque un établissement public ou une association quelconque. C’est pourquoi toutes les associations dites «turques» ont été dissoutes. D’après de nombreux journalistes, les «musulmans turcs» font régulièrement l’objet de répression de la part des forces policières et de l’administration grecque. Pourquoi est-il illégal d'employer le terme turc ? Parce que ce terme transgresserait les accords de Lausanne, d'une part, parce que les Turcs de Turquie ont adopté une mesure d'équivalence pour interdire le mot «grec». C'est pourquoi le patriarcat grec orthodoxe d'Istanbul doit s'appeler officiellement «patriarcat turc orthodoxe» ("Türk rumi patriarcanesi").

En octobre 1998, un tribunal de Komotini refusa à des musulmans l'inscription de l'«Association d'ecclésiastiques des Saintes Mosquées de Thrace occidentale», parce que les mots Thrace occidentale «pouvaient être interprétés comme un défi malveillant et intentionnel lancé au caractère grec de la Thrace». Le tribunal en décida ainsi, bien qu’aucune autre association ne comportait dans sa dénomination ce nom par ailleurs encore employé comme terme géographique en Grèce. Mais il n’y a pas que les Turcs de Grèce qui se plaignent de l’attitude répressive de l’État à leur égard. Si le terme de Thrace occidentale est refusé, il en va de même en Turquie où le terme de Thrace orientale est tabou: il rappelle en effet que cette région appartenait à la Grèce jusqu'en 1923.

- Les Pomaques

La plupart des 42 00 Pomaques de Thrace résident dans les montagnes de la préfecture de Xanthi et à un moindre degré dans celle de Rhodope et celle de l'Evros; l'émigration vers les centres urbains affecte particulièrement cette population. Les Pomaques sont généralement des musulmans sunnites parlant le pomaque comme langue maternelle, qui est identique à la variété bulgare du sud-ouest de la Bulgarie. Ils peuvent également s'exprimer en grec et en turc, car la plupart des adultes sont trilingues. Seule une minorité lègue sa langue maternelle à ses enfants, alors qu'une grande partie transmet le turc comme langue première et apprend le grec comme deuxième langue. Cependant, le choix de s'exprimer dans l’une ou l'autre des langues peut différer d’un village à l’autre, d’un endroit à l'autre (privé ou public) et même en fonction des interlocuteurs, selon qu'ils sont bulgarophones, turcophones ou grécophones.

Ainsi, il existe plusieurs comportements linguistiques dans cette communauté de langue pomaque, mais celle-ci demeure une affaire privée. À l'école primaire, la moitié des cours sont donnés en turc, la moitié en grec, mais le Coran est toujours offert uniquement en arabe classique. Dans toutes les familles, les Pomaques parlent le pomaque entre eux, mais ils reçoivent six canaux turcs de télévision par satellite depuis 1991 et trois canaux conventionnels grecs, mal reçus. En réalité, la langue pomaque est nécessairement dévalorisée puisque le système d'éducation grec, conformément au traité de Lausanne (1923) et aux protocoles sur l’éducation signés par la suite entre la Grèce et la Turquie, leur a imposé l’apprentissage de trois autres langues, soit le grec, le turc et l’arabe coranique, leur langue demeurant une affaire strictement orale. Le principal centre culturel de la communauté est la ville de Xánthi.

- Les Tsiganes/Roms

En Thrace, on compterait quelque 18 000 Tsiganes. La plupart habitent dans des quartiers bien distincts dans l'un ou l'autre des trois chefs-lieux : Xanthi (Xanthi), Komotini (Rhodope) et Alexandroupolis (Évros). Nomades, ils sont installés à la périphérie de ces villes, mais plusieurs forment une main d'œuvre occasionnelle et bon marché d'un bout à l'autre de la Thrace.

Bien différents des autres Tsiganes de Grèce, qui sont en majorité chrétiens orthodoxes, les Tsiganes de Thrace semblent fort attachés à la religion musulmane, bien qu'ils aient des coutumes religieuses différentes de celles des autres musulmans. Ils s'expriment en turc et en grec, mais ils peuvent utiliser entre eux le romani. Si la majorité des Tsiganes grecs sont orthodoxes, parlent le grec et ont pris des noms grecs, ceux de la Thrace parlent le romani, le grec et le turc, sont musulmans et ont adopté une identité turque.

3 Les droits réels de la minorités musulmane

Il est temps de se rendre compte des droits réels que la Grèce accorde à cette minorités musulmane éclatée en trois langues (turc, bulgare et romani). De 1923 jusque vers les années 1990, cette communauté religieuse a subi un régime de discrimination qui n'est plus accepté dans l'Europe contemporaine de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaire. Durant soixante-dix ans, non seulement les droits scolaires ont été limités, mais certains autres droits fondamentaux n'ont pas été respectés. Par exemple, les musulmans ne pouvaient pas acquérir des biens immobiliers, ils ne pouvaient pas obtenir de permis de conduire, ni posséder d'automobile, de camion ou de tracteur.

En 1990, de violentes émeutes éclatèrent dans la région de la Thrace occidentale. Le gouvernement grec finit par comprendre qu'il valait mieux jeter du lest pour améliorer la qualité de vie de sa minorité. Néanmoins, son statut demeure toujours régi par les dispositions restrictives du traité de Lausanne, qui définit la communauté comme une minorité religieuse et non pas nationale et encore moins ethnique. C'est pourquoi la Charia est toujours en application, tandis que l’état-civil dépend des muftis de Komotini et de Xanthi. En même temps, au moment d'un héritage, les filles reçoivent une part inférieure à celle des garçons. La minorité dispose d’un statut dérogatoire par rapport aux lois grecques, mais qui est également en contradiction flagrante avec le droit européen.

3.1 Les droits civils et politiques

Il faut admettre que tous les citoyens grecs jouissent des mêmes droits civils et politiques, ce qui signifie que les droits de la minorité musulmane sont ceux des citoyens grecs. L'article 39 du traité de Lausanne énonce que les musulmans de la Thrace occidentale jouissent de la reconnaissance de leurs droits civils et politiques et que tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi:

Article 39

Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans.

Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi.

La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant turc en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l'admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l'exercice des différentes professions et industries.

Il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant turc d'une langue quelconque, soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques.

Nonobstant l'existence de la langue officielle, des facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de langue autre que le turc, pour l'usage oral de leur langue devant les tribunaux.

De plus, selon l'article 4 de la Constitution grecque en vigueur: «Les Hellènes sont égaux devant la loi.» Quant à l'article 5 de la Constitution, il reconnaît que «tous ceux qui se trouvent sur le territoire hellénique jouissent de la protection absolue de leur vie, de leur honneur et de leur liberté sans distinction de nationalité, de race, de langue, de convictions religieuses ou politiques»:

Article 5

Libre développement de la personnalité, liberté personnelle

1) Chacun a le droit de développer librement sa personnalité et de participer à la vie sociale, économique et politique du pays, pourvu qu’il ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ou aux bonnes mœurs ni ne viole la Constitution.

2) Tous ceux qui se trouvent sur le territoire hellénique jouissent de la protection absolue de leur vie, de leur honneur et de leur liberté sans distinction de nationalité, de race, de langue, de convictions religieuses ou politiques. Des exceptions sont permises dans les cas prévus par le droit international.

Bref, les membres des minorités musulmanes ont le droit d'élire et d'être élus, de constituer des associations libres, de publier et même d'employer leur langue dans les communications privées et dans certaines affaires publiques, comme les tribunaux, l'administration religieuse, l'éducation, les médias, etc. Bref, où est le problème?

Pourtant, les populations musulmanes de la Thrace occidentale souffrent toujours de traitement discriminatoires, car c'est leur religion qui est protégée, non leur langue. Quoi qu'il en soit, il y a une religion en cause, l'islam, mais trois langues, le turc, le pomaque et le romani.

3.2 Les droits dans tribunaux

En principe, les turcophones (incluant les Pomaques et les Tsiganes) ont le droit d’employer leur langue dans un tribunal de la Thrace, mais il est interdit au juge d'employer lui-même le turc au lieu de la langue officielle, le grec. Ceux qui désirent s’exprimer en turc ou qui ne connaissent pas le grec (ce n’est pas rare chez les plus de 50 ans en Thrace) doivent recourir à un interprète. Il existe à cet effet un certain nombre d’interprètes agréés par l’État. Cependant, seul le traducteur de Xanthi (une ville de la Macédoine occidentale-et-Thrace) reçoit une rétribution pour son travail. De façon générale, la cour fait plutôt appel à un volontaire (rarement une femme) parmi le personnel judiciaire lorsqu’elle a besoin d’un interprète. Cette procédure fréquemment utilisée n’apparaît pas très conforme à la loi, car certains points importants peuvent être jugés non pertinents ou sont simplement absents dans la traduction par l’interprète improvisé.

