1 La Loi constitutionnelle de 1867
C'est une loi émanant du gouvernement britannique, la British
North America Act appelée aujourd'hui Loi constitutionnelle
de 1867 , qui créa la «Confédération
canadienne». Le terme Confédération n'est toutefois
pas très approprié, car il désigne une union d'États
membres qui s'associent tout en conservant leur souveraineté et
en déléguant à un pouvoir central certaines compétences.
En réalité, au Canada, c'est le terme de fédération
qu'il aurait fallu employer, puisqu'il fait référence à
une union de plusieurs États non souverains en un seul État
fédéral; d'ailleurs, il est plutôt d'usage maintenant
de recourir à ce terme. On parle plus souvent de la fédération
canadienne, mais la dénomination officielle du pays reste la
Confédération
canadienne.
Les communautés anglophone et francophone de 1867 ont jugé
comme un compromis acceptable l'État fédéral alors
instauré. Rappelons que, à l'époque (1867), le Canada
comprenait seulement l'Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick
et la Nouvelle-Écosse. En 1867, le Canada était un pays relativement
petit: l'Ontario et le Québec possédaient alors un territoire
beaucoup plus restreint. Quant au reste de l'Amérique du Nord «britannique»,
il comprenait des colonies de l'Angleterre: Terre-Neuve, la Terre de Rupert,
les Territoires du Nord-Ouest et la Colombie-Britannique. On peut visiter
le site de la Bibliothèque nationale du Canada pour visualiser la
carte géographique du Canada
de 1867.
La Loi constitutionnelle de 1867 ne contient qu'un seul article
à caractère linguistique: l'article 133 stipule que tout
député a le droit d'utiliser l'anglais ou le français
au Parlement du Canada et à la Législature de la province
de Québec; de plus, dans toute plaidoirie devant les tribunaux fédéraux
du Canada et devant tous les tribunaux du Québec, tout citoyen peut
faire usage de l'une ou l'autre de ces deux langues. Voici comment est
libellé l'article 133:
Article 133
Dans les chambres du Parlement du Canada et les chambres
de la Législature de Québec, l'usage de la langue française
ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais,
dans la rédaction des registres, procès-verbaux et journaux
respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire.
En outre, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant
les tribunaux du Canada établis sous l'autorité de la présente
loi, ou émanant de ces tribunaux, et devant les tribunaux de Québec,
ou émanant de ces derniers, il pourra être fait usage de l'une
ou l'autre de ces langues.
Les lois du Parlement du Canada et de la Législature
de Québec devront être imprimées et publiées dans
ces deux langues.
|
Il faut bien comprendre que cet article 133 n'établit pas le bilinguisme
officiel au Canada dans son entier; il rend simplement possible
l'usage de l'anglais et du français au Parlement fédéral,
à la Législature du Québec, ainsi que dans les tribunaux
de la province de Québec et dans ceux du gouvernement fédéral.
La Loi constitutionnelle de 1867 n'engage au bilinguisme ni le
gouvernement fédéral ni l'administration publique relevant
de cette juridiction. Il s'agit simplement de ce que le juriste Beaudoin
a appelé «un embryon de bilinguisme officiel». Mais
des quatre provinces canadiennes de 1867, seul le Québec se voyait
imposer ce bilinguisme rudimentaire à sa Législature et dans
les tribunaux (voire à l'école par le biais des commissions
scolaires confessionnelles), alors qu'on comptait une importante minorité
francophone dans chacune des trois autres provinces. Cependant, l'article
23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba (équivalant à
une loi constitutionnelle dans ce cas) contient une disposition similaire
à l'article 133 et accorde aux Franco-Manitobains les mêmes
«garanties» linguistiques.
2 La Loi constitutionnelle de 1982
En 1982, le Canada a adopté une nouvelle constitution: la Loi
constitutionnelle de 1982. Les circonstances dans lesquelles fut adoptée
cette nouvelle constitution dans laquelle est enchâssée la
Charte des droits et libertés sont lourdes de conséquences.
La Constitution a été approuvée par neuf provinces
anglaises et le gouvernement fédéral, et ce, sans le consentement
du Québec. Néanmoins, selon la Cour suprême du Canada,
le Québec est lié juridiquement par la Loi constitutionnelle
de 1982. Comme exemple de dissension nationale et de concurrence législative,
on ne pouvait trouver mieux: un gouvernement fédéral à
majorité de langue anglaise qui, avec l'appui de neuf provinces
de langue anglaise, demande à un Parlement étranger de langue
anglaise celui de Londres (par obligation constitutionnelle) de réduire,
sans son consentement, les compétences du seul gouvernement de langue
française en Amérique du Nord.
