Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Communication no 385/1989 : Canada. 1993-05-05
CCPR/C/47/D/385/1989. (Jurisprudence)

Comité des droits de l'Homme


 

Comité des droits de l'homme
Quarante-septième session
 
ANNEXE

Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4,
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques

- Quarante-septième session -

Communications nos 359/1989 et 385/1989*

Présentées par : John Ballantyne et Elizabeth Davidson,

et Gordon McIntyre

Victimes présumées : Les auteurs

État partie intéressé : Canada

Date des communications : 10 avril et 21 novembre 1989

(lettres initiales)

Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 mars 1993,

Ayant achevé l'examen de la communication no 359/1989, présentée au Comité par J. Ballantyne et E. Davidson, et de la communication no 385/1989, présentée par G. McIntyre en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été fournies par les auteurs des communications et l'État partie,

Adopte ses constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif Cinq opinions individuelles (en accord et dissidentes), signées par huit membres du Comité, sont reproduites dans un appendice aux présentes constatations..

1. Les auteurs des communications (lettres initiales datées du 10 avril 1989 et du 21 novembre 1989 et correspondance ultérieure) sont John Ballantyne, Elizabeth Davidson et Gordon McIntyre, citoyens canadiens résidant dans la province de Québec. Les auteurs, respectivement artiste peintre, dessinatrice et entrepreneur des pompes funèbres, exercent leur profession à Sutton et à Huntingdon (Québec). L'anglais est leur langue maternelle, ainsi que celle d'un grand nombre de leurs clients. Ils prétendent être victimes de violations des articles 2, 19, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, commises par le Gouvernement fédéral canadien et la province de Québec, parce qu'il leur est interdit d'utiliser l'anglais dans la publicité, par exemple dans les enseignes qui se trouvent à l'extérieur de leur lieu de travail, ou dans la raison sociale de l'entreprise.

Les faits présentés

2.1 Les auteurs de la première communication (no 359/1989), M. Ballantyne et Mme Davidson, vendent des vêtements et des tableaux à une clientèle principalement anglophone, et ont toujours utilisé des enseignes et des affiches en anglais pour attirer les clients.

2.2 L'auteur de la deuxième communication (no 385/1989), M. McIntyre, déclare qu'en juillet 1988, il avait reçu du commissaire-inspecteur de la Commission de protection de la langue française une note l'avertissant qu'à la suite d'une vérification, il avait été constaté qu'il avait installé dans l'enceinte de son établissement une enseigne portant la raison sociale "Kelly Funeral Home", ce qui constituait une infraction à la Charte de la langue française. Il était prié d'informer par écrit le commissaire dans un délai de 15 jours des mesures prises pour remédier à la situation et empêcher qu'un incident analogue se reproduise. L'auteur a depuis enlevé l'enseigne de son entreprise.

2.3 L'entreprise de M. McIntyre a été créée il y a plus de 100 ans et au cours des 25 ans pendant lesquels il en a assuré la gestion, l'auteur a toujours exploité son établissement sans contrainte linguistique. Maintenant, il estime qu'il est défavorisé par rapport à ses concurrents francophones qui sont autorisés à employer leur langue maternelle sans restriction. Sur les sept établissements de pompes funèbres qui se trouvent dans le secteur, le sien est le seul qui soit exploité par un canadien anglophone desservant la communauté anglophone. Sur une population totale de 15 600 habitants dans la ville en question, 5 600 parlent anglais. Mais la loi no 178 empêche l'auteur d'indiquer sur une enseigne commerciale en anglais le service qu'il assure. L'auteur affirme que de ce fait il perd des clients et touche moins les passants, qu'il ne peut plus informer de ses services par une enseigne extérieure.

2.4 M. McIntyre prétend que depuis qu'il a eu des problèmes avec le Gouvernement, un certain "facteur de crainte" décourage les clients potentiels. Il est victime d'appels téléphoniques hostiles, de menaces et est ridiculisé dans la presse par des allusions qui suggèrent qu'il est "raciste".

La plainte

3.1 Les auteurs contestent les articles premier, 6 et 10 de la loi no 178 adoptée par le Gouvernement provincial du Québec le 22 décembre 1988 dans le but de modifier la loi no 101, appelée Charte de la langue française. Comme la législature québécoise l'a explicitement indiqué, l'objet de la loi no 178 était d'empêcher l'exécution de deux arrêts rendus le 15 décembre 1988 par la Cour suprême du Canada, qui avait prononcé l'inconstitutionnalité de plusieurs articles de la Charte. Le texte de la Charte est précédé d'une note explicative officielle affirmant que seul le français peut être utilisé dans l'affichage public et la publicité commerciale à l'extérieur. La note prévoit également l'application de cette règle à l'intérieur des moyens de transport public et de certains établissements, notamment des centres commerciaux. Les auteurs prétendent être personnellement touchés par l'application de la loi no 178.

3.2 De plus, selon eux, la dérogation introduite à l'article 10 de la loi no 178 par le mot "malgré" annule les garanties consacrées dans la Charte canadienne des droits et libertés de la personne (Charte canadienne) et la Charte québécoise des droits de l'homme (Charte québécoise). Les auteurs font remarquer que l'article 33 de la Charte canadienne et l'article 52 correspondant de la Charte québécoise permettent la suspension de la protection assurée par la Charte contre des violations des droits de l'homme.

3.3 Les auteurs estiment que chaque fois qu'il est fait usage de ces dispositions, il y a manquement aux obligations contractées par le Canada en vertu du Pacte, en particulier de l'article 2. Permettre qu'un texte de loi ne soit pas conforme aux dispositions de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise, c'est effectivement priver d'un recours les citoyens qui ont été ou sont lésés par l'application du texte en cause.

Les dispositions législatives en cause

4.1 Bien qu'ayant été modifiées à plusieurs reprises, les dispositions initiales pertinentes de la Charte de la langue française (loi no 101, S.Q. 1977, C-5) restent identiques quant au fond. En 1977, l'article 58 était libellé comme suit :

"Sous réserve des exceptions prévues par la loi ou par les règlements de l'Office de la langue française, l'affichage public et la publicité commerciale se font uniquement dans la langue officielle."

4.2 Le texte initial de l'article 58 a été remplacé, en 1983, par l'article premier de la loi modifiant la Charte (S.Q. 1983, C-56), libellé comme suit :

"58. L'affichage public et la publicité commerciale se font uniquement dans la langue officielle.