- La loi islamique

C’est une loi de janvier 1914 qui avait inscrit la Charia dans le droit grec; elle faisait suite au traité d’Athènes de novembre 1913, qui confirmait le rattachement de la Thrace occidentale à la Grèce. Cela signifie qu'il existe des tribunaux religieux en Grèce au lieu de tribunaux civils.

Dans chacune des préfectures de la Thrace occidentale, on compte un müftülük, une sorte de tribunal musulman habilité à juger les questions de droit familial et successoral. L’autorité musulmane suprême est représentée par un müfti qui dispose d’un pouvoir judiciaire qu’il délègue à un cadi (juge religieux), un müfti étant un «juriste musulman» habilité à rendre des décisions sur des questions religieuses. Celui-ci applique néanmoins le Code civil grec dans les mariages, les divorces, les décès, l’émancipation des jeunes, les testaments, etc. En général, toutes ces affaires se déroulent en turc, tant à l’oral qu’à l’écrit.

Cependant, depuis l’adoption de la loi n° 1920 du 4 février 1991, les décisions des müftis ne sont plus forcément exécutoires, car elles n’ont plus de valeur légale. Un tribunal de première instance a même refusé de reconnaître les effets de la loi islamique sur le Code civil grec. Depuis ce temps, les müftis sont harcelés par les autorités grecques, surtout les müftis élus par les associations minoritaires — il y a aussi des müftis nommés par l’État. Certains müftis élus, par exemple dans les villes de Xanthi et de Komotini, ont été condamnés à des peines de prison pour «manifestation d’autorité», alors qu’ils avaient seulement utilisé leur titre de müfti dans des documents écrits.

Le problème des muftis est le même que celui des imams en France. L'islam ne connaît pas de clergé institué, donc peut se déclarer imam ou müfti toute personne élue par une communauté donnée. Le problème est grand quand le jeu devient politique entre consulat de Turquie et l'autorité régionale grecque. Pour éviter que se multiplient des muftis professant des idées nationalistes, les autorités grecques ont décidé d'obliger les müftis à être agréés par les autorités régionales, un peu comme ce qui se fait en France avec les imams pour limiter les mosquées islamistes. Évidemment, une telle initiative est source inévitable de conflits au plan local.

En somme, en vertu d’une loi centenaire, les quelque 110 000 musulmans d’origine turque, tsigane ou pomaque (slaves islamisés) vivant dans cette région au nord-est de la Grèce ont dû recourir à la loi islamique appliquée par l’un des trois muftis en poste, ces juges religieux nommés par l’État grec.

- Les tribunaux civils

En décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sur l'application obligatoire de la Charia en Grèce rendait son jugement. La Grèce demeurait le seul seul pays d'Europe auquel la Charia était obligatoirement appliquée jusqu'à la promulgation de la loi n° 4511/2018, alors qu'en Turquie la Charia a été abolie en 1926. Le gouvernement grec a toutefois tenu à maintenir le recours facultatif à la Charia parce que le statut de la minorité musulmane reste encore l'un des dossiers sensibles des délicates relations gréco-turques.

La loi n° 4511/2018 prévoit que les relations héréditaires des membres de la minorité musulmane de Thrace sont régies par les dispositions du Code civil, à moins que le titulaire ne rédige devant un notaire une déclaration de dernier testament, sous forme de testament public, avec le contenu exclusif de son désir explicite que son héritage soit soumis à la Sainte Loi musulmane. Cette déclaration est librement révocable, soit par une déclaration ultérieure contraire devant un notaire, soit par la rédaction d'un testament ultérieur, conformément aux termes du Code civil. L'application simultanée du Code civil et de la Sainte Loi musulmane à la propriété héritée ou à un pourcentage ou à certains éléments de celle-ci est interdite.

La loi ne contient aucune clause linguistique, mais le grec est obligatoire en vertu du Code civil (1984)  en matière de testament:

Article 1737

Testateur ignorant la langue grecque

1) Si le testateur, de l'avis du notaire,
ignore la langue grecque, ou si le titulaire déclare ignorer le grec, un interprète est embauché. Les dispositions des articles 1725 à 1728 concernant les témoins s'appliquent en conséquence à l'interprète.

2) L'interprète doit jurer qu'il interprétera fidèlement la volonté du testateur et traduira l'acte, avant de signer,
dans la langue exprimée par le testateur, tandis que les autres écouteront.

Article 1746

Testateur ignorant la langue grecque

Si le testateur, de l'avis du notaire, ignore la langue grecque ou déclare ignorer le grec, les dispositions de l'article 1737 s'appliquent en conséquence au secret testamentaire.

En définitive, la loi islamique n’a pas été supprimée, mais elle ne peut s’appliquer que lorsque toutes les parties intéressées sont d’accord pour s’adresser à un müfti. Il ne faut pas oublier qu'en Grèce même la minorité musulmane est divisée entre intégristes, conservateurs et libéraux sur le sujet, mais aussi parce que le mariage religieux n’a pas été supprimé pour les chrétiens qui demeurent libres de choisir entre mariage religieux ou mariage civil.

En somme, le droit accordé aux musulmans en matière de langue, c'est le droit à l'interprétariat puisque le personnel judiciaire n'est pas tenu de connaître une autre langue que le grec.

3.3 L’administration publique

Le turc est absent de tout usage officiel dans l’administration grecque, puisqu’en vertu du traité de Lausanne la langue de la minorité doit concerner les affaires religieuses (celles de l’islam). Ainsi, tous les services publics, incluant les hôpitaux et les soins de santé, ne sont assurés qu’en grec. Cependant, l'administration des affaires religieuses peut se dérouler en turc.

- La discrimination

Depuis 1977, tous les noms de lieux et noms de rues de trois préfectures où les Turcs étaient concentrés ont été changés: les noms turcs ont été supprimés et remplacés par des noms grecs. De plus, un décret interdit l’emploi des anciens noms à des fins officielles sous peine d’amende ou d’emprisonnement. La mention du toponyme ou de l’odonyme turc entre parenthèses après ou en-dessous de celui en grec a été également interdite par les autorités. Cette pratique a été étendue à tout le pays et il n’existe à l’heure actuelle aucune affiche en une autre langue que le grec ou... l’anglais. En effet, l'affichage en langue anglaise est accepté dans les lieux touristiques pour des raisons pratiques. En fait, cette tolérance ne change en rien la règle de l'unilinguisme grec aux dépens des langues minoritaires du pays (macédonien, bulgare, turc, albanais ou arménien).

Le gouvernement grec a lui-même reconnu il y a quelques années qu’il existait un régime de discrimination administrative au détriment des minorités. Depuis, l’administration grecque en Thrace semble plus tolérante. Des fonctionnaires turcs prennent l’initiative de diffuser des communiqués et autres publications pratiques en turc, sans trop encourir de tracasseries administratives.

- Les électeurs turcophones

En Thrace, au moment des élections, des interprètes sont présents pour assister les électeurs turcophones. Mais la loi électorale grecque fixe le seuil d’éligibilité à 3 % des voix exprimées au plan national. Or, il est extrêmement difficile pour les membres de la communauté musulmane d’être élus au Parlement grec à partir de leurs propres listes; il leur faudrait un quota minimum de deux députés, par exemple, car l’élection d’un candidat turc relève presque du miracle. D’ailleurs, les candidats turcs aux élections nationales seraient régulièrement éliminés et quelques rarissimes élus auraient même fait l’objet d’une contestation électorale, sinon de destitution, voire d’emprisonnement. 

Néanmoins, le Parlement compte régulièrement deux à trois élus turcs (souvent du PASOK, le Parti socialiste). De même, il existe des maires turcs en Thrace, mais uniquement dans les petites municipalités. Si Komotini ou Xanthi élisait effectivement un maire non grec, ce serait un véritable séisme local. Malgré tout, la plupart des élus des municipalités peuplées de turcophones sont des Grecs.