Cette intervention du gouvernement fédéral demeure plutôt exceptionnelle
dans l'histoire contemporaine canadienne. Elle eut non seulement comme résultat
de faire casser une loi adoptée légitimement par un gouvernement provincial
(la loi 101 ou Charte de la langue française), mais elle eut également
pour effet de limiter les pouvoirs des parlements provinciaux dans un domaine
qui leur était exclusif: l'éducation. Il faut dire que la Charte des droits
et libertés, particulièrement l'article 23 relatif à l'accès aux écoles
de la minorité, n'indispose pas vraiment les provinces anglaises dont l'expérience
démontre que plusieurs d'entre elles s'en accommodent fort bien. Cela dit, la Loi
constitutionnelle de 1982 innove en matière linguistique par rapport
au texte constitutionnel de 1867.
2.1 Le bilinguisme des institutions fédérales
En matière de langue, la plupart des dispositions constitutionnelles
ne portent que sur le bilinguisme des institutions fédérales
et de celles du Nouveau-Brunswick. Selon l'article 16 de la Loi
constitutionnelle de 1982 :
Article 16
Le français et l'anglais sont les langues officielles
du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux
quant à leur usage dans les institutions du parlement et du gouvernement
du Canada.
|
On consacre ainsi dans la Constitution le concept d'égalité
juridique des langues au Parlement et au gouvernement fédéral
mais non pas pour le pays en entier. Le Canada n'est pas un pays officiellement
bilingue: c'est un État fédéral bilingue, car, outre
les dispositions relatives au Nouveau-Brunswick, la Loi constitutionnelle
de 1982 ne concerne que les domaines de juridiction fédérale.
Les provinces, les municipalités et les organismes privés
ne sont donc pas touchés par le bilinguisme institutionnel.
Quant aux articles 17 à 20, ils constitutionnalisent les dispositions
de la Loi sur les langues officielles de 1969 concernant les langues
du Parlement fédéral, des tribunaux fédéraux
et des services offerts par le gouvernement central. Le paragraphe 1 de
l'article 20 se lit comme suit:
Article 20
1) Le public a, au Canada, droit à l'emploi du
français ou de l'anglais pour communiquer avec le siège ou
l'administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement
du Canada ou pour en recevoir les services; il a le même droit à
l'égard de tout autre bureau de ces institutions là où,
selon le cas:
a) l'emploi du français ou de l'anglais fait
l'objet d'une demande importante;
b) l'emploi du français et de l'anglais se justifie
par la vocation du bureau.
|
Les articles précédents ne concernent que le gouvernement
fédéral, exception faite des paragraphes supplémentaires
qui s'appliquent uniquement au Nouveau-Brunswick, et ce, à la demande
de cette province. Évidemment, les clauses linguistiques ne liant
que le gouvernement du Canada ne dérangent aucun gouvernement provincial.
2.2 Le droit à l'instruction dans la langue de la minorité
Rappelons que la Charte des droits et libertés est enchâssée
dans la Loi constitutionnelle de 1982. L'article 23 de la
Charte porte sur l'enseignement dans la langue de la minorité de
langue officielle. Cet article 23 oblige toutes les provinces canadiennes
à donner un enseignement en français ou en anglais à
tout citoyen canadien qui veut faire instruire ses enfants aux niveaux
primaire et secondaire dans la langue dans laquelle il a reçu lui-même
son instruction:
Article 23
1) Les citoyens
canadiens:
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la
minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou
en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans
laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone
ou anglophone de la province,
ont, dans l'un ou l'autre cas, le droit d'y faire instruire leurs enfants,
aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue. |
2.2.1 La «clause Québec» contre la «clause
Canada»
La Cour suprême du Canada a implicitement reconnu que l'article
23 de la Charte canadienne des droits et libertés avait été
adoptée pour empêcher le Québec de recourir à
l'unilinguisme territorial avec la Charte de la langue française.
À l'origine, l'article 73 de la Charte de la langue française,
adoptée en 1977 par le parlement de Québec, prévoyait
que seuls les enfants dont le père ou la mère avaient reçu
un enseignement en anglais au Québec avaient le droit de
fréquenter l'école anglaise au Québec.
