Lettre au roi

sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre

Jules Destrée (1), 1912

Jules Destrée (1863-1936) est un homme politique belge. Son texte le plus célèbre est sa Lettre au roi rédigée en 1912, l'un des textes fondateurs de la prise de conscience de l'identité wallonne. L'auteur y expose la situation linguistique qui prévalait en Belgique dans les années précédent la Première Guerre mondiale. De son long texte, les deux phrases suivantes sont restées dans l'histoire de la Belgique wallonne:

  • « Et maintenant que me voilà introduit auprès de Vous, grâce à cette sorte de confession, laissez-moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : "Il n'y a pas de Belges, mais des Wallons et des Flamands." »
     
  • « Sire (...) Vous régnez sur deux peuples. Il y a en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n'y a pas de Belges. »

Le texte reproduit ici n'est pas une version intégrale. C'est le point de vue des Wallons qui est développé dans ce texte, pas celui des Flamands qui accuseraient sûrement Destrée de racisme.

Les notes de bas de page sont celles des Éditions de la Wallonie Libre, Gembloux.

GRAVITÉ DU PROBLÈME BELGE

Je m'excuse de la liberté que je prends de Vous écrire, Sire. Je m'en excuse respectueusement. Mais il me paraît que mon devoir m'y force. Vous devez être étrangement renseigné sur les questions dont je veux Vous entretenir; Votre formation intellectuelle, Votre entourage, tout doit Vous mettre, vis-à-vis de nous, en prévention défavorable.

Et d'autre part, parce que Vous êtes le premier citoyen du pays, placé au-dessus de nos batailles coutumières, peut-être, comme le voyageur au sommet de la montagne qui découvre un plus large horizon, verrez-Vous mieux que Vos conseillers en proie aux soucis de la plaine, les nuages noirs qui là-bas se forment et s'amoncellent, et l'orage qui menace.

Il faut donc que je Vous parle. Et veuillez oublier tout d'abord, Sire, que celui qui ose ainsi s'adresser à Vous est un député socialiste. Ce que je veux Vous dire, un catholique, un libéral pourrait Vous le dire, comme moi. Un citoyen n'appartenant à aucun parti, aussi. La question dépasse les partis politiques. Elle s'y mêle parfois, mais elle leur est supérieure. Et pour la bien voir, il faut la voir de haut.

Je sais qu'on Vous dira que les socialistes sont des sans-patrie (2), que la propagande wallonne est une oeuvre malsaine, et que nous cherchons insidieusement à détruire Votre royaume.  Écoutez-moi jusqu'au bout Sire; ensuite, Vous déciderez. Il y a peut-être plusieurs manières d'aimer son pays et de le prouver; il y a peut-être, dans l'appréciation de notre propagande, le dépit d'un égoïsme dérangé; il y a peut-être deux façons de comprendre l'avenir de l'unité nationale.

Sans doute, les socialistes sont internationalistes, et je pense, avec mes amis, qu'il est bon de multiplier les ententes entre les peuples, de généraliser les conquêtes de la civilisation, de resserrer les liens entre tous les membres de la grande famille humaine. Mais, l'Internationale, par définition, suppose des nations. Plus ces nations seront logiquement constituées, fortement organisées, indépendantes et libres, plus les conventions qu'elles formeront entre elles seront fécondes et solides. Un despotisme centralisateur qui supprimerait par la force la vie propre des nationalités serait exactement le contrepied de l'Internationale.

On peut donc rêver aux États-Unis d'Europe et chérir sa patrie (...).

Lorsque l'on songe aux déviations abominables du sentiment patriotique, aux spéculations immondes qui s'abritent sous ce
noble manteau, on pense à ce mot de Sheridan : Le patriotisme, c'est l'argument suprême des scélérats ! Et l'on hésite à se dire patriote (...) (3).
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(1) Jules Destrée, né le 21 août 1863 à Marcinelle, obtint son diplôme de docteur en droit de l'Université Libre de Bruxelles en 1883 et entra au Parlement le 14 octobre 1894 comme député de Charleroi. Il devait y rester jusqu'à sa mort le 3 janvier 1936. Sa lettre au roi Albert Ier (1909-1934) parut pour la première fois dans la Revue de Belgique le 15 août 1912. Le gouvernement présidé par M. de Broqueville était, comme les précédents depuis 1884, catholique homogène et s'appuyait sur une majorité flamande.
(2) La participation des socialistes à la Grande Guerre a mis fin à cette accusation.
(3) Sheridan, auteur dramatique et homme politique né à Dublin en 1751 et mort à Londres en 1816, fut secrétaire d'État des Affaires étrangères (en 1782) et du Trésor (en 1783) du Royaume-Uni.

CE QUI DISTINGUE LES FLAMANDS DES WALLONS

Et maintenant (...), laissez-moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : il n'y a pas de Belges.