3.3 Les langues d'enseignement

Pour les minorités, c’est encore le traité de Lausanne qui fixe le cadre de l’enseignement en langue turque pour la Thrace. Mais cet enseignement ne s’est réellement concrétisé qu’à partir de 1951. Le système d'éducation en Thrace occidentale ne comporte que deux langues d'enseignement: le grec et le turc. Depuis, le gouvernement a adopté une série de lois scolaires réglementant l’accès et les droits à l’enseignement en turc: la Loi n° 694 sur les écoles minoritaires de la communauté musulmane de la Thrace occidentale (1977); la loi n° 682/1977 sur l'instruction privée; la loi n° 695 du 16 septembre 1977 sur le règlement des problèmes concernant l'enseignement et le personnel de surveillance dans les écoles minoritaires et à l’École normale spéciale; le décret ministériel n° 55369 du 16 mai 1978 sur les problèmes d'inscription, de transport, des études, des examens, des diplômes et autres sujets scolaires relatifs aux écoles minoritaires de la minorité musulmane en Thrace occidentale.

- Les écoles primaires et secondaires

Les jardins d'enfants ou l'enseignement préscolaire est obligatoire pour les enfants qui ont atteint l'âge de quatre ans depuis l'année scolaire 2018-2019. Les cours ont toujours été donnés en grec, mais la minorité turque de Grèce demande depuis quelque temps d'introduire aussi des cours de turcs, surtout que le gouvernement grec désire commencer des activités en anglais. Cette demande est jusqu'à présent restée sans réponse.

Conformément à la législation en vigueur, la parents turcophones ou considérés comme tels (par exemple, les Tsiganes et les Pomaques) ont le droit d’exiger, sur demande expresse, que leurs enfants fréquentent une école primaire — il n’y a pas d’écoles maternelles turques — où l’on garantit un enseignement en turc dès la première année. Cet enseignement est assuré durant les six années du primaire et il est cofinancé par l’État grec. Toutes les écoles turques — de confession musulmane — sont ouvertes aux Pomaques et aux Tsiganes, mais aussi aux slavophones (orthodoxes) habitant en Thrace occidentale. Mais l'enseignement n'est offert qu'en grec et en turc, ce dernier étant considéré comme la langue maternelle de tous les enfants musulmans. Par conséquent, l’uniformisation religieuse des élèves entraîne aussi leur uniformisation, de sorte qu'au plan juridique il n’existe pas de locuteurs du pomaque ni du romani.

On dénombre environ 250 écoles primaires «turques» regroupant quelque 12 000 élèves. Toutes ces écoles sont tenues d’offrir un enseignement bilingue: la moitié des disciplines est enseignée en turc, l’autre, en grec. En dépit du bilinguisme officiellement affiché, aucune des deux langues n’est enseignée de manière efficace. Dans les faits, le système conduit à deux programmes unilingues parallèles. La langue grecque et la moitié des matières données en grec sont enseignées à partir de manuels utilisés dans l’ensemble du pays et rédigés pour des enfants ayant le grec comme langue maternelle. La langue turque et les matières en turc ont comme manuels des livres envoyés par Ankara, seulement après l'approbation du ministère grec de l'Éducation. À l’exemple de n’importe quelle langue seconde, l’enseignement du grec présuppose la maîtrise de la langue maternelle des élèves en tant que langue de départ. L’attitude négative de la majorité vis-à-vis de la langue et de l’identité turques ne favorise guère la performance linguistique.

Depuis la nouvelle loi scolaire de 1995, l’enseignement de l’anglais et devenu obligatoire. Il faut ajouter aussi que l'instruction, telle qu'elle est pratiquée chez les turcophones de Grèce, apparaît comme totalement inadaptée au monde moderne: les enfants sont scolarisés dans la langue turque, alors qu'ils parlent le «turc de Thrace», le bulgare (pomaque) ou le tsigane (Roms). De plus, ils sont placés sous l’autorité de l’État grec et des autorités musulmanes qui emploient l'arabe coranique.

Au secondaire, l’enseignement en turc n’est plus garanti. D'ailleurs, on ne compte que deux écoles secondaires turques, qui doivent demeurer bilingues et exiger à l’admission la réussite d’un examen en langue grecque. C’est pourquoi une majorité d’élèves (de 60 % à 70 %) préfère poursuivre leurs études en Turquie; les autres fréquentent les établissements grecs. Néanmoins, les faits démontrent qu’un nombre important d’élèves habitant les régions rurales et les villages ne complètent pas leur cours secondaire. Conséquemment, beaucoup d’entre eux sortent de l’école primaire avec une connaissance plus ou moins limitée de la langue grecque.

Les inspecteurs du Conseil de l'Europe ont constaté de grandes disparités de niveau entre les écoles minoritaires et les écoles de la majorité grecque en Thrace. Les écoles minoritaires ne sont pas du même niveau que les écoles de la majorité. C'est pourquoi beaucoup de membres de la minorité choisissent d'envoyer leurs enfants dans les écoles de la majorité afin de leur garantir une instruction de qualité. Il n'existe que deux établissements secondaires supérieurs pour les minorités en Thrace et deux écoles religieuses (medrese) à Komotini et Echinos. De plus, l'accès à une instruction de qualité semble particulièrement difficile dans les villages de montagnes, là où habitent essentiellement les Pomaques.

Les autorités grecques n'ont jamais permis aux Pomaques de recevoir leur instruction dans leur langue, le pomaque (une variété de bulgare), de peur de les rapprocher culturellement de la Bulgarie. Tout au plus, le pomaque est toléré dans les écoles maternelles comme langue véhiculaire entre enseignants et parents. Comme ils sont de religion musulmane, les Pomaques ont aussi accès à un enseignement en arabe, comme les turcophones. Généralement, les Pomaques sont trilingues: ils parlent le pomaque, le grec et le turc, l'arabe demeurant une langue liturgique. 

- Le cas des enfants tsiganes/roms

En ce qui a trait particulièrement aux enfants tsiganes/roms, ils sont généralement exclus du système d'éducation dans la mesure où ils sont victimes de discrimination raciale et, en raison de leur extrême pauvreté, ils n'ont pas la possibilité de compléter leur instruction primaire de base, que ce soit en turc ou en grec. En effet, de nombreux enfants tsiganes/roms en Grèce sont soumis à la ségrégation dans des écoles ghettos ou des classes réservées, offrant un enseignement de qualité inférieure. Certaines autorités municipales et scolaires entravent volontairement l'accès des enfants tsiganes à l'éducation en refusant d'inscrire les élèves dans les écoles locales ou en les dispersant loin de leur lieu de résidence, sans parler le refus de leur fournir un transport scolaire adapté.

En conséquence de cette pratique, les enfants tsiganes placés dans des écoles éloignées de leur foyer ne sont pas scolarisés, faute de transport. Cette pratique est fondée sur une notion quasi raciste laissant supposer que les enfants tsiganes seraient moins aptes que les autres enfants et que leur présence à l'école aurait pour effet d'empêcher les enfants non tsiganes d'atteindre de bons résultats. Dans d'autres cas, les autorités scolaires «oublient» simplement qu'il existe des enfants tsiganes d'âge scolaire dans leur région, lesquels doivent être inscrits à l'école. Évidemment, cette attitude anti-tsigane entretenue par les responsables locaux et la communauté majoritaire grecque constituent un sérieux obstacle pour l'intégration des Tsiganes dans la société d'accueil. Dans son rapport de février 1999 au Comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination raciale, le gouvernement grec avait alors rédigé ce commentaire:

Unfortunately, the attitudes of local communities, as expressed through the attitude of local government bodies, constitutes, in a number of cases, a basic obstacle in every attempt at reform and efforts to improve conditions. It is obvious that, in relation to the perceptions and attitudes of the majority of the population towards this particular social group, invisible but powerful mechanisms leading to a way of thinking or mentality that runs counter to the aims of the programme still exist. [Malheureusement, les attitudes des communautés locales, tel qu'elles sont exprimées à travers l'attitude des collectivités locales, constituent, dans un certain nombre de cas, un obstacle fondamental à toute tentative de réforme et d'efforts pour améliorer les conditions scolaires. Il est évident que, en ce qui concerne les perceptions et les attitudes de la majorité de la population envers ce groupe social particulier, il existe toujours des mécanismes invisibles mais puissants conduisant à un mode de pensée ou de mentalité allant à l'encontre des objectifs du programme.]

Même pour les enfants tsiganes qui terminent de façon plus ou moins sporadique leur école primaire, il existe une forte tendance à l'abandon scolaire lorsque les enfants atteignent l'âge de 12 ans. Selon les propres estimations du gouvernement grec, 60 % des Tsiganes dans le groupe d'âge des 18-50 ans n'ont jamais fréquenté l'école et sont en fait des analphabètes; une autre tranche de 22 % est considérée comme fonctionnellement analphabète, car les individus n'auraient fréquenté l'école primaire que de façon épisodique. Il ne reste que 18 % des Tsiganes qui ont terminé avec succès leurs études primaires et ont obtenu un diplôme d'études, ce qui comprend ceux qui n'ont obtenu qu'un diplôme primaire seulement sans jamais avoir commencé ou terminé leur secondaire.