Or, le 26 juillet 1984, la Cour suprême du Canada déclara
que la «clause Québec» (l'école anglaise uniquement
pour les enfants dont les parents ont fréquenté l'école
anglaise au Québec) était inconstitutionnelle, et ce, rétroactivement,
parce qu'elle était contraire à la Charte des droits et
libertés (adoptée en 1982). Le paragraphe 23.2 de la
Charte canadienne oblige, rappelons-le, toutes les provinces canadiennes
à donner un enseignement en français ou en anglais à
tout enfant dont les parents ont reçu un enseignement en français
ou en anglais au Canada :
Article 23
2)
Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu
ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en
français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire
tous leurs enfants, aux niveau primaire et secondaire, dans la langue de
cette instruction.
|
Depuis lors, la «clause Canada» a définitivement remplacé la «clause Québec» dans le système scolaire québécois.
On peut lire un passage de l'arrêté de la Cour suprême du Canada
en cliquant ICI, s.v.p.
2.2.2 Les conditions d'application de l'article 23
En vertu du paragraphe 23.1a de la Charte des droits et libertés,
il faut satisfaire à quatre conditions pour recevoir un enseignement
dans la langue d'une minorité provinciale, en français dans
les provinces anglaises ou en anglais au Québec.
Article 23
1.a
1o L'un des parents doit être citoyen
canadien.
2o L'un des parents doit être de langue
maternelle française ou anglaise ou avoir reçu dans cette
langue son instruction au niveau primaire.
3o Il faut appartenir à la minorité
francophone ou anglophone de la province de résidence.
4o Ce sont les parents qui ont le droit de
faire instruire leurs enfants aux niveaux primaire et secondaire.
|
D'après la loi, il est clair que le droit à l'enseignement
dans la langue de la minorité est accordé aux parents
plutôt qu'aux enfants. De plus, la Charte n'exige pas que les enfants
aient pour langue maternelle la langue dans laquelle ils pourront faire
leurs études primaires ou secondaires. Enfin, dans toutes les provinces
canadiennes, seule la minorité a le droit constitutionnel de fréquenter
les écoles de son groupe linguistique: il faut faire partie de la
minorité francophone d'une province anglaise pour fréquenter
l'école française ou, dans le cas du Québec, faire
partie de la minorité anglophone. Enfin, si aucune minorité
n'est tenue de fréquenter l'école de son groupe linguistique,
aucune majorité n'a accès à l'école de la minorité
à moins de réussir à contourner la Charte, ce qui,
bien qu'interdit par la Cour suprême du Canada, est relativement
facile à réaliser dans certaines provinces.
2.2.3 Le cas québécois
Le droit constitutionnel de recevoir un enseignement dans la langue
minoritaire de la province de résidence est le même pour tous
les citoyens canadiens, sauf au Québec en ce qui concerne l'alinéa 1-a de l'article 23 de la
Charte (rappel):
Article 23
1) Les citoyens canadiens:
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la
minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou
en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans
laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone
ou anglophone de la province,
ont, dans l'un ou l'autre cas, le droit d'y faire instruire leurs enfants,
aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.
|
En effet, l'article 59.2 de la Charte canadienne précise que l'alinéa
23.1a relatif à la langue maternelle des parents ne s'appliquera
au Québec qu'après une autorisation de l'Assemblée
nationale ou du gouvernement du Québec:
Charte canadienne des droits et libertés
Article 59
(1)
Entrée en vigueur de l'alinéa 23 a) pour le Québec
L'alinéa 23(1)a) entre en vigueur pour
le Québec à la date fixée par proclamation de la Reine ou du gouverneur
général sous le grand sceau du Canada.
(2) Autorisation du Québec
La proclamation visée au paragraphe (1)
ne peut être prise qu'après autorisation de l'assemblée législative ou du
gouvernement du Québec. (105)
(3) Abrogation du présent article
Le présent article peut être abrogé à la
date d'entrée en vigueur de l'alinéa 23(1)a) pour le Québec, et la
présente loi faire l'objet, dès cette abrogation, des modifications et
changements de numérotation qui en découlent, par proclamation de la Reine
ou du gouverneur général sous le grand sceau du Canada. |
Or, le Québec n'a
jamais adopté de résolution à ce sujet, ce qui signifie
que seul l'alinéa 23.1b s'applique au Québec. Autrement
dit, pour avoir droit à un enseignement en anglais au Québec,
il faut que l'un des parents ait reçu son instruction au niveau
primaire en anglais n'importe où au Canada; il ne suffit
donc pas d'être de langue maternelle anglaise. Partout ailleurs au
Canada, la langue maternelle de l'un des parents constitue théoriquement
un critère suffisant d'accès à l'école de la
minorité à la condition que cette langue soit «encore
comprise», ce qui n'est pas toujours évident dans le cas des
parents francophones hors Québec.