J'entends par là que la Belgique est un État politique, assez artificiellement composé, mais qu'elle n'est pas une nationalité. Elle date de 1830, ce qui est vraiment peu. Je sais qu'on prétend qu'elle existait antérieurement, à l'état latent et que notamment sous les ducs de Bourgogne, elle faillit se réaliser déjà. Mais combien il faut, pour cela, solliciter les faits. De ce que deux fragments, extrêmes tous deux, l'un de l'empire germanique, l'autre de la royauté française, ont pu tous deux chercher pareillement à s'affranchir du pouvoir lointain, de certaines similitudes de leur histoire, il est vraiment osé de conclure à la communauté de vie, de moeurs et d'aspirations qui constitue un peuple. Au reste, laissons ces controverses sur le passé aux historiens et aux journalistes, et voyons les faits actuels.

Nos superbes forêts de l'Ardenne étalent leur manteau vert sur des collines aux assises rocheuses, et les jardins de la Flandre s'étendent dans le vaste horizon calme sur des terrains de sable. Géologiquement, le pays est double et les aspects du paysage correspondent à la différence du sous-sol.

Les gens qui vivent dans ces contrées diverses sont divers comme elles et les âmes sont aussi différentes que le sont les paysages. Un paysan campinois et un ouvrier wallon sont deux types distincts d'humanité. L'un et l'autre Vous ont pour Roi, Sire; mais une communauté d'existence politique ne suffit point à les rendre semblables.

Observez-les : et Vous constaterez tout d'abord combien les activités auxquelles ils se vouèrent, par l'influence du milieu, sont différentes et presque opposées. La Flandre est, en grande majorité, agricole; la Wallonie est, en grande majorité, industrielle. (4)

Et, nécessairement, cette diversité des conditions économiques devait accentuer, au lieu de l'affaiblir, la diversité originale commandée par la race et par le sol. Observez-les encore et tâchez à comprendre leur mécanisme intérieur. En dehors de traits communs à tous les habitants de l'Europe occidentale, vous apercevrez vite des différences profondes: le Flamand est lent, opiniâtre, patient et discipliné; le Wallon est vif, inconstant et perpétuellement frondeur de l'autorité. Les sensibilités sont différentes : telle idée, tel récit, qui enthousiasmera les uns, laissera les autres indifférents, peut-être même leur fera horreur.

Il s'explique dès lors que les divergences sur la façon de comprendre la vie aient leur écho dans la manière de se laisser impressionner par les problèmes de l'au-delà de la vie. La Flandre est en grande majorité catholique et, parfois, assez agressivement et bassement catholique; en Wallonie, au contraire, la foi n'est plus guère qu'une habitude et les libres penseurs sont très nombreux.

— Mais il est une preuve plus caractéristique et plus décisive encore de la dualité foncière de Votre royaume, plus incontestable que celles qui se peuvent déduire du sol, des paysages, des activités, des tempéraments et des croyances, c'est la langue.

Une langue est un trésor accumulé au cours des âges par une communauté humaine. Elle y a inclus le souvenir et l'écho
de ses moeurs, de ses croyances, de ses douleurs. Elle éveille chez ceux qui la parlent des impressions confuses qui remontent aux jours incertains de l'enfance balbutiant sur les genoux maternels, et plus loin encore, des correspondances avec les ancêtres immémoriaux. Il y a du mystère dans l'attachement à la langue, parce qu'il tient moins à notre être raisonneur qu'à notre inconscient profond. Et ce n'est que lorsqu'on conçoit ainsi le problème, qu'on pense à ses millions de racines ténues qui s'enfoncent dans le passé le plus reculé, que l'on comprend le caractère sacré d'une langue, et combien sont délicates et insolubles par les seuls procédés de l'intelligence, les questions que son usage soulève.

Dès 1836, (...) les Flamands fondaient à Gand une société sous ce titre-programme : De taal is gansch het volk. Ils affirmaient par là que la langue est la caractéristique essentielle de ce qui constitue un peuple (...).

Vous régnez sur deux peuples. Il y a en Belgique, des Wallons et des Flamands; il n'y a pas de Belges.
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(4) Depuis lors, la Flandre s'est fortement industrialisée au point de compter près du double du nombre d'ouvriers de la Wallonie.

LES « BELGES »

Il est bien évident que cette proposition est l'expression d'une vue d'ensemble. Elle est trop absolue si l'on veut s'attarder aux détails.

On pourrait m'objecter par exemple qu'il faut considérer comme Belges, au point de vue qui nous occupe actuellement, ceux qui parlent les deux langues nationales. Même si l'on y ajoute, les (...) polyglottes, qui ne voit que ces Belges ne sont encore qu'une proportion infime en comparaison des deux autres groupes et qui ne sait, en regardant un peu autour de soi, que la majorité de ces bilingues est de race flamande?

Nous n'avons donc dans cette statistique, pour établir l'existence d'une mentalité belge, aucun indice révélateur. Nous en sommes réduits à des investigations personnelles; elles nous renseignent deux catégories de Belges : la première, la plus importante par le rôle en évidence qu'elle joue, comprend le monde officiel, constituant toute la structure de notre État politique, tous les fonctionnaires attachés à la Belgique par leur situation, leurs honneurs, leurs traitements, chez lesquels les Brabançonnes tant entendues et les clichés des discours de parade ont développé un patriotisme superficiel plus ou moins sincère. C'est tout ce monde-là qui Vous entoure, Sire, et je crains qu'il ne Vous fasse illusion. Il faut regarder par-dessus pour apercevoir les forces vives de vos deux peuples.