Le quasi-refus de reconnaître le droit à l'instruction à la minorité tsigane touche particulièrement la communauté musulmane de la Thrace occidentale. Or, comme les Tsiganes musulmans de Thrace forment une partie de la minorité musulmane, ils ont le droit, en vertu du traité de Lausanne de 1923, de recevoir leur instruction en turc (non en tsigane), la seule langue officiellement reconnue chez une minorité en Grèce. Ce droit est nié dans les faits.

- L'enseignement supérieur

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, jusqu’en 1991, tous les turcophones (et les autres minorités) étaient exclus de l'enseignement supérieur sous prétexte qu'ils ne connaissaient «pas suffisamment le grec». Ceux qui désiraient fréquenter l’université devaient s’expatrier en Turquie. Depuis 1995, la loi scolaire oblige les universités de Thrace à pratiquer un programme de discrimination positive à l’intention des élèves turco-musulmans désirant accéder aux études supérieures. La loi prévoit que 200 places (soit 2 %) doivent obligatoirement être occupées par des étudiants musulmans dans les universités grecques.

Les candidats turcophones sont dispensés du difficile concours d'entrée dans la limite des quotas imposés. Étant donné que le niveau de connaissance du grec se révèle souvent insuffisant pour suivre les cours à l'université, de nombreux turcophones préfèrent étudier en Turquie. Il convient aussi d'ajouter que les déficiences du système scolaire en Thrace occidentale a pour effet d'inviter les enfants dont les parents sont plus fortunés à se scolariser en Turquie dès la fin de l'école primaire.

Depuis plusieurs années, la Grèce a adopté une mesure d’action positive concernant les étudiants issus de minorités; celle-ci est conçue pour permettre l’entrée de ces étudiants issus des minorités dans des universités financées par l’État dans lesquelles l’entrée est basée sur des examens nationaux. Depuis 1996, un quota de 0,5% a été adopté pour garantir l'attribution de places aux étudiants minoritaires. Par conséquent, il est devenu plus facile pour ces derniers d'entrer dans les universités grecques, car ils ne devaient se faire concurrence qu'entre eux et non avec les autres étudiants. En vertu de la loi n° 364/2008, un quota est prévu pour l'emploi des minorités dans le secteur public. En outre, le gouvernement grec affirme que les femmes et les jeunes de la minorité musulmane participent à tous les programmes et a adopté des projets financés en partie par des fonds européens et destinés à lutter contre le racisme et la xénophobie et à garantir l'égalité d'accès à l'emploi et au dialogue interculturel.

- Les enseignants

L'un des problèmes les plus préoccupants semble concerner la formation insuffisante des enseignants. Avant 1968, la plupart des professeurs embauchés provenaient du monde arabe en raison de leur familiarité avec l’islam. Depuis, seuls les musulmans diplômés de l’École normale spéciale de Thessalonique et ceux des universités grecques ont le droit d’enseigner dans les écoles turcophones de Grèce. Or, les futurs professeurs grécophones orthodoxes, même après quatre années d’études, ne reçoivent aucune formation pour enseignement du grec comme langue seconde, alors que les candidats turcophones ne bénéficient que d’une formation sommaire de deux ans.

La formation offerte aux enseignants turcophones à l’École normale de Thessalonique, qui fut créée par les colonels, semble tellement déficiente que la plupart ont beaucoup de difficulté à s'exprimer aisément en turc. Quant aux enseignants de grec dans ces écoles, ils seraient tout aussi mauvais. Les représentants de la communauté musulmane croient même qu'il s'agit là d'une politique délibérée visant à rendre les enfants de la minorité inaptes à parler autant le grec que le turc. Par conséquent, de nombreux futurs enseignants préfèrent s’inscrire dans les universités grecques, où ils bénéficient même de mesures de «discrimination positive», au risque d’accélérer le processus d’assimilation.

- Les manuels scolaires

Un autre problème provient de la mauvaise qualité des manuels scolaires de langue turque. La plupart des élèves disposent encore de vieux manuels datant des années 1950. La cause est complexe : la Turquie ne veut pas que soient imprimés en Grèce des manuels en turc, car elle estime qu'elle seule peut fournir de tels ouvrages. Mais la Grèce bloque l'importation de manuels turcs en rétorsion à la non-application des accords de Lausanne par la Turquie. Lorsque le gouvernement grec a déjà, dans le passé, fait imprimer certains livres modernes en turc, il s’est heurté à une vivre opposition non seulement de la part de la Turquie, mais aussi de la part de sa minorité musulmane. Pourtant, un ministre de l'Éducation, M. Georges Papandréou, le fils de l'ancien premier ministre, avait admis en juin 1995 que le système scolaire grec véhiculait des stéréotypes racistes et antisémites, et que les manuels scolaires alimentaient non seulement l'antisémitisme, mais aussi les sentiments de xénophobie. Ces manuels scolaires sont réputés pour leur ethnocentrisme parce qu'ils présentent un monde bon chic bon genre en n’accordant presque aucune place à la différence culturelle. Étant donné qu'ils sont destinés à l’ensemble de la population grecque du pays, ils proposent comme modèle une société homogène.

Pour les manuels scolaires grecs, plusieurs commissions bilatérales de révision des manuels ont été instituées entre la Grèce et la Turquie, même entre la Grèce et l'Albanie. Le but était de «nettoyer» les mentions hostiles et xénophobes vis-à-vis des voisins dans chacun de ces pays. Pour la vétusté des manuels turcs, c'est une situation indéniable. Par ailleurs, l'état de l'enseignement aux Grecs de Turquie est encore plus lamentable : nomination des enseignants systématiquement reportés au second trimestre empêchant la tenue des enseignements durant l'automne, manuels datant des années cinquante, écoles confisquées régulièrement par l'État. Dans ce jeu de chassé-croisé diplomatique, les minorités de Thrace s'avèrent être les éternels otages.

Pour les écoles primaires, de nouveaux manuels ont été rédigés entre 1997 et 2000. Ceux-ci puisent dans les méthodes d’apprentissage du grec comme langue étrangère et les principes de la pédagogie dite «active». Ils contiennent des nombreuses références à l’environnement social des élèves de la minorité, à leur vie quotidienne rythmée par la tradition et les pratiques musulmanes autant que chrétiennes. Ces nouveaux ouvrages pédagogiques présente davantage la diversité comme la norme face à l’uniformité. De plus, dans le but de combattre le repli minoritaire, ces manuels ont pour objectif d'élargir davantage les connaissances vers le reste de la Grèce, l’Europe et le monde. Pour la société musulmane locale, ce virage peut être remarquable, ce qui n'empêche pas certains membres de la presse grecque de critiquer ces nouveaux manuels qui, selon eux, nuisaient aux intérêts nationaux et favorisaient la turquisation des enfants de la minorité.

On peut voir dans la figure ci-contre une couverture d'un manuel de grammaire turque. On lit comme titre: "ΤΟΥΡΚΙΚΗ ΓΡΑΜΜΑΤΙΚΗ ΣΤΑ ΕΛΛΗΝΙΚΑ". En français: «Grammaire turque en grec». La publicité fait valoir que c'est «le manuel le plus complet et reconnu de la grammaire turque», car il contient toutes les règles de cette langue. Il s'agit d'un manuel de turc conçu pour des Grecs: on y trouve donc de nombreuses comparaisons avec la grammaire grecque et l'accent est mis sur les particularités linguistiques qui rendent la tâche difficile aux étudiants grecs.  

3.4 Les médias minoritaires

Les turcophones se sont dotés de plusieurs journaux (une dizaine de périodiques) dans leur langue. Il y a peu de temps, les journalistes turcophones étaient souvent harcelés par la police qui les empêchait de faire leur travail. Il en était ainsi pour les journalistes étrangers qui voulaient faire des reportages, par exemple, sur les Turcs, les Macédoniens ou les Bulgares. Cependant, cette situation n'a heureusement plus cours. Pour toute personne qui lit régulièrement la presse grecque, un effort semble être fait depuis quelques années en faveur d'une meilleure perception des étrangers, tandis que les dérives xénophobes font régulièrement l'objet de critiques.