En vertu de la Charte canadienne, un citoyen canadien anglophone du
Québec qui n'a pas étudié à l'école
anglaise, même s'il y avait droit, ne peut bénéficier
de l'alinéa 23.1a, qui n'est pas en vigueur au Québec,
et perd le droit de faire instruire ses enfants à l'école
anglaise. Toutefois, en vertu des articles 73 et 76 de la Charte de
la langue française du Québec, un enfant reconnu admissible
à l'enseignement primaire en anglais est réputé avoir
reçu l'enseignement primaire en anglais même si ce n'est pas
le cas. Ainsi, contrairement aux francophones hors-Québec qui perdent
leur droit constitutionnel, les écoliers admissibles à l'enseignement
en anglais qui choisissent d'étudier en français ne perdent
pas leurs droits, ni pour eux, ni pour leurs frères et soeurs, ni
pour leurs descendants. La situation est la même pour les francophones
en Ontario et au Nouveau-Brunswick.
Par ailleurs, si la Charte canadienne des droits et libertés
protège le droit des minorités linguistiques de recevoir l'enseignement dans
leur langue, elle ne précise pas, comme dans l'article 73.2 de la Charte
québécoise de la langue française, que les élèves doivent avoir reçu
«la majeure partie» de leur enseignement en anglais (ou en français) au
Canada pour être admissibles à l'école anglaise au Québec. Il suffit d'avoir
reçu son instruction en anglais, peu importe la durée. Dans un mémoire soumis à
la Cour suprême, le gouvernement fédéral reconnaît aux provinces le doit de
déterminer elles-mêmes les critères d'admission à l'école de langue minoritaire.
2.2.4 Les francophones hors-Québec
Un citoyen canadien hors Québec a le droit constitutionnel de
faire instruire ses enfants à l'école française s'il
a appris le français comme première langue et le comprend
encore; s'il ne le comprend plus, il perd ce droit pour ses enfants en
vertu de l'alinéa 23.1a, à moins qu'il n'ait fait
ses études en français, auquel cas l'alinéa 23.1b
s'applique encore.
Dans la pratique, les enfants qui ont le droit d'être instruits
en français dans les provinces anglaises doivent à tout prix
fréquenter une école primaire française au primaire
s'ils veulent transmettre leur droit constitutionnel à la génération
suivante. Les parents qui envoient leurs enfants dans les écoles
primaires anglaises ignorent la plupart du temps que cette décision
pèsera sur tous leurs descendants. En effet, si les enfants n'étudient
pas en français, ils n'obtiendront pas en vertu de l'alinéa
23.1b le droit de faire instruire leurs propres enfants dans cette
langue dans la mesure où ils auront perdu leur langue maternelle.
En ce cas, ni l'alinéa 23.1a ni l'alinéa 23.1b
ne s'appliquera. Les faits démontrent qu'un enfant francophone fréquentant
l'école anglaise s'assimile dans des proportions de 90 %.
3 Les effets de l'article 23 de la Charte canadienne
Il faut comprendre que non seulement les droits constitutionnels
en matière d'enseignement dans la langue de la minorité peuvent être perdus,
mais qu'ils sont éventuellement limités par le paragraphe 23.3 de la Charte
des droits et libertés. En effet, le droit reconnu aux citoyens canadiens
par les paragraphes 23.1 et 23.2 de faire instruire leurs enfants, aux niveaux
primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone
d'une province s'exerce partout dans la province «où le nombre des enfants [...]
est suffisant» (voir les alinéas
23.3a et 23.3b). La pratique du «là où le nombre le justifie» a
d'ailleurs permis à plusieurs provinces de déroger aux obligations de la Constitution
canadienne.
3.1 Au Québec
Au Québec, cette restriction quant au nombre d'élève
ne s'applique pas. En vertu de la Charte de la langue française,
tout enfant admissible à l'enseignement en anglais a le droit de
recevoir un enseignement en anglais, et ce, peu importe le nombre des enfants;
même s'il est le seul écolier anglophone dans son village,
il peut exercer son droit, quitte à ce que les frais de transport
soient payés par le gouvernement. Bref, la loi provinciale québécoise
protège davantage la minorité anglophone que la Charte canadienne.