Toutefois, dans les cas et suivant les conditions ou les circonstances prévus par règlement de l'Office de la langue française, l'affichage public et la publicité commerciale peuvent être faits à la fois en français et dans une autre langue ou uniquement dans une autre langue."

4.3 La Cour suprême ayant déclaré la législation linguistique initiale inconstitutionnelle par son arrêt La Chaussure Brown et consorts c. le Procureur général du Québec (1989) 90 N.R. 84, l'article 58 de la Charte a été modifié par l'article premier de la loi no 178. Tout en apportant des modifications en matière d'affichage public à l'intérieur des lieux de travail, le nouveau texte réaffirme l'usage obligatoire du français dans l'affichage public extérieur.

4.4 Le libellé de l'article 58 de la Charte, tel que modifié en 1989 par l'article premier de la loi no 178, est le suivant :

"58. L'affichage public et la publicité commerciale, à l'extérieur ou destinés au public qui s'y trouve, se font uniquement en français :
    1. A l'intérieur d'un centre commercial et de ses accès, sauf à l'intérieur des établissements qui y sont situés;
    2. A l'intérieur de tout moyen de transport public et de ses accès;
    3. A l'intérieur des établissements des entreprises visées à l'article 136;
    4. A l'intérieur des établissements des entreprises employant moins de 50 mais plus de cinq personnes, lorsque ces entreprises partagent avec au moins deux autres entreprises l'usage d'une marque de commerce, d'une raison sociale ou d'une dénomination servant à les identifier auprès du public.
Le gouvernement peut toutefois prévoir par règlement les conditions et modalités suivant lesquelles l'affichage public et la publicité commerciale peuvent être faits à la fois en français et dans une autre langue, aux conditions mentionnées au deuxième alinéa de l'article 58.1, à l'intérieur des établissements des entreprises visées aux paragraphes 3 et 4 du deuxième alinéa.

Le gouvernement peut, dans ce règlement, établir des catégories d'entreprises, déterminer des conditions et modalités qui varient selon chaque catégorie et renforcer les conditions mentionnées au deuxième alinéa de l'article 58.1."

4.5 L'article 6 de la loi no 178 a modifié l'article 68 de la Charte, dont le libellé est désormais le suivant :

"68. Sous réserve des exceptions qui suivent, seule la raison sociale en langue française peut être utilisée au Québec.

Les raisons sociales peuvent être assorties d'une version dans une autre langue pour utilisation hors du territoire du Québec. Elles peuvent être utilisées en même temps que la raison sociale en langue française dans les inscriptions visées à l'article 51 s'il s'agit de produits offerts à la fois au Québec et hors du Québec.

Dans les documents imprimés et dans les documents visés par l'article 57 lorsque ceux-ci sont à la fois en français et dans une autre langue, on peut adjoindre à la raison sociale française une version dans une autre langue.

Dans les textes ou documents rédigés dans une autre langue que le français, une raison sociale peut apparaître uniquement dans l'autre langue.

Dans l'affichage public et la publicité commerciale :
    1. Une raison sociale peut être assortie d'une version dans une autre langue, lorsqu'ils sont faits à la fois en français et dans une autre langue;
    2. Une raison sociale peut figurer uniquement dans sa version dans une autre langue, lorsqu'ils sont faits uniquement dans une langue autre que le français."

4.6 L'article 10 de la loi no 178 comporte une clause dite dérogatoire qui stipule ce qui suit :

"Les dispositions de l'article 58 et celles du premier alinéa de l'article 68, respectivement édictées par les articles premier et 6 de la présente loi, ont effet indépendamment des dispositions du paragraphe b) de l'article 2 et de l'article 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 ... et s'appliquent malgré les articles 3 et 10 de la Charte des droits et libertés de la personne."

4.7 Une autre clause dérogatoire est prévue à l'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne, qui stipule :

"1. Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente Charte.

2. La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclaration en vigueur conformément au présent article a l'effet qu'elle aurait nonobstant la disposition de la présente Charte dont il est fait état dans la déclaration.

3. La déclaration visée au paragraphe 1 cesse d'avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

4. Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration visée au paragraphe 1.

5. Le paragraphe 3 s'applique à toute déclaration adoptée sous le régime du paragraphe 4."

Observations de l'État partie

5.1 Le texte des communications a été transmis à l'État partie, conformément à l'article 91 du règlement intérieur, le 26 mai 1989 et le 29 janvier 1990. La date limite pour ses observations a été fixée au 26 juillet 1989 et au 29 mars 1990. L'État partie a demandé à plusieurs reprises des délais pour présenter ses observations, en expliquant qu'il lui fallait davantage de temps parce que les questions en jeu étaient complexes au plan des faits et au plan juridique et relevaient d'une compétence législative à la fois fédérale et provinciale.

5.2 Dans sa communication du 28 décembre 1990, l'État partie a contesté la recevabilité des communications en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il considérait que les recours internes n'avaient pas été épuisés puisque les auteurs n'avaient pas cherché à contester la loi no 178 et à "obtenir réparation auprès des tribunaux canadiens ou d'autres organes qui pouvaient être compétents pour régler cette affaire conformément à la loi canadienne".

5.3 L'État partie a déclaré en outre que les tribunaux du Québec étaient saisis de deux affaires au moins mettant en cause cette loi. Dans la première, K.N., accusé le 30 janvier 1990 de deux infractions à la Charte de la langue française, devait comparaître devant la Cour du Québec le 19 décembre 1990; la date du procès devait alors être fixée. Dans la seconde, H.S., accusé en juin 1990 de deux infractions à la Charte pour avoir placé devant sa boulangerie un panneau de bienvenue comportant un texte en 35 langues, devait comparaître en justice le 28 février 1991.

5.4 L'État partie a déclaré en outre que la loi québécoise donnait aux auteurs la possibilité de contester la validité constitutionnelle ou l'application de la loi no 178 en sollicitant un jugement déclaratoire, et se référait à une jurisprudence nationale dans laquelle certaines dispositions de la Charte de la langue française étaient déclarées caduques ou sans effet.

5.5 L'État partie a rappelé aussi l'existence du Programme de contestation judiciaire de la Cour fédérale, qui permet d'alléger la charge financière qu'entraîne ce genre de litige; il a indiqué que les problèmes juridiques soulevés entraient dans le cadre de ce programme et que les auteurs pouvaient donc demander une aide financière à ce titre pour contester les restrictions qui leur étaient imposées par la loi provinciale.