- La presse turcophone

La presse turque en Thrace est en principe libre, bien qu'il y ait une volonté des autorités locales grecques de maintenir le statu quo, la peur principale étant un «dérapage à la bosniaque». En Grèce, un certain nombre de sujets peuvent entraîner l’emprisonnement de journalistes pour «diffamation» et «insulte», notamment les critiques à l’égard de la religion, les relations avec les pays voisins (surtout la Macédoine, la Bulgarie et la Turquie) et... la question des minorités. À ce propos, la presse grecque est soupçonnée en Europe comme étant l’un des générateurs de haine raciale dans ce pays. Les minorités nationales sont plus souvent qu’à leur tour prises à partie par les médias.

- La radiotélévision

La radio d’État diffuse quotidiennement en turc de courts bulletins de nouvelles et quelques rares émissions d’information. La mairie de Komotini en Thrace retransmet depuis quelques années une chaîne privée en langue turque. Comme les ondes ne sont plus brouillées entre la Grèce et la Turquie, les turcophones de Grèce peuvent capter, grâce à des antennes paraboliques, la plupart des émissions de radio et de télé en provenance de la Turquie. Les Pomaques peuvent faire de même avec les émissions en provenance de la Bulgarie. En outre, grâce à la télévision par satellite, les chaînes turques peuvent être captées dans toute la Grèce; le problème vient du fait qu'on n'y trouve aucune nouvelle locale de la Thrace occidentale.

En somme, comme dans de nombreux autres pays, la question des minorités en Grèce a de tout temps été profondément liée à des considérations d'ordre historique et politique. Tous les gouvernements qui se sont succédé ont réitéré la position officielle de la Grèce, qui est qu'aucune minorité ethnique ou linguistique n'existe à l'intérieur des frontières de ce pays autre que la minorité musulmane de la Thrace occidentale. La Grèce soutient que sa minorité musulmane, qui compte près de 100 000 personnes, comprend trois groupes: (1) ceux d'origine turque, qui constituent 50% de la population minoritaire; (2) ceux d'origine bulgare ou pomaque (35%), (3) ceux d'origine tsigane (15%). La Grèce soutient également que le statut de minorité ne peut être accordé à d'autres groupes en raison du non-respect de critères objectifs.

4 Les minorités non reconnues

Aucune des autres minorités habitant la Grèce ne bénéficie d’un statut juridique autrement que celui accordé à tous les citoyens grecs. Il s'agit, rappelons-le, des Turcs chrétiens, des Turcs du Dodécanèse, des Macédoniens, des Bulgares, des Aroumains et des Albanais. Toutes ces minorités linguistiques n’habitent pas la Thrace et ne bénéficient aucune des dispositions du traité de Lausanne. Il ne reste que les dispositions de l’article 5 de la Constitution grecque de 1975 relatives au principe de la non-discrimination. Or, on sait ce que valent de telles dispositions. Pour simplifier, on peut dire que ces textes ont constitué un formidable écran de fumée destiné à endormir les puissances alliées et... les minorités. Le traité de Lausanne en 1923 était peut-être révolutionnaire pour l’époque, mais les mentalités ont bien changé aujourd’hui en ce qui a trait aux minorités nationales... sauf en Grèce.

La situation actuelle est très simple. Aucune des minorités mentionnées ici — Turcs chrétiens, Macédoniens, Bulgares, Aroumains et Albanais — n’a obtenu un droit linguistique quelconque. En effet, nul ne bénéficie d’un service public, ni d’une présence dans l’enseignement dans sa langue maternelle. Un exception: les slavophones (Pomaques et Macédoniens) de la Thrace peuvent fréquenter les écoles de langue turque si cela leur convient. Dans les médias, les Albanais et les Aroumains n’ont pas de journaux et encore moins d’émissions radiophoniques ou télévisées. Dans certaines régions slavophones, il est possible de capter des émissions en provenance de radios ou de stations de télévision de la Bulgarie et de la république de Macédoine du Nord. Par ailleurs, un mensuel bilingue (grec-macédonien) est publié à Florina.

4.1 La propagande anti-minoritaire

En Grèce, il est considéré comme normal que des personnalités politiques importantes prennent ouvertement position pour nier l’existence des minorités ethniques, que ce soi les Turcs, les Macédoniens, les Albanais, etc. D’ailleurs, en décembre 1998, le ministre grec des Affaires étrangères, M. Thedoros Pangalos, déclarait au sujet de la question des minorités à des journalistes occidentaux: «C’est une invention d’intellectuels et de journalistes pervers.» On peut trouver d’autres cas similaires. Ainsi, en août 1998, le président du Parlement grec, Apostolos Kaklamanis, a nié l'existence d'une minorité nationale turque et appelé à «l'homogénéisation» de la «population grecque orthodoxe et musulmane de la Thrace». En décembre de la même année, de savants nationalistes grecs ont été honorés par l’Académie de Grèce et décorés par le président de la République, alors qu’ils avaient ouvertement contribué à la propagande anti-minoritaire.

L’État grec reste le seul État balkanique qui refuse encore de reconnaître l'existence de minorités nationales sur son territoire. D'ailleurs, dans son troisième rapport sur la Grèce (5 décembre 2003), la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) notait qu’en Grèce les personnes qui souhaitent exprimer leur identité macédonienne, turque ou autre, ont à faire face à des préjugés et des stéréotypes, et sont parfois victimes de discrimination et d’atteintes à leur liberté d’association.

4.2 La communauté turque du Dodécanèse

Le Dodécanèse est un archipel de la mer Égée regroupant plus de 160 iles et ilots, pour la plupart inhabités. Son nom signifie «douze îles» (< dōdeka + nēsos). De 1947 à 2010, l'archipel formait une préfecture dont le chef-lieu était Rhodes, capitale de l’île de Rhodes. Aujourd'hui, ces îles forment quatre districts régionaux (Kos, Kalymnos, Karpathos et Rhodes).

Avec la minorité turque de Thrace occidentale en Grèce, il existe une autre communauté turque qui vit dans les îles du Dodécanèse, principalement basée dans l'île de Rhodes (Rodos) et dans l'île de Kos (İstanköy). Sa population est estimée à environ 6000 habitants. Les îles du Dodécanèse, qui avaient depuis longtemps été contrôlées par les Ottomans, ont été évincées par les Italiens en 1912, avant d'être officiellement retournées à la Grèce en 1947. Ainsi, la Grèce ne reconnaît pas les droits des minorités de la communauté turque du Dodécanèse sous prétexte que ces îles étaient sous la domination italienne lorsque le traité de paix de Lausanne a été signé. De fait, le Dodécanèse fut remis à la Grèce à la suite de la conclusion du traité de paix de Paris en 1947.

En raison de cette incorporation à la Grèce et de la situation qui a suivi le conflit chypriote et l'invasion turque de Chypre en 1974, de nombreux Turcs musulmans ont quitté les îles et se sont installés en Turquie; la plupart furent privés de leur citoyenneté et de leurs biens grecs. Les Turcs qui sont restés ont généralement abandonné la langue turque et leur religion (islam). Au début du XXe siècle, il y avait environ 20 000 habitants turcs dans le Dodécanèse. Aujourd'hui, ils sont moins de 6000. Ils ne sont pas autorisés à créer des associations dont les titres contiennent le mot «turc». Il n'y a actuellement aucune école dans le Dodécanèse où les enfants turcs peuvent apprendre leur langue maternelle. La petite communauté turque est même privée de son droit d'élire ses imams. Même si les turcophones du Dodécanèse aient été dispensés des cours de religion dans les écoles publiques, ils n'ont pas davantage le droit de créer des cours sur l'islam. La Grèce s'oppose également à la restauration des mosquées payées par la Turquie.

4.3 Les Macédoniens

On connaît l'antipathie grecque pour le symbole même de la république de Macédoine du Nord, ce petit pays qui a dû changer jusqu'à son nom et son drapeau parce que la Grèce considérait que ceux-ci faisaient partie de son héritage historique. La Grèce a continué de contester le nom de la «république de Macédoine» jusqu'au 25 janvier 2019 parce qu’elle considérait qu'aucun autre pays n'avait le droit de porter le même nom que la région de Macédoine du nord de la Grèce. En fait, la Macédoine historique touche aujourd'hui quatre pays: la Grèce, la Bulgarie, la Macédoine du Nord et l'Albanie (voir la carte ci-contre).

Selon la position nationaliste grecque sur la question macédonienne, Alexandre le Grand et les anciens Macédoniens étaient des Grecs. Or, la Grèce antique et la Grèce moderne sont liées dans une ligne ininterrompue de continuité raciale et culturelle. Donc, seuls les Grecs ont le droit d'identifier eux-mêmes en tant que Macédoniens, et non les Slaves du sud de l'ex-Yougoslavie, qui se sont installés en Macédoine au VIe siècle et qui, jusqu'en 1944, se sont appelés «Bulgares». C'est pourquoi les Grecs désignent les Macédoniens comme des «Skopiens», d'après Skopje, la capitale de la république de Macédoine du Nord, une pratique qui serait comparable à appeler les Grecs «Athéniens» (voir le document sur cette question).