Une seconde espèce de Belges s'est formée dans le pays, et principalement à Bruxelles. Mais elle est vraiment peu intéressante. Elle semble avoir additionné les défauts des deux races, en perdant leurs qualités. Elle a pour moyen d'expression, un jargon innommable dont les familles Beulemans et Kakebroek ont popularisé la drôlerie imprévue. Elle est ignorante et sceptique. Elle a pour idéal un confortable médiocre. Elle ne croit à rien, est incapable de générosité ou d'enthousiasme, soupçonne toujours chez autrui le mobile bas et intéressé, abaisse par la zwanze toute idée qui la dépasse. Certains laudateurs de cette platitude en ont voulu faire une vertu : le middelmatisme, mot aussi laid que l'état d'esprit
signifié. Le patriotisme de ces middelmates est nul, ils accepteraient bénévolement toute domination qui ne dérangerait point leurs aises coutumières. Cette population de la capitale, dont quelques échantillons épars existent en province, n'est point un peuple : c'est un agglomérat de Métis.

Il n'est point de règles sans exception. Lorsqu'on cherche à établir des vues générales, il est toujours possible de se voir objecter des cas isolés. Il est, certes, parmi ces produits croisés, des individualités particulièrement éclatantes de nature à faire oublier les autres. Un homme comme Edmond Picard, par exemple, est le fils d'un père wallon et d'une mère flamande. Mais que de Kakebroek pour un Edmond Picard ! (5)

Et si M. Edmond Picard a été l'un des plus ardents défenseurs de cette illusion falote qu'on a appelée Pâme belge, l'ironie des
destins a voulu qu'il fût aussi, dans ses écrits sur l'antisémitisme par exemple, le théoricien des races, du danger et de la stérilité de leurs croisements, le dénonciateur implacable de l'infériorité des Métis.

Non, Sire, il n'y a pas d'âme belge. La fusion des Flamands et des Wallons n'est pas souhaitable, et, la désirât-on, qu'il faut
constater encore qu'elle n'est pas possible.

La distinction des races et des langues a pu s'expliquer jadis par la Forêt charbonnière ; depuis des siècles, cet obstacle aux communications a disparu et l'interpénétration ne s'est point faite (6). Des gouvernements se sont usés à cette oeuvre vaine et ont cherché à faire reculer soit le flamand, soit le français. La frontière linguistique est restée immuable, attestant la volonté têtue des deux peuples de ne point se confondre.
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(5) Edmond Picard (1836-1924), juriste éminent et écrivain de talent, fut le «patron» de Jules Destrée quand celui-ci fit son stage d'avocat à l'âge de vingt ans (1883).
(6) L'origine de la frontière ethnique s'explique de nos jours par une différence de densité des populations gallo-romaines et germaniques au Nord et au Sud. Contrairement à ce que l'on croyait, la Forêt charbonnière ne s'étendait pas de l'est à l'ouest, mais du nord au sud. Elle ne pouvait donc pas être une barrière aux invasions germaniques.

LE MOUVEMENT FLAMAND

Ceci constaté, une règle s'en déduit avec évidence : pour que cet État politique formé de deux peuples distincts puisse poursuivre harmonieusement ses destinées vers une prospérité commune, il faut qu'aucun de ces deux peuples ne soit lésé, ou ne puisse se croire lésé, au profit de l'autre. Équilibre que Votre charge Vous convie à réaliser, équilibre difficile et délicat, mais qui est la condition même de l'unité et de l'avenir de Votre royaume.

Or, au lendemain de 1830, l'équilibre fut rompu au détriment des Flamands. La Révolution avait été faite contre la Hollande
et consolidée par l'appui de la France; ses principaux artisans étaient des Wallons; l'une de ses causes était l'obligation du néerlandais. L'arrêté du prince d'Orange du 1er octobre 1814 avait provoqué, dès sa promulgation, les plus vives protestations et il était vraiment insolent de placer une inscription flamande sur une porte de la forteresse de Charleroi.

Ces circonstances expliquent aisément la primauté accordée au français. Tout en reconnaissant, de façon assez vague, la faculté des deux langues, les Constituants déclarèrent que le texte français serait le seul texte officiel des lois (art. 23, Const., art. 5 de la loi du 19 septembre 1831).

Sans doute, il n'y avait dans le fait que la législation fût officiellement française, qu'un inconvénient bien léger pour les Flamands. Mais ce fait correspondait à d'autres, infiniment moins acceptables: l'enseignement, la justice, l'administration étaient en pays flamand exclusivement français.

Les réclamations ne tardèrent point. Ce furent des littérateurs, (...) qui leur donnèrent le plus solide point d'appui. Dès 1840, des pétitions (...) esquissèrent un programme de réformes (...) dont les Flamands ont poursuivi jusqu'aujourd'hui la réalisation, avec cette indomptable ténacité qui est l'une de leurs qualités essentielles.