Il en est de même en Ontario et au Nouveau-Brunswick: tout enfant
d'un parent qualifié en vertu de l'article 23 de la Charte canadienne
peut avoir accès à l'instruction dans la langue de la minorité
si ce parent l'exige.
3.2 La clause du «là où le nombre le justifie»
Dans le reste du Canada anglais, le fait que les droits constitutionnels
soient limités «là où le nombre le justifie»
et qu'ils peuvent être perdus pour les générations
suivantes réduit considérablement la portée réelle
de la Charte canadienne.
Une étude du démographe Michel Paillé analyse la situation
des écoliers, francophones et anglophones, ayant droit à l'enseignement dans
une langue minoritaire dans chacune des provinces canadiennes. Cette étude établit
combien d'enfants ont acquis un droit constitutionnel et combien s'en prévalent
ou peuvent s'en prévaloir dans les faits. Or, d'après le
tableau 3 (d'après Michel Paillé), sur les 272 000 jeunes «ayants droit»
de 6 à 17 ans recensés en 1986 et dont au moins un des parents est de langue
maternelle française, seulement 137 000 ont été éduqués en français, soit 50
%. Il est déplorable, pour ne pas dire catastrophique, de constater que 10 %
et moins des «ayants droit» francophones sont scolarisés en français dans les
provinces de Colombie-Britannique, de l'Alberta, de la Saskatchewan, de Terre-Neuve
et des territoires.
La situation est un peu plus satisfaisante dans les provinces de l'Île-du-Prince-Édouard
(21,8 %), du Manitoba (29,4 %) et de la Nouvelle-Écosse (34,8 %).
La fréquentation des écoles françaises est nettement
supérieure en Ontario (57,1 %) et surtout au Nouveau-Brunswick où
80,4 % des francophones de cette province fréquentent les écoles
de leur groupe linguistique. Étant donné que, en moyenne,
50 % des francophones hors Québec ne se prévalent pas ou
ne peuvent pas se prévaloir de leurs droits constitutionnels,
cela signifie que les jours du français sont comptés à
l'extérieur du Québec.
À l'opposé, 96,7 % des jeunes anglophones du Québec
s'inscrivent dans les écoles de leur groupe linguistique. En 1986,
leur nombre était de 117 539 sur une possibilité de 121 513.
Bref, la situation des Anglo-Québécois ne se compare pas
à celle des autres groupes minoritaires.
On peut se demander pourquoi les francophones se prévalent si
peu de leurs droits constitutionnels. Plusieurs hypothèses permettent
d'expliquer une telle anomalie, mais l'attitude des gouvernements provinciaux
demeure certainement l'une des plus vraisemblables. Les minorités
ont tendance à ne plus utiliser leur langue lorsqu'elles sentent
que celle-ci n'est pas valorisée socialement. Il n'est pas si simple
de faire appliquer la Charte canadienne, car ce sont les tribunaux qui
doivent interpréter les textes constitutionnels. La politique du
«là où le nombre le justifie» a permis toutes
sortes de stratégies pour éviter de donner aux francophones
hors Québec les écoles auxquelles ils ont droit. Les faits
ont démontré qu'il est plus avantageux pour une province
de ne pas mettre en oeuvre les garanties constitutionnelles, quitte à
attendre les poursuites judiciaires et l'interprétation qu'en feront
les tribunaux par la suite quant à l'étendue des droits linguistiques
accordés à la minorité. C'est notamment le cas de
l'Alberta, de la Saskatchewan, du Manitoba et, dans une moindre mesure,
de l'Ontario dans la gestion des écoles.
On comprend mieux pourquoi, à l'exception du Nouveau-Brunswick
et de l'Ontario, un bon nombre d'élèves francophones hors
Québec en est réduit à suivre ses cours dans le
cadre des programmes d'immersion destinés avant tout aux anglophones.
Bien que cela soit interdit par la Constitution et la Cour suprême
du Canada, c'est une autre façon qu'ont trouvée certaines
provinces anglaises pour contourner la Charte des droits et libertés.
Ces programmes d'immersion aident particulièrement les anglophones
de niveau socio-économique aisé ou moyen à devenir
bilingues, tout en dépannant les francophones. Il est évident
que de telles pratiques où le français est enseigné
comme langue seconde ne sauraient convenir aux besoins spécifiques
des francophones. On s'interroge ensuite sur les raisons qui incitent la
moitié des francophones hors Québec à angliciser leurs
enfants!