Épuisement des recours internes

6.1 Pour ce qui est de l'épuisement des recours internes, les auteurs soutiennent que, par suite de la promulgation de la loi no 178, il n'existe pas de recours utile qu'ils puissent invoquer. Ils évoquent les arrêts pertinents rendus par la Cour supérieure du district de Montréal, la Cour d'appel et la Cour suprême du Canada.

6.2 En particulier, les auteurs de la première communication prétendent que, comme la loi no 178 s'applique nonobstant la législation canadienne relative aux droits de l'homme, et comme les clauses dérogatoires de la Charte canadienne et de la Charte québécoise, quand elles sont invoquées, suspendent la protection des droits garantis notamment par les normes internationales relatives aux droits de l'homme, ils sont privés d'un recours utile au sens du paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte.

6.3 A propos des mesures prises pour faire valoir leurs droits, les auteurs se réfèrent à de nombreuses lettres adressées à diverses autorités provinciales et fédérales par des individus et des associations, sans aucun effet. Pour ce qui est des recours juridiques, ils expliquent que la décision de la Cour suprême dans l'affaire La Chaussure Brown et consorts, qui étaie leur requête, reste sans effet parce qu'une législation ultérieure du Québec rend vaine toute nouvelle contestation de l'article premier de la loi no 178.

6.4 Quant à la possibilité d'ouvrir une procédure en vue d'obtenir un jugement déclaratoire, les auteurs soutiennent que l'existence même de la clause dérogatoire fait que la loi no 178 échappe à toute contestation.

6.5 M. McIntyre déclare qu'il a écrit au Premier Ministre du Canada, aux dirigeants de l'opposition, aux membres du Sénat du Canada et aux premiers ministres de toutes les provinces et n'a reçu que des réponses exprimant un appui sous diverses formes et disant qu'en effet la loi no 178 viole le droit à la liberté d'expression et est contraire tant à la Charte canadienne qu'à la Charte québécoise. En tant que membre de la Chateauguay Valley English Speaking People's Association, il a aidé à organiser une manifestation dans la capitale nationale, Ottawa, et a aidé à distribuer une pétition qui a recueilli environ 10 000 signatures et a été ultérieurement envoyée au Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies.

6.6 Dans une affaire mettant en cause d'autres plaignants, la Cour supérieure a considéré, le 28 décembre 1984, que l'article 58 de la Charte de la langue française, en ce qu'il prévoit que l'affichage public et la publicité commerciale se font uniquement en français, était sans effet à compter du 1er février 1984.

6.7 La Cour d'appel a confirmé ce jugement et a jugé recevable un appel selon lequel l'article 68 de la Charte, en ce qu'il prévoyait que seule la raison sociale en langue française pouvait être utilisée, était sans effet à compter du 1er janvier 1986 en vertu de la Charte québécoise des droits de l'homme et à compter du 17 avril 1982 en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

6.8 Les auteurs affirment que les tribunaux du Québec et la Cour fédérale ont procédé à un examen approfondi des incidences des dispositions contestées et qu'ils ont estimé qu'elles étaient contraires aux dispositions pertinentes de la Constitution. Ils font ressortir que ces instances ont reconnu qu'il y avait des limites raisonnables à l'exercice des droits de l'homme, mais ont considéré que l'interdiction de l'usage de toute autre langue que la langue française dans l'affichage commercial n'était pas un moyen approprié ou justifié de protéger la culture française. Elles ont conclu en particulier que l'obligation de n'utiliser que le français dans l'affichage public et la publicité commerciale était une atteinte à la liberté d'expression et constituait une discrimination linguistique.

6.9 Les auteurs estiment que l'arrêt de la Cour suprême dans l'affaire La Chaussure Brown et consorts s'applique directement à leur situation. Or, la loi no 178 vise à empêcher l'exécution de l'arrêt de la Cour et s'applique en dépit de l'article 2 b) (liberté d'expression) et de l'article 15 (égalité) de la Charte canadienne. Il serait donc vain, selon eux, d'engager une action devant les tribunaux, qui ne manqueraient pas en effet de faire jouer les clauses dérogatoires de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise.

6.10 Les auteurs se plaignent en outre de ce que le Gouvernement fédéral du Canada n'a pas fait usage du pouvoir constitutionnel que lui reconnaît l'article 90 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour annuler une loi adoptée par un gouvernement provincial qui permet des dérogations aux droits fondamentaux de l'homme.

Décision du Comité concernant un examen conjoint des communications ainsi que leur recevabilité

7.1 Conformément au paragraphe 2 de l'article 88 de son règlement intérieur, le Comité a décidé à sa quarantième session, en octobre 1990, d'examiner conjointement les deux communications.

7.2 A sa quarante et unième session, en avril 1991, le Comité a examiné la recevabilité des communications. Il a rejeté l'affirmation de l'État partie selon laquelle les auteurs disposaient encore en l'espèce de recours internes utiles. A ce propos, il a relevé qu'en dépit du fait que les dispositions législatives protégeant le "visage linguistique" du Québec avaient été modifiées à plusieurs reprises et que certaines avaient été déclarées inconstitutionnelles successivement par la Cour supérieure, la Cour d'appel et la Cour suprême, les modifications en question avaient eu pour seul effet le remplacement de ces dispositions par d'autres qui étaient identiques quant au fond, mais qui étaient renforcées par la clause dérogatoire de l'article 10 de la loi no 178.

7.3 Quant à l'affirmation de l'État partie selon laquelle la loi no 178 peut être et est contestée devant les tribunaux du Québec, le Comité a relevé que les questions soulevées dans les affaires dont étaient saisis les tribunaux locaux n'étaient pas identiques à celles que le Comité devait examiner et n'avaient ainsi rien à voir avec la question de savoir si les auteurs des communications avaient épuisé les recours internes. Le Comité a en outre fait observer que la clause dérogatoire, qui n'était pas applicable à la disposition ou aux dispositions en jeu dans les actions auxquelles faisait référence l'État partie, restait applicable à l'article 58 de la Charte de la langue française tel qu'il a été modifié par la loi no 178 (article premier), article contesté dans les communications dont le Comité était saisi. Il a donc conclu que les auteurs ne disposaient en l'espèce d'aucun recours utile.