Au mois d'août 1849, un Congrès flamand se réunit à Gand. Ses organisateurs avaient audacieusement dépassé les frontières politiques pour mieux affirmer la communauté de race. Ils avaient fait appel aux Flamands de France, de Hollande et d'Allemagne. Si nous, Wallons, nous tendons quelque jour la main à nos frères du nord de la France (...) nous ne ferons que suivre un exemple ancien.

L'agitation se perpétua (...). En 1862, à l'occasion de la discussion du projet d'adresse en réponse au discours du Trône, la question flamande fut posée pour la première fois à la Chambre des Représentants. M. P. de Decker signala « l'irritation » et « la désaffection » qui commençaient à se manifester dans les districts flamands. (...) (7)

Nous pouvons dire aujourd'hui, en 1912, au nom de la Wallonie, ce que M. de Decker disait il y a cinquante ans, au nom de la Flandre. (...)

Et d'année en année, sous les aspects les plus divers, la question flamande réapparut, s'imposant à l'opinion, dérangeant les habitudes des bourgeois des Flandres, mais trouvant dans le peuple d'ardents partisans.

Je n'ai ni le loisir ni l'intention de faire l'historique de ce mouvement flamand. Il me suffit d'en avoir noté les raisons et reconnu le caractère légitime. Mais si, à l'origine de ce mouvement, nous découvrons les griefs les plus justifiés, nous y découvrons aussi un sentiment déplorable de haine vis-à-vis de la France (...); on appelle Fransquillons les partisans de la culture française; on déclare la guerre à l'influence étrangère (...). Tant de coups portés à la France atteignent les Wallons.

Mais les Wallons sont généreux et lorsqu'une iniquité leur est signalée, ils oublient les injures et s'associent aux Flamands pour la réforme réclamée. Successivement, les Flamands virent ainsi faire droit à leurs protestations; moi-même, à certains jours, je fus parmi les artisans de cette justice.

La première révision constitutionnelle donna au mouvement flamand une extraordinaire puissance. Les bourgeois des Flandres avaient pu, avec quelque dédain, reléguer le flamand à l'office ou le laisser aux disputes du peuple dans la rue; ce peuple, une fois investi du droit électoral, voulut être honoré dans sa langue et contraignit ses maîtres à une humiliante soumission. Il ne faut pas chercher ailleurs l'explication de l'intrusion du flamand dans les débats parlementaires : discours et prestations de serment.

À l'heure présente, le mouvement, enivré de ses succès et de sa force populaire, a atteint son but. Il le dépasse. Il menace la Wallonie.

C'est un phénomène que constate fréquemment le spectateur de nos agitations humaines : actions et réactions se succèdent, également excessives et injustes, pareilles à un pendule oscillant, incapable de s'arrêter au point mort de l'équité absolue. Peut-être aussi est-il vain, en semblable matière, de chercher la conciliation et la justice : la satisfaction des uns ne peut sans doute être obtenue qu'au prix du mécontentement des autres. Les Flamands, d'un effort patient et vigoureux, ont rejeté le fardeau inique et voici maintenant que les Wallons le sentent peser sur leurs épaules.
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(7) Le flamingant Pierre de Decker fut premier ministre de 1855 à 1857 Il profita de son passage au ministère pour créer une Commission pour la recherche des griefs flamands (27 juin 1856) composée de flamingants notoires tels que Conscience, David, Snellaert, etc. Ce député de Termonde avait déclaré au Parlement que l'influence française était plus dangereuse pour l'unité nationale que l'influence hollandaise (1844).

LA FLANDRE CONQUÉRANTE

Ce qu'ils nous ont pris déjà? Je vais essayer de Vous l'indiquer.

Ils nous ont pris la Flandre, d'abord. Certes, c'était leur bien. Mais c'était aussi un peu le nôtre. Confiants dans l'illusion belge, nous avions appris à considérer comme des expressions de l'âme de nos aïeux, la fierté farouche des beffrois et des hôtels de ville, l'élan religieux des églises du beau pays de Flandre. Si les hasards de la vie nous amenaient à nous déplacer, nous nous retrouvions un peu chez nous à Gand ou à Anvers. Hélas ! ces temps ne sont plus et s'éloignent de nous chaque jour.

L'ancien principe de la nationalité des lois a fait place à leur régionalité, en matière de justice ou d'enseignement. II y a, dans les détours de leurs textes, mille prétextes à vexer les Wallons qui s'égarent en Flandre. Des municipalités hargneuses vis-à-vis de nous, ont encore renchéri. (...)

Les établissements publics sont flamands. Les petits fonctionnaires, avec lesquels le public est en rapport, vous répondent
agressivement en flamand. Nous nous sentons actuellement en Flandre des étrangers, au moins autant qu'à La Haye ou à Amsterdam. Et nous sommes parfois moins bien traités que des étrangers. (...)