Quoi qu'il en soit, de nouvelles négociations ont eu lieu et, après ratifications par la Grèce et la Macédoine (accord approuvé le 11 janvier 2019 par le Parlement macédonien et le 25 janvier par le Parlement grec), la république de Macédoine s'appelle désormais Macédoine du Nord. 

- La langue macédonienne

Dans cette perspective, les nationalistes grecs soutiennent que, du fait que la langue parlée par les anciens Macédoniens était le grec ou une variété de grec, la langue slave parlée par les «Skopiens» actuels (avant 1945: la république de Skopje) ne peut pas être appelée «langue macédonienne». Les sources grecques désignent celle-ci comme «l'idiome linguistique de Skopje» (το γλωσσικό ιδίωμα των Σκοπίων = "to glossikó idíoma ton Skopíon") et la décrivent comme un dialecte corrompu et appauvri du bulgare, parfois appelé «un idiome slave des langues bulgare et serbe (ένα Σλαβικό ιδίωμα της Βουλγαρικής και της Σερβικής γλώσσας = "éna Slavikó idíoma tis Voulgarikís kai tis Servikís glóssas").

Par le fait même, le gouvernement grec nie l'existence d'une minorité macédonienne dans le nord de la Grèce, affirmant qu'il n'existe qu'un petit groupe d'«Hellènes slavophones» ou de «Grecs bilingues», qui parlent grec et «un dialecte slave local». Par conséquent, la «langue macédonienne» n’existe pas, ce serait un «pseudo-langage» purement inventé par des idéologues. Évidemment, peu importe le nom qu'on lui donnerait, cette langue-là existe bel et bien puisqu'elle est parlée par environ deux millions de locuteurs.

- La minorité macédonienne

En mai 2010, le président de la Grèce, Karolos Papoulias, déclarait à la presse: «Les Macédoniens n'existent pas comme nation séparée, ce sont des Bulgares qui ont usurpé l'histoire, et le nom de la Macédoine.» Ces propos témoignent de l'idéologie encore xénophobe des dirigeants grecs. Il est vrai que, au moment de l'indépendance, la Macédoine avait rappelé à l'article 1 de la Constitution sa «vocation» à «réunifier» tous les territoires «macédoniens», ce qui incluait la Macédoine grecque, d'où proviennent les insignes et le premier drapeau en question de ce jeune pays. Certains croient aussi que la république de Macédoine du Nord n'avait pas à s'attribuer exclusivement une appellation régionale («Macédoniens») que les Albanais, les Grecs et les Bulgares partagent aussi.

La minorité macédonienne de Grèce se plaint d’être harcelée et maltraitée par la police, en plus d’être privée de sa liberté d’expression. L’organisation Amnistie Internationale a souvent protesté contre le fait que des Macédoniens seraient même physiquement torturés par la police. De plus, les Slaves macédoniens affirment qu’il ne leur est pas permis d'ouvrir des écoles publiques pour instruire leurs enfants dans leur langue maternelle. D'ailleurs, la Grèce a déjà été condamnée par le Tribunal européen pour les Droits de l'homme pour la violation de la liberté d'association parce que les tribunaux grecs n'ont pas permis en 1990 la création de la Maison de la civilisation macédonienne. Le Tribunal européen a mentionné qu’il était nécessaire pour le gouvernement grec de respecter les documents de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coordination en Europe) qu'il avait signés, mais qu'il avait considérés comme étant simplement déclaratifs et sans valeur juridique.

- La controverse

Le gouvernement grec continue de ne pas reconnaître la langue macédonienne, la qualifiant d'«idiome» parlé par des locuteurs dans la région nord-ouest du pays. Ceux-ci insistent sur l'utilisation du terme «macédonien» pour décrire la langue. Le terme «locuteurs de macédonien» génère une forte opposition de la part des nationalistes grecs et de la population grecque dans son ensemble. Bien que divers organismes des droits de l'homme aient fortement recommandé à l'État grec de prendre des mesures pour la reconnaissance et la protection des droits linguistiques de la population de langue macédonienne en Grèce, le gouvernement grec continue d'ignorer ces conseils.

Par ailleurs, les nationalistes macédoniens, soucieux de démontrer la continuité entre les anciens et les modernes Macédoniens, nient qu'ils soient Slaves; ils prétendent être les descendants directs d'Alexandre le Grand et des anciens Macédoniens qui, eux, étaient grecs. Bien évidemment, si les Macédoniens de l'Antiquité était sans contredit des Grecs, ceux d'aujourd'hui sont sans conteste des Slaves. Néanmoins, la Grèce déclare catégoriquement comme toujours qu'elle ne reconnaît pas qu'une minorité ethnique ou linguistique distincte existe sur son territoire sous le nom de «macédonien» (voir le document sur cette question).

4.4 Les Tsiganes/Roms

À l'échelle du pays, les Tsiganes de Grèce vivent dispersés sur tout le territoire, principalement dans les banlieues. Bien qu'un grand nombre de Tsiganes aient adopté un mode de vie urbain et sédentaire, il existe encore de petites communautés compactes dans certaines régions. Selon le gouvernement grec, ils seraient au nombre de 200 000. Selon la Commission nationale des droits de l'homme, ce nombre de 200 000 serait plus proche de 250 000, voire de 300 000. Le nombre exact de Tsiganes en Grèce est difficile à estimer, car beaucoup d'entre eux ne sont pas enregistrés et ils n'existent donc pas officiellement, et aucun détail sur l'appartenance ethnique, la langue ou la religion n'a été donné lors des recensements effectués en Grèce depuis 1951. Quoi qu'il en soit, seulement 40 000 Tsiganes parleraient encore le romani, dont 18 000 en Thrace. Contrairement aux Tsiganes qui vivent hors de Thrace, la plupart des Tsiganes sont des chrétiens orthodoxes et ont adopté une identité grecque. 

La plupart des Tsiganes/Roms ne fréquentent pas l’école ou ne la fréquentent que pendant une courte période; le taux d’analphabétisme est donc assez élevé. Les adolescents sont souvent mariés entre 13 et 15 ans et, à 18 ans, ils ont généralement déjà plusieurs enfants. La plupart des hommes conduisent leurs camions dans les villes et récupèrent le vieux métal des ordures pour le revendre pour le recyclage. Parfois, ils travaillent dans les champs pendant la récolte. Leur revenu est très bas et il est difficile de subvenir aux besoins de leur grande famille. Comme c'est le cas dans de nombreux pays européens, les Tsiganes de Grèce sont régulièrement victimes de marginalisation et de stigmatisation, que ce soit pour le logement, l'éducation, la santé, le loisir, etc. La ségrégation demeure omniprésente : 30% des membres de cette communauté n'ont pas accès à des installations sanitaires adéquates, alors que des taux de chômage parmi les jeunes Tsiganes (16-24 ans) atteignent les 60%.

Cependant, seuls les Tsiganes musulmans résidant en Thrace ont le droit de recevoir leur instruction non pas dans leur langue, mais en turc. Tous les autres sont considérés comme des Grecs et des grécophones. Ils ne sont pas reconnus en vertu du traité de Lausanne de 1923 pour recevoir leur instruction en turc (non en romani), la seule langue officiellement reconnue chez une minorité en Grèce.

4.5 Les Arvanites

L’Albanie et la Grèce sont deux pays voisins aux liens anciens et aux références culturelles communes. Les Arvanites vivent un peu partout en Grèce mais surtout dans la grande agglomération d'Athènes. Ce sont les descendants de cette population qui a quitté la région de l’actuelle Albanie du Sud pour l’actuel territoire grec, vers la fin du XVIIIe siècle. C'est une communauté importante, car elle compte plus de 144 000 locuteurs. Depuis 1990, les albanophones constitueraient plus de la moitié des étrangers présents sur le territoire grec et sont à l'origine de la véritable transformation de ce pays en l'une des premières terres d'accueil de l'Union européenne proportionnellement à sa population. On retrouve donc des albanophones sur l'ensemble du territoire grec, jusqu'aux villages les plus isolés des montagnes où des îles de la mer Égée.

Les Arvanites (Gréco-Albanais), pour leur part, sont devenus la cible d’une politique radicale d'assimilation; le gouvernement grecs a interdit l’emploi public de la langue maternelle et les noms de lieu albanais ont été hellénisés. En Grèce, les albanophones ont généralement du mal à se faire accepter. Ils essaient donc, dans l'espoir de faciliter leurs problèmes de «cohabitation» avec la population grecque, de se faire passer pour des «Grecs du Nord» de confession orthodoxe. Ils se donnent des noms grecs et parlent, le plus souvent la langue grecque.