7.4 Le Comité, le 11 avril 1991, a donc déclaré les communications recevables.

Demande de réexamen de la recevabilité émanant de l'État partie; observations quant au fond et observations des auteurs à ce sujet

8.1 Dans une lettre datée du 6 mars 1992, le Gouvernement fédéral a demandé au Comité de revoir sa décision concernant la recevabilité, en notant que le nombre de défendeurs qui contestaient la validité de la loi no 178 avait augmenté et que la Cour du Québec avait tenu des audiences à ce sujet le 14 janvier 1992. La procédure suivait son cours et les représentants du Gouvernement provincial devaient exposer le point de vue du Québec les 23 et 24 mars 1992.

8.2 L'État partie affirme dans sa lettre que le Code de procédure civile du Québec autorise les auteurs des communications à demander au tribunal de rendre un jugement déclaratoire portant que la loi no 178 est constitutionnellement invalide, que des accusations aient été ou non portées contre eux. Il soutient que, comme l'exige le principe reconnu selon lequel tous les recours internes disponibles doivent être épuisés avant qu'une affaire puisse être soumise à une instance internationale, les tribunaux du pays devraient avoir l'occasion de trancher la question de la validité de la loi no 178 avant que celle-ci puisse être examinée par le Comité des droits de l'homme.

8.3 L'État partie soutient en outre que la clause dérogatoire figurant à l'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés est compatible avec les obligations du Canada au titre du Pacte, en particulier de l'article 4, et celle que lui impose l'article 2 de garantir à ses citoyens des recours en justice. Il explique premièrement que l'utilisation de l'article 33 est limitée à des conditions exceptionnelles. Deuxièmement, l'article 33 traduirait un juste équilibre entre les fonctions des représentants élus et celles des tribunaux dans l'interprétation des dispositions de la Charte qui garantissent des droits : "Un système dans lequel seuls les tribunaux auraient voix au chapitre quant à toutes les questions touchant les droits des citoyens ne respecterait pas l'un des principes clefs de la démocratie : la participation des citoyens à des assemblées élues et responsables devant le public des décisions qu'elles prennent relativement aux questions de justice sociale et politique... La clause dérogatoire établit un contrepoids législatif limité dans un système où, autrement, les tribunaux auraient le dernier mot à dire en matière de droits de la personne."

8.4 Enfin, le Gouvernement canadien affirme que l'existence de l'article 33 en soi n'est pas contraire à l'article 4 du Pacte et que l'utilisation de l'article 33 de la Charte n'équivaut pas nécessairement àune dérogation interdite par le Pacte : "Le Canada doit veiller à ce que l'article 33 ne soit jamais invoqué dans des circonstances où il y aurait contravention au droit international. La Cour suprême du Canada a d'ailleurs affirmé que 'les obligations internationales du Canada ... devraient [régir] ... l'interprétation du contenu des droits garantis par la Charte'." Ainsi, une dérogation législative ne pourrait jamais être invoquée pour autoriser des actes qui sont clairement prohibés par le droit international. Par conséquent, la dérogation législative figurant à l'article 33 est, selon le Gouvernement, compatible avec le Pacte.

8.5 Dans une autre lettre, adressée par l'intermédiaire du Gouvernement fédéral du Canada, le Gouvernement provincial du Québec soutient que les communications considérées ne font pas apparaître de violation des articles 2, 19, 26 ou 27 du Pacte par le Québec. En ce qui concerne l'article 27, le Québec affirme que les événements historiques intervenus depuis 1763 témoignent largement de la nécessité pour les francophones de chercher à protéger leur langue et leur culture. Même si l'on concluait que la situation de domination des anglophones au Canada ne s'oppose pas à ce que les auteurs de la communication se prévalent de l'article 27 du Pacte, les travaux préparatoires concernant cette disposition indiquent que ce sont davantage des droits linguistiques spécifiques, notamment dans les domaines de l'éducation, de la justice, de l'administration publique et des institutions culturelles et religieuses, que l'on a voulu protéger :

"C'est pourquoi cet article ne peut servir à étayer les prétentions des plaignants parce que, même s'il leur était applicable, le droit à l'affichage commercial et le droit d'utiliser des raisons sociales qu'ils cherchent à y inclure ne relèvent pas ratione materiae de son domaine d'application. En conséquence, les prétentions ... sont incompatibles avec les dispositions du Pacte."

8.6 En ce qui concerne les prétentions des auteurs de la communication au titre de l'article 26 du Pacte, le Gouvernement québécois fait observer que les articles 58 et 68 de la Charte de la langue française, tels qu'ils ont été modifiés par les articles premier et 6 de la loi no 178, sont des mesures de portée générale applicables dans le domaine de l'affichage commercial qui imposent les mêmes exigences et les mêmes obligations à tous les commerçants quelle que soit leur langue. Ils traitent sur un pied d'égalité toutes les personnes qui veulent faire de la publicité commerciale au Québec. Les auteurs des communications n'ont apporté aucun élément de preuve à l'effet qu'ils étaient traités différemment des autres commerçants ou tendant à démontrer que le chiffre d'affaires de leurs commerces avait décliné suite à l'adoption et à l'application de la loi no 178.

8.7 Le Gouvernement québécois fait observer que, dans le domaine linguistique, la notion d'égalité de facto s'oppose à une égalité purement formelle et rend nécessaire des traitements différents en vue d'arriver à un résultat qui établisse l'équilibre entre des situations différentes. Il soutient que la Charte de la langue française, telle qu'elle a été modifiée par la loi no 178, "est une réponse législative mesurée à la situation particulière de la société québécoise, pour qui, dans le contexte nord-américain, face à la domination de la langue anglaise et aux pressions culturelles, socio-économiques et politiques qui en résultent, la 'francisation' demeure toujours un acquis fragile".

8.8 Le Gouvernement québécois déclare que les exigences des articles 58 et 68 de la Charte, tels qu'ils ont été modifiés par les articles premier et 6 de la loi no 178, sont volontairement circonscrites à la sphère de l'affichage public et de la publicité commerciale à l'extérieur parce que c'est là que la valeur symbolique de la langue en tant que moyen d'identification collective est la plus forte et la plus utile à la préservation de l'identité culturelle des francophones : "le visage linguistique véhiculé par la publicité est un facteur important qui contribue à façonner les habitudes et les comportements qui perpétuent ou influencent l'utilisation d'une langue". Le Québec conclut sur ce point que la loi no 178 établit un délicat équilibre entre deux communautés linguistiques dont l'une est en position de domination démographique au plan national et continental. Il affirme que cet objectif est raisonnable et compatible avec l'article 26 du Pacte.