On pourrait citer des milliers de ces menus faits, révélateurs de cet étrange état d'esprit, l'affirmation systématique de la culture flamande, la proscription systématique de la culture française. L'injure, la menace, l'intimidation, la contrainte sont incessantes. Les Flamands qui veulent garder contact avec la civilisation française sont méprisés et bafoués. Le couronnement de cette entreprise, poursuivie avec leur inlassable ténacité, sera l'extinction de ce dernier foyer de culture française en Flandre, l'Université de Gand.

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Ils nous ont pris notre passé. Nous les avons laissé écrire et enseigner l'histoire de Belgique, sans nous douter des conséquences que les traditions historiques pouvaient avoir dans le temps présent. Puisque la Belgique, c'était nous comme eux, qu'importait que son histoire, difficile à écrire, fût surtout celle des jours glorieux de la Flandre? Aujourd'hui, nous commençons à apercevoir l'étendue du mal. Lorsque nous songeons au passé, ce sont les grands noms de Breydel, de Van Artevelde, de Marnix, de Anneessens qui se lèvent dans notre mémoire. Tous sont des Flamands ! Nous ignorons tout de notre passé wallon. C'est à peine si nous connaissons quelques faits relatifs aux comtes du Hainaut ou aux bourgmestres de Liège. Il semble vraiment que nous n'ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes.

Des milliers et des milliers d'écoliers ont subi le même enseignement tendancieux. Je suis confus de mon ignorance quand je m'interroge sur le passé wallon. (...)

Mais quelle que soit mon incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif des dernières commémorations me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des Flamands ne se plaise qu'à célébrer des massacres de Français. La bataille des Éperons d'or, si éloignée (1302 !) est devenue extraordinairement populaire parce qu'elle fut l'écrasement de la chevalerie française. Toute la Campine fut soulevée en 1898 pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta avec raison l'héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan, dans tous ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de la France, la malédiction de l'étranger. Certains fanatiques flamingants, quand ils vous parlent d'histoire, semblent toujours regretter le temps où la mauvaise prononciation de schild en vriend était punie de mort immédiate. (8)

Ils nous ont pris nos artistes. Le maître pathétique de Tournai, Roger de la Pasture, l'un des plus grands artistes du XVe siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le nom de Vander Weyden. L'art flamand brille d'un éclat radieux. L'art wallon est ignoré (...) (9).

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Ils nous ont pris les emplois publics. Partant de ce principe juste : que le fonctionnaire est fait pour le citoyen et non le citoyen pour le fonctionnaire, ils ont exigé que tout agent de l'État connût les deux langues, en Flandre d'abord, dans tout le pays ensuite. À multiples reprises, cette exigence s'est manifestée, toujours plus impérieuse. Sa conséquence directe, c'est l'exclusion des emplois publics de ces (...) millions de Wallons qui ne comprennent que le français. Nul n'est forcé d'être fonctionnaire, me dira-t-on, et si le Wallon le veut devenir, qu'il apprenne le flamand ! Le raisonnement est plausible en théorie, mais il ne tient pas compte des faits. Le premier fait qu'on peut déplorer, mais qu'on doit constater, c'est la répugnance marquée que le Wallon a pour l'étude de la langue flamande. Le second fait, c'est que les Flamands des grandes villes se trouvent, pour apprendre le français, dans des conditions infiniment plus favorables que le Wallon désireux d'apprendre le flamand. Le troisième fait, enfin, c'est qu'il est déraisonnable d'exiger le bilinguisme de toute une série de fonctionnaires et d'agents qui ne sont pas en rapports directs et fréquents avec des populations bilingues. La vérité, c'est qu'il serait à souhaiter que le juge d'instruction, le gendarme chargé de faire une enquête, le juge de paix connussent les patois de leur région; mais qui donc se souciera de cette application saine et pratique de la règle que j'énonçais au début de ce paragraphe? Ce sont des examens sur le néerlandais littéraire qu'on exigera des fonctionnaires, des plus modestes agents d'autorité ou de gestion, d'un garde-barrière d'un passage à niveau en Wallonie, du greffier du conseil de prud'hommes d'appel ! Et ainsi quand la rigueur des principes théoriques remplace la bonne volonté, l'exigence devient blessante et vexatoire, et les Wallons se trouvent et se trouveront de plus en plus écartés, en Flandre et en Wallonie même, des emplois publics.

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Ils nous ont pris notre argent. Nous payons tribut, ainsi qu'un peuple vaincu. Ceux qui s'occupent de ces calculs ardus ont maintes recevait. Ils ont comparé les dépenses faites par le Trésor public dans le nord et dans le sud du pays. Ils ont dit que la Wallonie était sacrifiée. Ce sont des questions complexes et d'une étude malaisée. La comptabilité étant unique, il est périlleux de distinguer dans les recettes la part des deux régions, et, quant aux dépenses, il ne suffit évidemment pas qu'une dépense soit faite en Flandre pour qu'elle soit au bénéfice exclusif des Flamands. Je n'ai pas besoin, par exemple, de rappeler l'intérêt énorme de nos centres industriels à voir aménager convenablement le port d'Anvers. Mais quoi qu'il en soit, des observations quotidiennes peuvent nous démontrer que la Wallonie est moins bien traitée que la Flandre. Il suffit de récapituler les grands travaux publics en souffrance ou en projet. (...)