3.3 La gestion des écoles par les minorités
Enfin, il reste le problème du droit de gestion par la minorité
de ses établissements scolaires. La Constitution canadienne ne traite
pas directement de cette question, mais la jurisprudence a établi
que la Charte garantit ce droit de gestion et que, sans celui-ci, tout
l'article 23 risque de perdre sa force et son caractère réparateur.
Si l'on fait exception du Québec et du Nouveau-Brunswick, la plupart
des conseils scolaires dans tout le Canada français, on emploie
le terme de conseil scolaire pour désigner ce que l'on appelle
au Québec une commission scolaire sont encore contrôlés
par la majorité anglaise. La situation s'est améliorée
en Ontario où existent, depuis 1997, plusieurs conseils scolaires
francophones, mais les pratiques dans les autres provinces laissent encore
à désirer. Dans de nombreux cas, on en est resté,
au mieux, à des compromis boiteux, par exemple des conseils consultatifs
ou d'autres organismes dénués de tout pouvoir décisionnel.
L'absence d'une véritable reconnaissance juridique et d'une valorisation
sociale minimale du français à l'égard des francophones
de la part des provinces ainsi que le refus d'appliquer les dispositions
de la Charte des droits et libertés ont fait en sorte que
la portée réelle de cette Charte est relativement limitée.
Cela dit, même si la Charte ne produit que peu d'effets concrets
dans les politiques linguistiques des provinces, elle demeure avec la Loi
sur les langues officielles la pièce maîtresse de toute
la politique linguistique du gouvernement fédéral.
4 Les tentatives de réforme constitutionnelle
Depuis 1987, le pays a entrepris une série de rondes constitutionnelles.
Mais toute réforme constitutionnelle est difficile dans ce beau
et grand pays auquel on voudrait, selon la formule consacrée, rattacher
le Québec «dans l'honneur et l'enthousiasme».
4.1 L'accord du lac Meech
Le 3 juin 1987, un accord entre les 11 premiers ministres (fédéral
et provinciaux) est conclu: ce fut l'accord du lac Meech. Selon les termes
de cet accord, le Parlement fédéral et toutes les provinces
avaient le rôle de protéger la dualité canadienne,
c'est-à-dire les «Canadiens d'expression française,
concentrés au Québec mais présents dans le reste du
Canada» et les «Canadiens d'expression anglaise concentrés
dans le reste du pays mais aussi présents au Québec»;
ce qui liait nécessairement la population du Québec au bilinguisme
canadien (comme d'ailleurs au multiculturalisme).
Quant à l'Assemblée nationale et au gouvernement du Québec,
ils avaient «le rôle de protéger et de promouvoir le
caractère distinct de la société québécoise»;
ce qui ne liait ni le gouvernement fédéral ni aucune province
à l'exception du Québec. On devine que, en cas de conflit
de juridiction, il serait difficile de concilier la promotion du caractère
distinct du Québec et la promotion de la dualité canadienne,
notamment les droits de la minorité anglophone, sans parler de la
promotion du multiculturalisme.
Quoi qu'il en soit, l'accord du lac Meech ne fut pas ratifié
par toutes les provinces, parce que le Manitoba et Terre-Neuve ne l'ont
pas fait adopter par leur législature respective dans les délais
prescrits par la Loi constitutionnelle de 1982. Même si personne
ne savait vraiment ce que signifiait le concept de «société
distincte», le Canada anglais a craint que le Québec se serve
de cette «coquille vide» pour «brimer» les droits
inaliénables des Anglo-Québécois en voulant se protéger.
4.2 Les propositions constitutionnelles de 1991
En 1991, le gouvernement fédéral fit connaître ses
propres propositions constitutionnelles. Cette fois-ci, le concept de «société
distincte» fut défini et forcément limité
comme «une majorité d'expression française; une culture
unique en son genre; une tradition de droit civil.» De plus, le gouvernement
du Canada proposa d'insérer à l'article 2 de la Loi constitutionnelle
de 1867 une «clause Canada» qui prévoyait notamment
«la reconnaissance de la responsabilité des gouvernements
de préserver les deux majorités et minorités linguistiques
du Canada» ainsi que «la contribution de peuples d'origines
culturelles et ethniques diverses à l'édification d'un Canada
fort». On en revient toujours à la promotion de la dualité
canadienne dans chacune des provinces et à celle du multiculturalisme.