8.9 En ce qui concerne la prétention des auteurs au titre de l'article 19, le Gouvernement québécois soutient que la violation alléguée ne relève pas, ratione materiae, dudit article. Selon lui, "la liberté d'expression visée par le Pacte concerne en premier lieu l'expression politique, culturelle et artistique et ne s'étend pas au domaine de la publicité commerciale. Les prétentions des auteurs ... ne peuvent donc trouver fondement à l'article 19 du Pacte." Le Québec ajoute que le contexte historique et le fait que l'évolution de la réglementation linguistique au Canada tient du compromis politique font que l'obligation d'effectuer l'affichage commercial extérieur d'une certaine manière ne peut être réputée contraire à l'article 19 :

"Même s'il fallait conclure autrement, la liberté d'expression dans le domaine de la publicité commerciale doit recevoir un degré de protection moindre que celui accordé à l'expression d'idées politiques et une large marge d'appréciation doit être accordée au gouvernement pour atteindre ses fins."

8.10 Le Gouvernement du Québec conclut en affirmant que le droit à l'affichage commercial extérieur dans une langue choisie par les auteurs "n'est pas protégé par l'une ou l'autre des dispositions du Pacte et, même dans l'éventualité où ce droit y serait implicitement consacré, la Charte de la langue française, telle qu'elle a été modifiée par la loi no 178, dans la mesure où elle pourrait y porter atteinte, est raisonnable et tend à des fins compatibles avec le Pacte". En tout état de cause, la Charte de la langue française, telle qu'elle a été modifiée par la loi no 178, peut être pour le Québec un moyen de conserver sa spécificité linguistique et de donner aux francophones un sentiment de sécurité linguistique.

9.1 Dans leurs observations sur les déclarations susmentionnées, les auteurs de la communication 359/1989 nient l'existence de recours internes utiles. "En deux mots" soutiennent-ils, "l'existence même de la clause dérogatoire fait que tous les recours internes sont automatiquement épuisés, parce qu'il n'y a pas de recours disponible contre les violations des droits de l'homme". Ils notent que les arguments de la défense dans les affaires actuellement pendantes devant les tribunaux québécois ne sont pas fondés sur les articles 2 b) et 15 de la Charte canadienne ou sur les articles 3 et 10 de la Charte québécoise qui garantissent la liberté d'expression et la protection contre toute discrimination reposant sur la langue. Dans son arrêt concernant La Chaussure Brown et consorts, la Cour suprême a déclaré inopérante une disposition législative — qui était essentiellement la même — parce qu'elle portait atteinte aux garanties susmentionnées. En raison de la clause dérogatoire figurant à l'article 10 de la loi no 178, les auteurs affirment qu'ils ne peuvent même pas demander à la Cour d'examiner la question de savoir si la loi va à l'encontre des garanties de liberté d'expression et de protection contre la discrimination énoncées dans les Chartes.

9.2 Les auteurs soutiennent que le même raisonnement s'applique à l'idée suggérée par le Gouvernement qu'ils pourraient essayer d'obtenir un jugement déclaratoire : "En effet, il a déjà été indiqué dans l'arrêt La Chaussure Brown et consorts que la loi était contraire aux droits de l'homme. Le fait est ... que la loi no 178 s'applique nonobstant les Chartes, de sorte que la Cour n'a pu examiner cette question quant au fond." Les auteurs font en outre observer, à ce propos, qu'en vertu de la législation canadienne, ils ne peuvent invoquer les dispositions du Pacte devant les tribunaux internes.

9.3 Les auteurs rejettent les arguments du Gouvernement fédéral sur l'application de l'article 33 de la Charte canadienne et sur les restrictions quant à son utilisation parce qu'ils ne reposent sur aucune base réelle. On ne peut selon eux que rejeter toute tentative tendant à minimiser les effets qu'entraîne l'application de la clause dérogatoire ou à souligner combien il est difficile de faire jouer cette clause, vu la facilité avec laquelle le Québec a pu appliquer la loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982 et ce, au détriment de la protection assurée par la Charte canadienne. En outre, la rapidité avec laquelle la loi no 178 a été adoptée — une semaine après la décision prise par la Cour suprême dans l'affaire La Chaussure Brown et consorts — contredit l'affirmation selon laquelle la clause dérogatoire est soumise à des restrictions extraordinaires ou n'est appliquée qu'en de rares circonstances.

9.4 Les auteurs rejettent l'argument selon lequel la clause dérogatoire établit un équilibre délicat entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Ils affirment que l'article premier de la Charte canadienne assure déjà un tel équilibre en soumettant les droits de l'homme aux limites raisonnables prescrites par la loi qui sont justifiées dans une société libre et démocratique. L'article 9 1) de la Charte québécoise prévoit des limites qui vont dans le même sens. Selon les auteurs, rien, si ce n'est des raisons d'opportunisme politique, ne justifie la présence des clauses dérogatoires.

9.5 Enfin, les auteurs rejettent l'affirmation selon laquelle les clauses dérogatoires sont compatibles avec les obligations internationales qui incombent au Canada en matière de droits de l'homme. Ainsi, la disposition dérogatoire de la loi no 178 ne peut être maintenue qu'en raison de l'existence de ces clauses. Les auteurs affirment que le Canada n'a pas pris toutes les mesures nécessaires pour s'acquitter des obligations que lui imposent le Pacte et le Protocole facultatif.

9.6 Dans une autre observation, le conseil de M. McIntyre réaffirme que la loi no 178 viole les droits fondamentaux protégés par le Pacte. Le Québec a appelé l'attention sur des chiffres qui font apparaître une légère baisse de l'usage du français au Canada, mais il a oublié de signaler que, sur son territoire, le français a gagné du terrain sur l'anglais et que les effectifs de la communauté anglophone diminuent. En outre, alors que les modifications constitutionnelles de 1982 ont été présentées par le Québec comme une attaque contre la langue française, on peut au contraire affirmer que l'article 23 de la Charte des droits et libertés, telle qu'elle a été modifiée, a été un instrument particulièrement efficace pour aider la population francophone en dehors du Québec.

9.7 Le conseil de M. McIntyre rejette, au motif qu'elle est "fortement tendancieuse", l'opinion du Québec selon laquelle la minorité anglophone est particulièrement bien traitée. Au contraire, affirme-t-il, cette minorité a été "systématiquement découragée" depuis 1970, ainsi que l'a conclu la Cour suprême du Canada dans l'affaire Québec Association of Protestant School Boards c. A.G. Qué. (1984). En outre, s'il est vrai que les minorités francophones des autres provinces du Canada ont souvent été traitées inéquitablement par le passé, il faut reconnaître que la situation est en train de s'améliorer. Le conseil rejette donc l'affirmation que des arguments à caractère historique ou juridique justifieraient les restrictions imposées par la loi no 178 eu égard aux articles 19, 26 ou 27 du Pacte.