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Ils nous ont pris notre sécurité. Nous ne sommes plus à l'aise vis-à-vis d'eux; nous sommes, à cause d'eux, inquiets vis-à-vis de l'étranger. Nous la sentons chaque jour approcher comme un fléau terrible, la guerre entre nos voisins du sud et de l'est et nous savons par des révélations récentes, que nous sommes le chemin de l'invasion et impuissants à l'empêcher. (...) (10)

Ils nous ont pris notre liberté. Ce point touche directement à la politique, Sire. J'ai été mêlé à celle-ci, passionnément, avec toute l'impétuosité de convictions ardentes. Cependant, j'essayerai d'en parler de façon toute objective, avec l'indifférence d'un entomologiste observant des insectes ou d'un chimiste suivant une expérience de laboratoire. (...) (11)

La Flandre s'avère dévouée au gouvernement; la Wallonie hostile. (...) Cette situation est évidemment grave. Elle révèle l'opposition des idéals du Nord et du Sud. L'on n'y conçoit pas de même les directions à donner aux affaires publiques. Bien plus, les mêmes mots essentiels : liberté, justice, prospérité nationale, divisent, au lieu de rapprocher, puisqu'ils ont un sens différent selon qu'on les prononce en Flandre ou en Wallonie. La petite presse électorale est particulièrement édifiante à cet égard; alors que dans les milieux de culture intense et contradictoire, la discussion ne porte que sur l'appréciation des faits, et non sur les faits eux-mêmes, les malheureux lecteurs de ces petits journaux ont du monde extérieur la vision la plus faussée qu'on puisse imaginer. Un paysan de la Campine et un ouvrier wallon ont ainsi chacun des sympathies et des admirations qui feraient horreur à l'autre. La propagande électorale ainsi entendue prépare à la guerre civile deux peuples ennemis et ne pouvant se comprendre.

La force seule donc décidera dans ce conflit redoutable. Et voici, entre ces deux peuples dressés, que Bruxelles vient assurer
définitivement la prédominance flamande. Les Wallons sont donc vaincus, et pour longtemps. Ils mettent maintenant dans le suffrage universel l'espoir d'une revanche. Il n'est pas du tout certain que le suffrage universel la leur procurera. Il n'est pas du tout certain qu'un gouvernement de gauche oserait s'affranchir de la tutelle flamingante. D'ailleurs, les Flamands, plus nombreux déjà, sont plus prolifiques.  Les Wallons sont donc, et seront de plus en plus exposés à voir le pouvoir central contrecarrer leurs directions mentales, anéantir leurs espoirs, leur imposer des conceptions étrangères.

Jadis, l'alternance des partis était aussi l'alternance des influences régionales. Aujourd'hui, l'avenir paraît fermé à cette
éventualité. Nous nous trouvons, en fait, dans la situation d'un peuple vaincu et annexé, comme l'Alsace-Lorraine vis-à-vis de l'Allemagne. Nous avons des maîtres de race étrangère. Les lumières qui éclairent les chemins de la nation nous viennent de Vorst ou de Turnhout. (...)

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Ils nous ont pris notre langue. Plus exactement, ils sont occupés à nous la prendre. Nous ne connaissons encore que la menace et l'humiliation. L'oeuvre maudite se poursuit lentement, par degrés, sans brusque éclat, avec la patiente opiniâtreté qu'ils apportent en leurs conquêtes. On y distingue trois étapes : d'abord, le flamand se glisse insidieusement, humblement, auprès du français. Il ne s'agit que d'une traduction; qui pourrait refuser ce service fraternel à nos frères? Puis, un beau jour, le flamand s'affirme en maître; il revendique la première place qu'il appelle l'égalité; le français n'est plus que toléré. Enfin, le français sans cesse anémié, diminué, proscrit, disparaît. Et le lion de Flandre est souverain sans partage.

Je m'empresse de dire que l'évolution n'est complète que dans certaines villes de Flandre. En Wallonie, nous n'en sommes
encore, le plus souvent, qu'à la première ou à la seconde étape. Mais petit à petit, si l'on n'y prend garde, nous en revenons au
régime inauguré par le prince d'Orange en 1814. (...)

Le Flamand ne recule jamais. Il a la douce obstination têtue du fanatisme. (...)