4.6 Les Aroumains

Les Aroumains (ou Valaques) sont traditionnellement des éleveurs de montagne. En principe, ils parlent l'aroumain (198 000), mais il existe deux langues aorumaines en Grèce: le mégléno-roumain, parlé par une population qui se fait appeler «Vlasi» (Valaques), et l'aroumain, parlé par des personnes se faisant appeler «Armani», celui-ci étant fragmenté en plusieurs variantes locales. Cependant, il y aurait un nombre beaucoup plus grand de locuteurs qui comprennent la langue sans la parler ou la parlent à un niveau très rudimentaire.

La majorité de la population aroumaine vit dans le nord de la Grèce, dans des communautés rurales dispersées. Les principales zones habitées par ces populations sont les montagnes du Pinde, de Meglan, autour du lac Prespa et les montagnes de l'Olympe et de Vermion. Selon certaines croyances locales, les Aroumains ou  Valaques descendraient de Grecs d'origine. Comme ils étaient gardiens des frontières de l'Empire romain et servaient de mercenaires dans les rangs des légions romaines, ils auraient été latinisés linguistiquement pour devenir des Aroumains.

Les Aroumains sont relativement plus tolérés que la plupart des autres groupes minoritaires par l'État grec, dans la mesure où ils n'utilisent pas trop leur langue pour se distinguer.  Les sociétés culturelles aroumaines sont autorisées et il y en aurait plus d'une centaine. De façon générale, la dispersion des membres de cette communauté, l'urbanisation et plusieurs d'autres facteurs sociaux, politiques et économiques, ont entraîné le déclin de la langue. De plus, en raison de son oralité et de son non-enseignement, l'aroumain constitue avec les autres langues non reconnues en Grèce une langue en voie de disparition. Les Aroumains sont des Grecs de langue aroumaine.

4.7 Les Bulgares

Selon le recensement de 2001 en Grèce, il y avait 35 104 personnes de nationalité bulgare, soit 4,7% du nombre total des «étrangers» en Grèce. Cependant, ce nombre a augmenté depuis, se situant autour de 38 000 ou 40 000. Mais les minorités bulgares sont ignorées parce qu’ils font partie, avec la Turquie, des «ennemis historiques» de la Grèce. La Bulgarie ne reconnaît pas plus de minorités (contrairement à la Roumanie) et la situation des Grecs de Bulgarie n'est pas plus reluisante. Toutefois, les Bulgares ne représentent plus depuis les années 1970 l'un des «grands ennemis», date à laquelle Grecs et Bulgares ont cessé leur revendication territoriale et ont allégé leur dispositif militaire. En Grèce, les Bulgares sont perçus aujourd'hui comme des «Grecs slavophones» (σλαβόφωνων Ελλήνων = "slavófonon Ellínon"). Pour cette raison, ils sont souvent associés aux Macédoniens. La plupart des Grecs ne savent même pas qu'il existe une minorités bulgare dans leur pays, car pour eux les Bulgares sont avant tout des touristes qui passent la frontière pour fréquenter les plages grecques.

5 Le droit international et les minorités

La législation grecque interdit la discrimination fondée sur l'origine ethnique, mais l'article 19 du Code de la citoyenneté grecque dans la version de 2004 prévoyait que les citoyens grecs qui n'appartenaient pas à la communauté de souche grecque pouvaient être déchus de la nationalité lorsqu'ils quittaient le pays; les autorités grecques considéraient que ces citoyens partaient sans esprit de retour. En 1994 et en 1995, un certain nombre de personnes ont été touchées par de telles mesures: quelque 60 000 citoyens grecs, principalement d’origine turque, ont été ainsi privés de leur nationalité.

Les modifications apportés en 2015 à l'article 19 et à l'article 20 ont fait l'objet d'un vaste débat public et le Conseil de l’Europe considère que l'ajustement du Code de la nationalité sur la législation européenne commune devait se faire sans plus tarder. Après de multiples pressions internationales, la Grèce a finalement consenti à présenter une version plus «adaptée» de son article 19 du Code de la citoyenneté, mais sans effet rétroactif. Maintenant, la perte de la nationalité grecque ne s'applique que pour un enfant d’un ressortissant étranger qui est devenu un Grec alors qu’il était mineur et qui veut renonce à la citoyenneté grecque une fois devenu majeur.

5.1 Les traités internationaux

Il n’est pas dû au hasard que la Grèce n'ait pas encore signé ou ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Convention de l'UNESCO concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'enseignement. Il serait urgent qu'elle le fasse au plus tôt. Heureusement, en 1997, le gouvernement grec a signé mais non ratifié la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Bien sûr, le gouvernement a déclaré que la Convention ne s'appliquerait qu'à la minorité musulmane, puisque c'est la seule reconnue. En outre, le Conseil de l’Europe recommande à la Grèce d’accepter l'article 14 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’envisager la signature et l'adoption de l'Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Commission et la Cour européennes des droits de l'Homme. Enfin, on espère que la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, actuellement en cours d'examen au Parlement grec, interviendra dans les plus brefs délais. À l'heure actuelle, il n'existe pas en Grèce d'organisme spécialisé chargé des questions de racisme et d'intolérance.

5.2 Un climat de xénophobie

Pourtant, le pays est encore aux prises avec un évident climat de xénophobie, bien encré non seulement dans les mentalités, mais surtout dans les médias et l’Administration publique. Selon le Greek Helsinki Monitor, les décisions gouvernementales destinées à instaurer le respect des normes internationales en matière des droits de l’homme ou des droits des minorités linguistiques se heurtent trop souvent à la résistance de la part de fonctionnaires qui agiraient comme un «État fantôme» et saperaient systématiquement les quelques rares politiques d’ouverture du gouvernement. Par ailleurs, celui-ci semble se montrer réticent quand il s’agit de s’opposer à cette résistance bureaucratique. 

Terminons en relevant un fait datant du 2 février 2001, qui illustre la perception qu'on a des langues minoritaires en Grèce. Le 1er juillet 1995, lors de la Rencontre panhellénique annuelle des Aroumains (Société de culture aroumaine) à Naoussa, M. Sotiris Bletsas, un architecte grec, a remis au président de ladite association une publication en langue anglaise du Bureau européen pour les langues moins répandues, dans laquelle il était mentionné que, dans certaines régions de Grèce, on parle, outre le grec, «cinq autres langues». L’architecte fut poursuivi pour «diffusion de fausse information » et déféré devant la 10e cour d’Athènes, le 2 février 2001. Lors du procès, la cour a décidé que la mention des «langues autres que le grec» parlées en Grèce constituait «un délit criminel». Et le tribunal a condamné l’accusé Sotiris Bletsas à 15 mois de prison et à 500 000 drachmes (alors environ 1300 $US), l'accusé  ayant même aggravé son cas en faisant référence à son «idiome» maternel, le turc. Des députés du Parlement européen ont dénoncé l’article 191 du Code pénal grec, qui permet de telles accusations se référant au concept de «dissémination de fausses information». Selon la 10e cour d’Athènes: «Nulle part en Grèce, on ne parle d'autre langue que le grec.» Le procureur du gouvernement grec a déclaré ce qui suit à l’issue du procès:

Nous avons traité d’un problème important qui peut être résumé par les vers du poète: «Ma langue est le grec!» La question de la langue est fondamentale. Nous sommes en train de parler d’un facteur décisif dans la formation de la conscience nationale, d’un critère racial. L’accusé aurait dû faire davantage attention en distribuant ce feuillet.

Il a été également question du Bureau pour les langues moins répandues, l’organisme responsable du texte incriminé. Le président de la cour a conclu ainsi: «Peut-être que les Européens n’ont pas été bien informés. La personne qui a rédigé le texte devrait être identifiée et en subir les conséquences.» Comme quoi, encore une fois, le ridicule ne tue point en Grèce, surtout lorsqu'il est question de langue!