9.8 Le conseil soutient, à propos du lien de cause à effet entre la langue utilisée dans les publicités extérieures et la menace qui pèserait sur la survie du français, que le Québec essaie seulement de faire valoir à nouveau les arguments qu'il avait invoqués sans succès pour sa défense dans l'affaire La Chaussure Brown et consorts. Le Conseil réaffirme qu'il n'existe pas de lien entre les dispositions législatives contestées et une quelconque défense ou protection rationnelle de la langue française.

9.9 Le conseil affirme, à propos de la violation du droit à la liberté d'expression dont il est fait état, qu'il n'y a aucune raison de ne pas protéger l'expression commerciale. Il serait difficile d'opérer une distinction entre expression commerciale et expression non commerciale, et ces dernières années, la Cour suprême du Canada a d'ailleurs donné de la notion de liberté d'expression une interprétation large et libérale.

9.10 Enfin, en ce qui concerne l'article 33 de la Charte canadienne, le conseil soutient que, les droits à la liberté d'expression et à la protection contre la discrimination étant garantis par le Pacte, cet article ne peut être utilisé pour rendre ces droits inopérants : "L'article 33, même s'il est valide au départ, ne saurait s'appliquer aux droits que le Canada a l'obligation internationale de faire respecter."

Examen de la recevabilité

10.1 Le Comité a pris note des observations que, après l'adoption de la décision sur la recevabilité, les parties ont formulées à propos de la recevabilité et du fond des communications. Il explique ci-après ses conclusions quant à la recevabilité.

10.2 L'État partie a soutenu que, puisque la question de la validité de la loi no 178 devait être tranchée par les tribunaux québécois et que les auteurs étaient habilités à demander un jugement déclaratoire disposant que cette loi n'était pas valide, les communications restaient irrecevables. Le Comité note que l'État partie n'a pas répondu aux arguments présentés dans sa décision de recevabilité, tels que reproduits dans les paragraphes 7.2 et 7.3 ci-dessus. Il ressort par ailleurs des déclarations de l'État partie que les affaires pendantes devant les tribunaux québécois portent sur les dispositions controversées de la loi no 178 et non sur la clause dérogatoire figurant à l'article 10 de cette même loi, ni sur l'article 33 de la Charte canadienne ou l'article 52 de la Charte québécoise. Cette clause reste applicable à l'article 58 de la Charte de la langue française, telle qu'elle a été modifiée par l'article premier de la loi no 178. Toute contestation de l'article 58 fondée sur d'éventuelles violations des libertés fondamentales est donc vouée à l'échec.

10.3 Il reste à déterminer si un jugement déclaratoire disposant que la loi no 178 n'est pas valide permettrait aux auteurs de bénéficier d'un recours utile. Le Comité note qu'un tel jugement ne modifierait pas la Charte de la langue française qui demeurerait en vigueur et que la législature québécoise serait en mesure de ne tenir aucun compte d'un tel jugement, en remplaçant les dispositions déclarées non valides par d'autres qui leur seraient identiques quant au fond et en invoquant la clause dérogatoire de la Charte québécoise. Le précédent et le contexte législatif dans lequel la loi no 178 a vu le jour donnent à penser qu'il ne s'agit pas là d'une simple hypothèse. Si la chose se vérifiait, l'utilisation de langues autres que le français dans l'affichage commercial extérieur demeurerait interdite. Qui plus est, l'instance qui rendrait un jugement déclaratoire ne se prononcerait pas sur la compatibilité des clauses dérogatoires évoquées plus haut avec les obligations internationales incombant au Canada.

10.4 Le Comité a réexaminé, eo volonte, le point de savoir si tous les auteurs peuvent vraiment être considérés comme des victimes au sens de l'article premier du Protocole facultatif. A cet égard, il a noté que ni M. Ballantyne ni Mlle Davidson n'ont reçu d'avertissement du Commissaire-Enquêteur de la Commission de protection de la langue française et qu'ils n'ont subi aucune sanction. Toutefois, la position du Comité est que tout individu qui entre dans une catégorie de personnes dont les activités sont mises hors la loi par la législation pertinente peut être considéré comme une "victime" au sens de l'article premier du Protocole facultatif.

10.5 Compte tenu de ce qui précède, le Comité ne voit aucune raison de réexaminer sa décision du 11 avril 1991 sur la recevabilité.

Examen du bien-fondé de la demande

11.1 Quant au fond, le Comité doit se prononcer sur trois grandes questions : a) l'article 58 de la Charte de la langue française, tel qu'il a été modifié par l'article premier de la loi no 178, porte-t-il atteinte à un droit que l'article 27 du Pacte pourrait conférer aux auteurs? b) l'article 58 de la Charte de la langue française, tel qu'il a été modifié par l'article premier de la loi no 178, porte-t-il atteinte au droit des auteurs à la liberté d'expression? c) cette même disposition est-elle compatible avec le droit des auteurs à l'égalité devant la loi?

11.2 En ce qui concerne l'article 27 du Pacte, le Comité fait observer que cette disposition vise les minorités à l'intérieur d'États, c'est-à-dire, comme chaque fois que le Pacte emploie le terme "État" ou "États", des États qui le ratifient. En outre, l'article 50 du Pacte précise que ses dispositions s'appliquent, sans limitation ni exception aucune, à toutes les unités constitutives des États fédératifs. Par conséquent, les minorités visées à l'article 27 sont les groupes minoritaires à l'échelle de l'État, qui est ainsi défini, et non pas des minorités dans une province. Un groupe peut être majoritaire dans une province mais néanmoins constituer une minorité dans l'État, et par conséquent être protégé par l'article 27. Les citoyens canadiens anglophones ne peuvent être considérés comme une minorité linguistique. Les auteurs ne peuvent donc se prévaloir de l'article 27 du Pacte.