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* *

Ils nous ont pris... Mais je m'arrête. Ce n'est pas le cahier de nos griefs que j'entends dresser ici. J'ai simplement voulu Vous montrer quelques points douloureux. Peut-être, malgré ma volonté de modération, ai-je trop assombri quelques traits du tableau; peut-être ai-je, à certains moments, exagéré le mal. J'en sais pourtant qui diront que je suis resté en deçà de la vérité. Je n'ai pas le loisir aujourd'hui d'apporter en tout cela les précisions nécessaires. Des hommes de bonne volonté vont incessamment s'y employer. Je désire seulement Vous signaler l'état de malaise et d'inquiétude de la Wallonie. Est-elle sacrifiée autant qu'elle le croit? Nous le rechercherons plus tard. Il suffit qu'elle se croie menacée pour que cette opinion crée un danger.
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(8) La bataille des Éperons d'or du 11 juillet 1302 est célébrée chaque année à Courtrai et dans tout le pays flamand avec la participation de représentants du gouvernement belge malgré le caractère anti-français donné à cette manifestation. La guerre des Paysans (boerenkrijg) est de même célébrée en tant que révolte des paysans flamands contre le régime français (1794-1799), révolte qui fut matée par le général Jardon originaire de Verviers. Dans la nuit du 17 au 18 mai 1302 furent massacrés (Matines brugeoises) tous ceux qui ne savaient pas prononcer correctement scilt ende vrient (orthographe de l'époque) dont la signification, « bouclier et ami », est discutée.
(9) Lire à ce sujet le livre de Jules Destrée intitulé Roger de la Pasture - Van der Weyden publié à Bruxelles chez Van Oest en 1930 (2 vol., 156 pl.) et celui d'André Piron sur la Peinture wallonne ancienne publié par l'Institut Jules Destrée (Couillet, 1962, 2 vol., 11 pl.).
(10) Il ne faut pas perdre de vue que ces lignes ont été écrites avant l'invasion de 1914.
(11) Dans le passage supprimé, l'auteur montre, chiffres à l'appui et en se basant sur le résultat des élections de 1912, que le gouvernement catholique conservateur s'appuye sur une majorité flamande.

LA BELGIQUE EN DANGER

Un danger pour l'unité nationale, un danger pour Votre royaume, évidemment. Aveugle qui ne le voit pas ! (...)

Il est, parmi Vos conseillers et les dirigeants de nos affaires publiques, deux sortes de politiciens dangereux, dangereux parce
qu'ils n'ont pas l'esprit ouvert. Les premiers voient le mal, mais s'imaginent que l'autorité en aura facilement raison. Si les Wallons ne sont pas contents, on leur enverra des gendarmes. Évidemment, le procédé est expéditif et dispense de fatigantes méditations. Mais il n'atteint pas toujours le résultat souhaité. On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus. Les seconds voient le mal et accusent ceux qui le dénoncent. Ce n'est pas plus intelligent. Ces gens-là ont la mentalité des paysans russes insultant et massacrant les médecins qui viennent essayer de les préserver du choléra. Pour ma part, pour avoir dit qu'il y avait une question wallonne, j'a i déjà à choisir entre criminel et hurluberlu. J'en verrai d'autres. Je leur répondrai tranquillement, selon la leçon de Thémistocle : Frappe, mais écoute !

La répression ou la négation ne sont donc point des remèdes dont Vous puissiez Vous satisfaire. On en a proposé un autre : la séparation. Ce fut au Sénat, dans cette assemblée dont Vous avez pu, autrefois, apprécier l'atmosphère lénifiante, qu'un homme éminent, modéré entre tous, jurisconsulte avisé et prudent, M. Dupont, s'écria, un jour que les prétentions flamandes lui avaient paru particulièrement exaspérantes : Vive la séparation administrative ! Ce n'était point, assurément, un criminel ni un hurluberlu.

Je viens de relire la brochure en laquelle on réunit les discours prononcés sur sa tombe. Tous les partis ont tenu à honneur de le saluer magnifiquement. Vos ministres eux-mêmes, au nom du monde officiel, ont prononcé d'admiratives oraisons funèbres. Il me paraît donc que je puis m'abriter sous le bouclier de cette grande mémoire. (12)

Au surplus, à quoi bon? Quelque autorisée que soit la voix d'un homme d'État, elle n'est que peu de chose à côté de la voix populaire. Et si l'opinion de M. Dupont doit retenir Votre attention, Sire, c'est non seulement en raison de la valeur et du caractère de son auteur, mais surtout parce qu'elle a rencontré des adhésions de plus en plus nombreuses dans les coeurs wallons. (...)

Assurément, la grande masse est encore indifférente. Nous ne sommes pas encore au coeur de la tempête. Mais quand elle s'éveillera tout à fait, qui donc la pourra régir? Nous n'avons pas les méthodes lentes et disciplinées des Flamands; ce sera tout à coup que l'on se trouvera un jour, brusquement, si l'on continue à fournir des griefs à cette irritation, en présence du problème tout entier de l'indépendance wallonne.

Gouverner, c'est prévoir. Est-ce trop Vous demander que de Vous demander de prévoir ce jour-là? N'est-ce point faire oeuvre salutaire et utile au pays que de préparer, pendant qu'il en est temps encore, les solutions que nous pourrons offrir, s'il le faut, à ce peuple excédé?
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(12) Émile Dupont, sénateur de Liège, était vice-président du Sénat et président d'honneur de la Ligue wallonne fondée à Liège le 9 mai 1897. C'est à la séance du 10 mars 1910 qu'il s'écria : « Vive la séparation administrative ! ».