Les réformes constitutionnelles prirent une nouvelle ampleur
en 1992. Ce fut d'abord la publication du Rapport Beaudoin-Dobbie qui reprit
l'essentiel des propositions fédérales précédentes
(société distincte, dualité canadienne, multiculturalisme),
mais en y ajoutant des éléments nouveaux, particulièrement
en ce qui a trait aux autochtones et au Sénat canadien. Pour la
première fois, le Canada reconnaissait aux autochtones «le
droit inhérent de se gouverner selon leurs propres lois, coutumes
et traditions afin de protéger leurs langues et leurs cultures diverses».
Quant au Sénat, on introduisit la notion de la double majorité
en vertu de laquelle «les mesures relatives à la langue ou
à la culture des collectivités francophones devraient être
approuvées par la majorité des sénateurs et par la
majorité des sénateurs francophones.»
4.3 L'entente constitutionnelle de Charlottetown
Puis ce fut l'entente constitutionnelle de Charlottetown du 28 août
1992. Le Québec obtint notamment trois juges à la Cour suprême,
la clause de société distincte (limitée à la
langue, la culture et le droit civil), la garantie de 25 % des sièges
à la Chambre des communes, la double majorité linguistique
au Sénat (pour l'ensemble des sénateurs francophones du Canada),
un droit de veto (à l'instar des autres provinces) sur toutes modifications
aux institutions centrales. De plus, la «clause Canada», celle
qui devait servir à interpréter tout la Constitution, est
revenue. Dans un paragraphe (1), elle précisait les caractéristiques
fondamentales du Canada dont les suivantes semblent particulièrement
pertinentes à notre propos:
c) le fait que le Québec forme au
sein du Canada une société distincte, comprenant notamment
une majorité d'expression française, une culture qui est
unique et une tradition de droit civil;
d) l'attachement (en anglais: commitment)
des Canadiens et de leurs gouvernements à l'épanouissement
et au développement des communautés minoritaires de langue
officielle dans tout le pays;
[...]
h) le fait que la société canadienne
confirme le principe de l'égalité des provinces dans le respect
de leur diversité;
|
De plus, un paragraphe (2) venait préciser le rôle du gouvernement
du Québec envers la société distincte: «La législature
et le gouvernement du Québec ont le rôle de protéger
et de promouvoir la société distincte.» Encore une
fois, le Québec s'est trouvé coincé entre deux clauses
conflictuelles: le concept de la société distincte et celle
de la dualité canadienne. L'entente prévoyait également
une réforme du Sénat où toutes les provinces obtenaient
le même nombre de sénateurs (soit huit).
Quoi qu'il en soit, l'entente de Charlottetown fut rejetée lors
du référendum du 26 octobre 1992. En effet, non seulement
le Québec, mais la Nouvelle-Écosse, le Manitoba, la Saskatchewan
et la Colombie-Britannique ont majoritairement voté NON; à
l'échelle du pays, 55 % des Canadiens ont refusé l'entente
constitutionnelle proposée par le gouvernement fédéral,
les premiers ministres provinciaux et les leaders autochtones.
En somme, les tentatives de modifier la Constitution canadienne en tenant
compte des «deux peuples fondateurs» auront toutes échoué.
Le fragile consensus proposé par la classe politique canadienne
a été perçu comme un compromis inacceptable par une
majorité de Canadiens. Le Québec n'a accepté ni les
concessions de leur premier ministre ni les gains des autres provinces,
alors que le Canada anglais, de son côté, a refusé
au Québec le concept de société distincte et les outils
de protection qui l'accompagnaient.
4.4 L'entente de Calgary de 1997
En 1997, les neuf premiers ministres provinciaux du Canada
anglais se sont réunis à Calgary afin de proposer un «cadre de discussion sur
l'unité canadienne»: ce fut l'entente
de Calgary. Si l'on fait exception des voeux pieux du type «la diversité,
la tolérance, la compassion et l'égalité des chances qu'offre le Canada sont
sans pareilles dans le monde», les premiers ministres anglophones ont déclaré
que tous les Canadiens étaient «égaux» et que «toutes les provinces» étaient
également «égales». D'où la mise en garde suivante (art. 6):
Article
6 Si une future modification constitutionnelle devait
attribuer des pouvoirs à une province, il faudrait que ces mêmes
pouvoirs soient accessibles à toutes les provinces.
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Malgré tout, le Canada anglais semblait prêt à reconnaître
certaines spécificités au Québec (art. 5):
Article 5 Dans ce régime fédéral, où
le respect pour la diversité et l'égalité est un fondement
de l'unité, le caractère unique de la société
québécoise, constituée notamment de sa majorité
francophone, de sa culture et de sa tradition de droit civil, est fondamental
pour le bien-être du Canada. Par conséquent, l'assemblée
législative et le gouvernement du Québec ont le rôle
de protéger le caractère unique de la société
québécoise au sein du Canada et d'en favoriser l'épanouissement.