11.3 En vertu de l'article 19 du Pacte, toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit peut être soumis à certaines restrictions dans les conditions énoncées au paragraphe 3 du même article. Le Gouvernement québécois a affirmé que les activités commerciales telles que l'affichage commercial à l'extérieur ne relevaient pas de l'article 19. Le Comité ne partage pas cet avis. Le paragraphe 2 de l'article 19 du Pacte doit être interprété comme s'appliquant à toute idée ou opinion subjective, n'allant pas à l'encontre de l'article 20, susceptible d'être communiquée à autrui, à toute nouvelle ou information, à toute forme d'expression ou annonce publicitaire, à toute œuvre d'art, etc.; il ne devrait pas être considéré comme s'appliquant uniquement aux moyens d'expression politique, culturelle ou artistique. Selon le Comité, l'élément commercial d'une forme d'expression telle que l'affichage extérieur ne peut avoir pour effet de faire sortir celle-ci du champ des libertés protégées. Le Comité rejette aussi l'idée que l'une quelconque des formes d'expression susmentionnées puisse faire l'objet de restrictions à des degrés divers, de sorte que certaines formes d'expression pourraient être plus limitées que d'autres.

11.4 Toute restriction de la liberté d'expression doit répondre à l'ensemble des conditions suivantes : elle doit être fixée par la loi, viser l'un des objectifs énumérés aux alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l'article 19 et être nécessaire pour atteindre l'objectif légitime. Les restrictions portant sur la publicité commerciale à l'extérieur sont certes fixées par la loi mais la question est de savoir si elles sont nécessaires pour sauvegarder les droits d'autrui. Ceux-ci ne pouvaient être que les droits de la minorité francophone au sein du Canada, garantis par l'article 27, dont le droit d'utiliser sa propre langue. Or ce droit n'est pas menacé par la liberté d'autrui de faire de la publicité dans une langue autre que le français. Le Comité n'a pas non plus de raison de penser que l'ordre public serait menacé par un affichage commercial extérieur dans une langue autre que le français. Il note que l'État partie n'invoque aucun de ces arguments pour défendre la loi no 178. La nécessité de toute restriction reposant sur l'alinéa a) ou l'alinéa b) du paragraphe 3 de l'article 19 devrait, en tout état de cause, être prouvée. Le Comité ne pense pas qu'il soit nécessaire, pour protéger les francophones en position vulnérable au Canada, d'interdire la publicité en anglais. Cette protection peut être assurée par d'autres moyens qui ne portent pas atteinte à la liberté des commerçants de s'exprimer dans une langue de leur choix. Par exemple, la loi aurait pu exiger que la publicité soit bilingue, français-anglais. S'il est légitime qu'un État choisisse une ou plusieurs langues officielles, il ne l'est pas qu'il supprime, en dehors de la vie publique, la liberté de s'exprimer dans une langue de son choix. Le Comité conclut donc qu'il y a eu violation du paragraphe 2 de l'article 19.

11.5 Les auteurs se sont plaints d'une violation de leur droit, au titre de l'article 26, à l'égalité devant la loi; le Gouvernement québécois a soutenu que les articles premier et 6 de la loi no 178 correspondent à des mesures de portée générale applicables à tous les commerçants, quelle que soit leur langue. Le Comité note que les articles premier et 6 de la loi no 178 interdisent l'affichage commercial extérieur dans une langue autre que le français. Cette interdiction s'applique aux francophones aussi bien qu'aux anglophones, de telle sorte qu'un francophone qui souhaiterait afficher en anglais afin d'atteindre une clientèle anglophone ne serait pas non plus autorisé à le faire. Le Comité conclut donc que les auteurs n'ont fait l'objet d'aucune discrimination fondée sur leur langue, et qu'en conséquence il n'y a pas eu violation de l'article 26 du Pacte.

12. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits qui lui sont soumis font apparaître une violation du paragraphe 2 de l'article 19 du Pacte.

13. Le Comité invite l'État partie à mettre fin à la violation de l'article 19 du Pacte en modifiant la loi comme il convient.

14. Le Comité souhaiterait que l'État partie l'informe dans un délai de six mois de toutes mesures pertinentes qu'il aura prises à la suite des constatations du Comité.

[Texte établi en anglais et en français (versions originales) et traduit en espagnol.]

APPENDICE*

Opinions individuelles, présentées au titre du paragraphe 3

de l'article 94 du règlement intérieur du Comité, concernant

les constatations du Comité à propos des communications

Nos 359/1989 (Ballantyne/Davidson c. Canada) et 385/1989

(McIntyre c. Canada)


A. Opinion individuelle de M. Waleed Sadi (dissidente)

Je prends la liberté de me dissocier de la décision du Comité, car j'estime qu'il aurait fallu revoir la décision antérieure du Comité concernant la recevabilité, compte tenu du fait que les recours internes n'ont pas été épuisés. Mon opinion se fonde sur les considérations exposées ci-après.

Je suis convaincu, comme l'État partie l'affirme, que les auteurs sont habilités en vertu du Code de procédure civile du Québec à demander un jugement déclaratoire disposant que la loi no 178 et la clause dérogatoire figurant à l'article 10 de ladite loi ne sont pas valides. Conformément au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif, les auteurs de communications doivent avoir épuisé tous les recours internes disponibles; le Comité n'aurait pas dû aborder l'examen de ces affaires quant au fond, vu l'existence de tels recours.

Selon moi, les auteurs n'ont pas été en mesure de réfuter l'affirmation de l'État partie selon laquelle un jugement dérogatoire serait un recours non seulement disponible, mais également utile. Le système judiciaire canadien devrait avoir la possibilité de trancher la question de la constitutionnalité de la loi no 178 et de la clause dérogatoire controversée, avant que le Comité n'examine les communications au fond. La décision qu'a prise le Comité en adoptant des constatations en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif et en concluant qu'il y avait eu violation de l'article 19 du Pacte est sans précédent et, selon moi, elle n'est pas conforme aux dispositions du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole. Je me dissocie donc de l'opinion du Comité selon laquelle un tel recours devant les tribunaux canadiens, y compris la Cour suprême du Canada, ne serait pas utile et ne serait donc pas requis aux fins du Protocole facultatif.

W. Sadi

[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français.]

B. Opinion individuelle de M. Birame Ndiaye (dissidente)

Selon l'article 27 du Pacte, dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion ou d'employer leur propre langue. Par cette disposition, le Pacte reconnaît de façon catégorique ("elles ne peuvent être privées") à tout individu appartenant à ces trois catégories de minorité des droits, ceux d'avoir en commun avec les autres membres de leur groupe leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion et leur propre langue.