DE LA SÉPARATION À L'UNION

Qu'est-ce donc au juste que cette séparation préconisée par M. Dupont? Il ne s'en est pas expliqué. Je ne pourrais, pas plus qu'il ne l'a fait, Vous soumettre actuellement des précisions détaillées à cet égard. Les gens qui prétendent exiger des socialistes le plan de la société future, et tous ceux qui essayent de leur répondre, m'ont toujours paru se livrer à des spéculations assez fastidieuses.

Le système le plus élégamment construit dans un cabinet de travail se trouve culbuté lorsqu'il doit s'adapter aux faits. On n'opère pas sur des hommes comme on peut le faire sur des nombres. Le plus habile prophète ne prévoit pas tous les événements qui rendent vaines les solutions les plus ingénieuses. La séparation sera donc, avant tout, ce que les circonstances la feront. Si les gouvernants ont la sagesse d'éviter de froisser davantage la Wallonie, d'étudier ses griefs et de donner satisfaction à ceux qui seraient reconnus fondés, il est possible que le mouvement s'apaise et se contente d'une autonomie un peu plus assurée, de relations un peu plus souples avec le pouvoir central. Mais si, comme tout le fait, hélas ! prévoir, nos gouvernants continuent à méconnaître les aspirations wallonnes, à subir l'impulsion des Flamands dont ils dépendent, alors les solutions les plus radicales s'imposeront.

Au pis aller, si c'était la séparation complète, pourquoi ne pourrait-elle pas se réaliser dans la concorde et l'harmonie? Si nous étions des États-Unis, comme la Suisse ou l'Amérique, si nous avions notre Home Rule comme l'Irlande, le mal serait-il grand? Une Belgique faite de l'union de deux peuples indépendants et libres, accordés précisément à cause de cette indépendance réciproque, ne serait-elle pas un État infiniment plus robuste qu'une Belgique dont la moitié se croirait opprimée par l'autre moitié? Au jour critique des complications internationales, Flamands et Wallons sentiraient battre leur coeur d'un même battement pour leur patrie et leur liberté, tandis que si on laisse croître « l'irritation » et la « désaffection », comment peut-on espérer que les Wallons défendraient avec pareille ardeur, la patrie et la liberté... des Flamands?

Vos paroles d'Anvers ont heureusement souligné ces choses. Vous avez constaté que Votre royaume était fait de « deux populations également vaillantes, également douées ». Vous avez préconisé « avec émotion », « la force par l'union, par l'entente loyale et cordiale ». On ne saurait mieux dire. L'union fait la force, mieux que ne pourrait la faire l'unité. Une unité menteuse, imposée, basée sur la brutale contrainte du nombre, une unité qui serait dans les proclamations officielles et non dans le coeur des citoyens ne vaudra jamais une union librement consentie, une entente loyale et cordiale. Cette union-là peut-elle s'établir dans le cadre constitutionnel actuel? Voilà toute la question.

IMPUISSANCE DES PARTIS

Je n'ai, pour la solution de cet inquiétant problème, qu'un espoir limité dans notre monde politique. Tout y est fâcheusement tranché selon l'intérêt de parti. Cette démarcation rigoureuse de catégories politiques peut avoir des avantages, mais elle a bien aussi des inconvénients. La presse quotidienne, qui forme l'opinion de tant de gens incapables de réfléchir par eux-mêmes, adopte ou repousse ainsi, selon l'intérêt du parti aux affaires duquel elle est associée, toute idée nouvelle. Et j'ai grand-peur que le projet de séparation de Vos deux peuples ne trouve d'appui immédiat nulle part. Les socialistes accueillent sympathiquement les doléances des nationalismes lointains, mais le régionalisme wallon semble, à certains de mes amis, vaguement réactionnaire et déplorablement décentralisateur. Les libéraux, eux, restent hypnotisés par l'espoir tenace du « réveil de la Flandre », comme ils disent, et la Flandre ne se réveille que pour s'éloigner d'eux. Quant aux catholiques, parmi lesquels il est tant de Wallons fervents — tant et tant de confidences et de discrets encouragements me l'ont prouvé, — pas un n'osera s'associer à un mouvement qui paraît hostile au gouvernement, et le gouvernement n'osera jamais s'affranchir de la tutelle des Flandres dont il tire le plus clair de sa force. Je ne vois, parmi Vos conseillers, Sire, personne dont la taille soit assez haute pour se dresser au-dessus des cuisines électorales et des intérêts immédiats de son parti et voir ainsi les intérêts de la nation. Dès lors, quelques esprits libres pourront seuls méditer sur les problèmes qui dépassent les cadres habituels, mais ceux-là, Sire, sont le sel de la terre, le levain du monde, les préparateurs de l'avenir. En Vous y rangeant, je Vous fais le compliment le plus déférent qu'il me soit permis de Vous adresser, et cet hommage contribuera, je l'espère, à me faire pardonner l'importunité de cette longue, trop longue lettre.
 

 

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