Comme il est souvent signalé, certains médias continuent de contribuer à alimenter les préjugés et les stéréotypes au sujet groupes minoritaires, comme d'ailleurs pour les étrangers. Il est fréquent également que la presse publie des articles au contenu racial potentiellement explosif. Bien que la législation grecque contienne de nombreuses dispositions condamnant l'incitation à la haine raciale afin de combattre le racisme et l'intolérance, elles restent généralement lettre morte. Il faudrait certainement mettre en œuvre des mesures plus efficaces que des vœux pieux de bonne volonté. Prévoir des peines et des sanctions accrues pour les personnes morales pour racisme et xénophobie n'entraîne pas de nouveaux doits aux groupes minoritaires.  Au cours de dix dernières années, la Grèce est devenue de plus en plus un pays d'immigration, ce qui a entraîné l'émergence de plusieurs communautés d'origine étrangère relativement importantes. Si des correctifs ne sont pas apportées, la situation va nécessairement se détériorer. Il est urgent pour la Grèce de remettre en question sa vision traditionnelle d'un pays ne comptant qu'une seule minorité reconnue, d'ailleurs une minorité relativement peu nombreuse et vivant en autarcie. Ce n'est  plus le cas! La coexistence d'identités multiples chez les membres de groupes minoritaires est devenu un phénomène courant. Il faudrait s'y faire.

C'est un fait reconnu que la Grèce mène la vie dure à toutes ses minorités, y compris les musulmans de Thrace, et ce, en dépit du  traité de Lausanne de 1923 encore en vigueur. Il semble que la Grèce redoute constamment une éventuelle balkanisation de son territoire et qu’elle chercherait ainsi à se protéger de ses puissants voisins. Les causes d’une telle attitude d’hostilité et de fermeture de la part de la Grèce envers ses minorités sont nombreuses. Elles reposent en partie sur l'homogénéisation ethnique du pays, qui compte près de 90 % de grécophones. Mais le rôle de l'Église orthodoxe grecque n'y est certainement pas étranger, car depuis des siècles celle-ci n'a jamais cessé de fournir à l'État grec ses ressources idéologiques et spirituelles, lesquelles ont permis de façonner la cohésion nationale et la continuité de la souveraineté de l’État grec. De plus, l'armée et le système d'éducation ont toujours été des mécanismes de reproduction de l'idéologie nationaliste. Il faut ajouter à ces causes une compréhension restrictive des engagements internationaux de la Grèce au sujet de ses minorités, ainsi qu'une conception juridique étroite et déphasée des droits civils chez les groupes minoritaires, sans parler du niveau de culture politique très médiocre à cet égard de la part des dirigeants grecs. Ces faits ont contribué à considérer avec restriction les droits civils et communautaires légitimes des membres des minorités en Grèce.

De toute façon, la politique linguistique de la Grèce n’est plus excusable aujourd'hui. Lorsqu’un État ne peut même pas accepter la présence d’une faible minorité turque représentant 3% de la population dont il n’a rien à craindre, il ne s'agit même plus d’intolérance, mais de sectarisme et de fanatisme. Pourtant, la Grèce, qui prétend offrir au monde l’image d’un régime démocratique, ne reconnaît aucunement ses minorités linguistiques, mais seulement une petite minorité religieuse, et ne lui accorde que des droits fort limités (quand elle les lui concède). En Grèce, il n'existe guère de protection juridique d'une quelconque langue minoritaire, sauf pour les musulmans dans la région de la Thrace, en conformité avec le cadre juridique des dispositions du traité de Lausanne, qui garantissait les droits linguistiques scolaires pour les musulmans, mais avec les mêmes droits pour les Grecs de Turquie. Sans cette «compensation» de la part de la Turquie, jamais la Grèce n'aurait accepté de tels droits à «ses» Turcs.  En 1997, le président de la République, M. Kostis Stephanopoulos (entre 1995 et 2005), faisait la déclaration suivante au Conseil de l'Europe:

La Grèce attache une importance particulière à la lutte contre le racisme et la xénophobie, sujet qu'elle considère comme une des grandes priorités. [...] Par ailleurs, la mise en vigueur imminente de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, convention que mon pays vient de signer, constitue un pas très important pour la protection des groupes minoritaires en Europe et contribuera à la stabilité et à la paix dans notre continent.

Il terminait en citant cette phrase célèbre de Périclès (-495 à -429), célèbre homme d'État de l'Antiquité: «Nous avons un régime politique qui n'a rien à envier à celui des autres».

Malheureusement, les politiciens contemporains ont souvent eu «l'honneur» d'être perçus comme les plus mauvais gouvernants de toute l'Europe. Ils ont trafiqué les livres de l'État et fermé les yeux sur une économie au noir qui dépassait les 20 % du PIB. Ils ont laissé enfler un appareil administratif dont l'obésité n'avait d'égale que son inefficacité. Les méga-programmes sociaux ont été impuissants à soulager la pauvreté dans l'ensemble du pays. Et une culture politique fondée essentiellement sur des pots-de-vin qui auraient atteint, selon Transparency International, les 88 milliards d'euros, soit 120 milliards de dollars US. Comme quoi la naïveté n’a jamais fait mourir personne, parce que, sur la question des minorités nationales, la Grèce en est encore au siècle de Périclès! En effet, parmi les États d'Europe, la Grèce traîne nettement la patte en la matière, alors que l'enseignement des minorités constitue un enjeu de taille pour tous les pays d'Europe. S'il est vrai que le droit à l'instruction est un droit fondamental reconnu, il n’en va pas ainsi pour l'enseignement dans les langues minoritaires en Grèce. D'ailleurs, les instruments contraignants du Conseil de l’Europe allant en ce sens n’ont jamais été ratifiés par la Grèce... ni par la Turquie.

Sans un changement fondamental de sa politique, la Grèce va continuer à être pointée du doigt par les organisations gouvernementales européennes et les organisations non gouvernementales, qui surveillent le respect des droits de l’Homme et des droits des minorités dans l’ensemble de l’Europe. L’attitude de la Grèce, un pays apparemment démocratique, est non seulement indéfendable, mais proprement scandaleuse. La Grèce en est restée à la mentalité qui a prévalu au traité de Lausanne de 1923. Si celui-ci a paru révolutionnaire pour l’époque, les mentalités ont bien changé depuis en ce qui concerne les minorités nationales... sauf en Grèce et en Turquie. 

La Grèce a-t-elle mérité sa réputation de «plus mauvais gestionnaire d'Europe» (après l'Italie)? Ces dernières décennies, la Grèce est devenue un pays ruiné et ravagé, incapable de rembourser ses prêts et en contrepartie elle obtenait sur les marchés des crédits à des taux usuraires qui n'ont fait qu’aggraver la situation. La Grèce s'est embourbée en raison de la lourdeur de son administration publique, de l’inefficacité de son régime fiscal et de l’inertie de son système économique. La dette publique a grimpé en 2018 à quelque 335 milliards d'euros (180,4% du PIB contre 176,1% l'année précédente), mais une baisse était prévue en 2019, à 167,8%. Toutefois, la Grèce s'est engagée auprès de ses créanciers à continuer à réaliser un excédent budgétaire de 3,5% du PIB d'ici 2022. Bref, l’économie grecque semble renouer avec la croissance. 

Aujourd'hui, le gouvernement grec semble avoir compris que le temps des bravades et des psychodrames était terminé. Il semble vouloir passer à autre chose, d’où sa décision d’accepter les plans d’aide et de rigueur des Européens. La Grèce a maintenant besoin de stabilité afin de sortir de l’ornière. Dans de telles conditions, les questions linguistiques seront reléguées aux oubliettes pour au moins une génération. Ce n'est pas pour demain que les nombreuses préoccupations au sujet des droits des minorités ethniques et religieuses seront prises en compte. Il n'est pas normal que la la Grèce ne reconnaisse l’existence que d’une seule minorité religieuse, celle des musulmans de Thrace, qui jouit d’un statut spécial, en ignorant toutes les autres minorités. Ce n'est pas en adoptant des lois concernant l'interdiction de la discrimination fondée sur la race, la langue, l'origine ethnique ou la religion que la situation des minorités va s'améliorer. Il faut beaucoup plus que cela, car l'interdiction de la discrimination n'entraîne pas forcément de droits linguistiques. Il faut en arriver à des politiques d'ouverture dans la reconnaissance des droits, sans restriction à l'égard de petites communautés qui ne menacent aucunement la majorité orthodoxe grécophone. Pour ce faire, il faudrait que la Grèce apprenne à contrôler sa paranoïa concernant ses petites minorités et à mettre au pas ses fonctionnaires et ses dirigeants pour qu’ils apprennent à ramer dans le sens du courant, sans oublier le comportement des forces policières qui utilisent un usage excessif de la répression. Cependant, la toute première condition pour y arriver serait que la Grèce se débarrasse de la corruption généralisée qui règne dans le pays. Il y va de la crédibilité de  l’État grec qui se prétend démocratique.

 

Dernière mise à jour: 18 févr. 2024

Grèce


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Politique linguistique
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