Ces droits sont reconnus aux individus pour eux-mêmes, mais aussi et surtout pour la survie de l'entité minoritaire. En effet, on ne peut imaginer l'existence des minorités telles que définies à l'article 27 après la disparition de l'élément unique qui les constitue, soit l'ethnie, soit la religion, soit enfin la langue. La ratio legis de l'article 27 est la préservation des trois minorités visées, et non de protéger pour protéger les droits qu'il énonce.

Dans les affaires soumises au Comité (Ballantyne/Davidson - 359/1989 -et McIntyre - 385/1989), le Québec a considéré que "les événements historiques intervenus depuis 1763 témoignent largement de la nécessité pour les francophones de chercher à protéger leur langue et leur culture". Ainsi donc le but poursuivi par la Charte de la langue française, modifiée par la loi no 178, est celui-là même que vise l'article 27 du Pacte auquel on doit donner effet, au besoin en restreignant la liberté d'expression sur la base de l'article 19, paragraphe 3. En vertu de cette disposition, "l'exercice des libertés prévu au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut, en conséquence, être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

      a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui;
      b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou la moralité publiques".

Les limitations du paragraphe 3 a) et b) de l'article 19 sont applicables à la situation de la minorité francophone canadienne. Et comme ce pays l'a soutenu, en ayant une conception trop étroite de la liberté d'expression il est vrai, "la Charte de la langue française révisée peut être pour le Québec un moyen de conserver sa spécificité linguistique et de donner aux francophones un sentiment de sécurité linguistique". Elle est raisonnable et tend à des fins compatibles avec le Pacte, c'est-à-dire l'article 27.

Malheureusement, le Comité des droits de l'homme n'a pas suivi l'État partie, et n'a pas accepté d'intégrer les exigences de la mise en oeuvre de l'article 27 dans sa décision. Pour le Comité, il n'y a pas de problème linguistique au Canada ou s'il existe, il n'est pas important au point de mériter le traitement que les autorités de ce pays ont choisi de lui apporter. Je ne peux que me dissocier de ses conclusions.

B. Ndiaye

[Texte établi en français (version originale) et traduit en anglais et en espagnol.]

C. Opinion individuelle de M. Kurt Herndl (en partie : dissidente/en accord)

Je me rallie aux constatations du Comité selon lesquelles les faits qui lui ont été soumis dans l'affaire McIntyre font apparaître une violation de l'article 19 du Pacte. Pour ce qui est de la communication de M. Ballantyne et de Mme Davidson, je crois que la question est de savoir s'ils sont vraiment "victimes" au sens de l'article premier du Protocole facultatif.

En ce qui concerne le raisonnement exposé au paragraphe 11.2 des constatations du Comité, les problèmes soulevés dans les communications ne relèvent pas, à mon avis, de l'article 27 du Pacte. La question de savoir si les auteurs peuvent être considérés comme appartenant ou non à une "minorité" au sens de l'article 27 semble discutable dans la mesure où les auteurs invoquent non des "droits de minorité" en tant que tels, mais des droits qui relèvent du principe de la liberté d'expression tel que protégé par l'article 19 du Pacte, dont il est évident que les dispositions doivent s'appliquer aussi à la publicité commerciale. A cet égard, comme le déclare à juste titre le Comité aux paragraphes 11.3 et 11.4 de ses constatations, il y a eu violation d'un article du Pacte, à savoir l'article 19.

K. Herndl

[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français.]

D. Opinion individuelle de M. Bertil Wennergren (en accord)

Je partage les conclusions du Comité exposées au paragraphe 11.2 des constatations, selon lesquelles les auteurs ne peuvent se prévaloir de l'article 27 du Pacte, et ce parce que l'interdiction d'utiliser au Québec toute autre langue, hormis le français, pour la publicité commerciale à l'extérieur ne viole aucun des droits garantis en vertu de l'article 27. Le point de savoir si les anglophones du Québec peuvent se prévaloir ou non de la protection visée à l'article 27 est sans pertinence en l'espèce. Je me dois cependant d'ajouter que, selon moi, la question de savoir ce qui constitue une minorité dans un État doit être tranchée cas par cas, eu égard aux circonstances particulières de chaque cas.

B. Wennergren

[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français.]

E. Opinion individuelle de Mme Elizabeth Evatt et de MM. Nisuke Ando, Marco Tulio Bruni Celli et Vojin Dimitrijevic (en accord et explication élaborée)

Il peut être correct de conclure que les auteurs n'appartiennent pas à une minorité linguistique dont le droit d'employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe a été violé par les lois québécoises en question. On peut faire valoir à l'appui de cette conclusion le fait que ces lois ont un caractère général — elles s'appliquent à toutes les langues autres que le français — et un objectif spécifique, qui s'inscrit dans le cadre de la protection prévue à l'article 19.

Ce qui fait problème, c'est le fait que la décision interprète le terme "minorités" utilisé à l'article 27 en se référant uniquement au nombre de membres que le groupe en question compte dans l'État partie. Selon cette interprétation, les Canadiens anglophones n'étant pas une minorité numérique au Canada, ils ne peuvent être une minorité aux fins de l'article 27.

Toutefois, je ne partage pas le point de vue selon lequel ces personnes sont nécessairement exclues de la protection visée à l'article 27 lorsque leur groupe constitue une minorité ethnique, linguistique ou culturelle dans une province autonome d'un État, sans être à proprement parler une minorité numérique au sein de l'État lui-même, considéré comme un tout. Les critères permettant de déterminer ce qui constitue une minorité dans un État (au sens de l'article 27) n'ont pas encore été examinés par le Comité, et il n'y a pas lieu de les préjuger à partir d'une décision dans la présente affaire, cette décision pouvant de toute façon se fonder sur d'autres motifs. L'histoire de la protection des minorités en droit international montre que la question de la définition a toujours fait problème et que des critères nombreux et divers ont été proposés. Ainsi on a prétendu qu'il fallait tenir compte de facteurs autres que les facteurs strictement numériques. A l'inverse, l'interprétation de l'article 27 pourrait être influencée par l'article 50, où il est question de l'application du Pacte aux "unités constitutives des États fédératifs".

En optant pour une interprétation restrictive du terme "minorités" figurant à l'article 27, on pourrait en arriver à conclure qu'un État partie n'est pas tenu en vertu du Pacte d'assurer à une minorité dans une province autonome la protection prévue à l'article 27, lorsqu'il n'est pas établi que le groupe en question constitue une minorité dans l'État considéré comme un tout. Ces questions ne doivent pas être réglées une fois pour toutes dans le cadre de la présente affaire, et elles gagneraient à être examinées lorsque les circonstances s'y prêteront.

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