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On est revenu à la case de départ avec tous les problèmes
qui demeurent dont la société distincte, la réforme
du Sénat, les autochtones, la question des chevauchements de juridiction
et du partage des pouvoirs. L'histoire est là pour démontrer
que le Canada anglais ne s'est jamais résigné à ce
que le Québec se protège «trop» sur le plan linguistique.
De plus, le Canada anglais n'acceptera jamais que le Québec dispose
de droits collectifs que les autres provinces n'auront pas obtenus et,
au surplus, que ces droits aient préséance sur les droits
individuels affirmés dans la Charte des droits et libertés,
une charte que le Canada anglais a adoptée sans le Québec, la seule province
majoritairement francophone du pays.
Si ce n'était que du Canada anglais, le statut particulier pour
le Québec serait une notion nulle et non avenue. La prochaine modification
constitutionnelle avec l'accord du Québec n'est certainement pas
pour demain. Le plus curieux, c'est que la déclaration de Calgary
n'intéressait déjà plus personne un an plus tard,
ni au Québec ni au Canada anglais. Ça, c'est l'un des aspects
les moins glorieux de l'histoire canadienne!
4.5 Lavis de la Cour suprême du Canada (1998)
En 1996, le gouvernement fédéral choisissait de consulter
le plus haut tribunal du pays sur la légalité dune éventuelle
déclaration unilatérale de sécession de la part dune
province, en loccurrence le Québec. Le 20 août 1998, la Cour
suprême du Canada rendait un avis unanime sur cette question. Sinscrivant
dans une démarche dintégrité constitutionnelle canadienne,
la Cour suprême affirmait que le Québec ne peut faire sécession
unilatéralement et que le droit international ne sapplique pas
dans le cas de la sécession du Québec (qui nest ni colonisé
ni opprimé).
La Cour affirmait également que, si le choix
de quitter le Canada appartient aux seuls Québécois, les
conditions de ce départ ne peuvent être déterminés
comme si le reste du Canada nexistait pas. La Cour a rappelé aussi
le caractère légitime du choix de la souveraineté
politique pour le Québec à la condition que la question posée
et la majorité obtenue lors dun référendum soient
claires, et a même affirmé que, dans ces conditions, le Canada
aurait lobligation constitutionnelle de négocier de bonne foi et
ne pas entraver laspiration des Québécois. En fait, les
juges de la Cour suprême ont conféré au projet de sécession
un statut équivalant à celui dune modification constitutionnelle.
De plus, au-delà de ces considérations, la Cour suprême
sest trouvée aussi à souligner les limites du droit en laissant
dans le noir des pans entiers dune éventuelle sécession
et en soulignant les difficultés appréhendées dune
négociation sur une question aussi déchirante.
Lavis de la Cour suprême du Canada pourrait constituer
une autre épisode de cette saga constitutionnelle si ce nétait
du fait qu'elle a mis en place un mécanisme qui favorise un
débouché nouveau dans lequel il est possible de sengouffrer
par la voie référendaire, et ceci, pour traiter dautres
sujets que la seule rupture du Canada. Ainsi, toute province dont le
Québec pourrait relancer le débat constitutionnel à
partir dun plébiscite populaire solide et obliger les autres provinces
à négocier de bonne foi. Laboutissement ne saurait être
garanti, mais lexercice constitutionnel ne pourrait plus être esquivé.
Par exemple, un premier ministre québécois, armé dun
mandat populaire clair, pourrait se présenter à une éventuelle
table constitutionnelle et réclamer la place distincte du Québec
dans la Constitution canadienne (ou en dehors de celle-ci). Ou bien
il se produirait encore un blocage qui ferait définitivement sauter
la fédération canadienne, ou bien le Canada anglais, ayant
compris que le projet sécessionniste québécois nest
plus simplement une mauvaise blague et que toute négation contribue
à donner suite à cette aspiration, trouverait une solution
pour mettre fin à la rupture psychologique qui résulte de
léchec du lac Meech. Quoi quil en soit, il sagit là
de la politique-fiction et lavis de la plus haute cour du pays ne règle
en rien. Pour le moment, ni la question constitutionnelle et encore moins
la question linguistique au Canada. La réalité risque de
se présenter autrement...
5 La loi fédérale sur la clarté