Histoire du français
Chapitre 2


Clovis (466-511)

(2) La période gallo-romane

La langue romane rustique

(La «lingua romana rustica»)

(VIe - IXe siècle)


Plan du présent article

1. La suprématie franque et la germanisation du roman rustique
    La langue franque
    La germanisation du roman rustique
2. L'Empire carolingien et la naissance du plus ancien français
    Le concile de Tours (813)
    Les Serments de Strasbourg (842)
    Le traité de Verdun

3. Les conséquences linguistiques
    La fragmentation linguistique (dialectalisation)
    La démarcation du latin au roman
    La germanisation du roman
4. L'état de la langue romane rustique
    Le phonétisme roman
    Une grammaire simplifiée
    L'évolution du vocabulaire

Les linguistes avancent le VIIIe siècle comme la date (théorique) indiquant le passage du latin au roman, mais il ne s'agit là que d'une moyenne. La langue latine, avec ses diverses composantes, n'a pas changé partout au même moment. Ces importantes transformations se sont étendues, selon les régions, de la fin de l'Empire romain jusqu'à la première moitié du IXe siècle. On peut considérer que les locuteurs du nord de la Gaule ont pris conscience de la coexistence de deux entités distinctes: le latin et les parlers vernaculaires courants, les langues d'oïl, un terme inventé par l'écrivain florentin Dante qui, dans De vulgari eloquentia (1303-1304), classa les langues romanes d'après la façon de dire «oui» dans chacune d'entre elles: la langue d'oïl (le françois»), la langue d'oc (l'occitan) et la langue de si (l'italien).
 

Texte original latin

Totum autem quod in Europa restat ab istis, tertium tenuit ydioma, licet nunc tripharium videtur; nam alii oc, alii oïl, alii affirmando locuntur, ut puta Yspani, Franci et Latini.

Traduction française

Tout ce qui reste en Europe, en dehors de ceux-ci, parla une troisième langue, commune bien qu'aujourd'hui répartie en trois groupes: car les uns utilisent, comme particule affirmative, oc, les autres oïl, les autres , autrement dit les Espagnols, les Francs et les Latins.

On employait au singulier «langue d'oïl», car, à cette époque (IXe-XIIe siècles), il s'agissait davantage de variétés linguistiques mutuellement compréhensibles que de langues distinctes. Durant tout le Moyen Âge, le mot «dialecte» ne fut jamais employé, seul le terme «patois» est attesté pour désigner un «parler incompréhensible» ou un comportement jugé grossier. Ce sens péjoratif est resté encore aujourd'hui pour désigner une «langue» hiérarchiquement inférieure. 

Si Dante ne s'est pas trompé pour désigner l'aire linguistique des langues italiennes, il a considérablement erré pour ce qui concerne les langues d'oïl et d'oc en France et en Espagne. Néanmoins, les termes oïl, oc et si utilisés par Dante ont connu beaucoup de succès, bien que ces termes ne recouvrent pas les mêmes aires linguistiques ni les mêmes régions que pour nous. Dante n'était pas linguiste et il n'avait pas les connaissances qui se sont développées depuis la fin du XIXe siècle. On peut consulter aussi le texte «Les domaines d'oc, si et oïl, selon Dante» de MM. Jean Lafitte et Guilhem Pépin, en cliquant ICI, s.v.p.

1 La suprématie franque et la germanisation du roman rustique

Au cours des VIe et VIIe siècles, les différents royaumes germaniques s'affaiblirent: les Ostrogoths furent conquis par les Romains d'Orient, puis par les Lombards; les Wisigoths éliminèrent les Suèves avant d'être exterminés à leur tour par les Francs au nord et par les Arabes en Espagne; les Vandales subirent le même sort en Afrique du Nord et les survivants furent islamisés. Finalement, les Francs sortirent grands vainqueurs de ces affrontements en soumettant presque toute l'Europe romanisée à l'autorité de quelques monarques. Clovis, le roi des Francs (rex Francorum), de 466 à 511, combattit le dernier représentant de l'autorité romaine à Soisson en 486; il étendit ses États de la Loire jusqu'au Rhin, puis se convertit au catholicisme et reçut ainsi l'appui de ses sujets gallo-romans.

Clovis fut le premier roi à parler le germanique (et non plus le latin), plus précisément le francique ripuaire, une situation qui ne prendra fin qu'avec Hugues Capet (en 987), dont le langue maternelle sera le «françois». Néanmoins, Clovis et ses soldats avaient une certaine connaissance du latin, car ils étaient familiers avec la discipline et l'administration romaines. Avec Clovis, commença la dynastie des Mérovingiens (< de Mérovée, le grand-père de Clovis et troisième roi franc, qui aurait vaincu Attila le 20 juin 451, grâce à une coalition).

1.1 La langue franque

Le nombre réduit des Francs (environ 5 %) par rapport à la population gallo-romane leur interdit d'imposer leur langue à tout le pays. Après une période de bilinguisme germano-latin, la plupart des colons francs se latinisèrent, mais pas l'aristocratie franque qui continua d'employer sa langue. Quant à de nombreux notables gallo-romans, ils apprirent la langue franque (ou francique) afin de communiquer avec les communautés franques installées dans le Nord-Est demeuré germanophone.
 

Seuls ces «irréductibles», habitant près de la frontière linguistique des langues romanes et des langues germaniques, conservèrent leur langue francique. Aujourd'hui, quatre formes de francique (voir la carte linguistique) sont parlées en Moselle (no 57): le francique mosellan (dans le pays de Nied); le francique rhénan (du bassin houiller jusqu'à l'Alsace); le francique ripuaire; le francique luxembourgeois (dans le pays thionvillois). Le francique parlé encore dans le nord-est de la France n'est pas celui des Francs (Clovis) qui ont fondé la France, car cette langue a disparu sans laissé de trace dès le VIIe siècle; elle s'est fondue dans le latin des Gallo-Romans, qui était sur le point de se transformer en une langue romane qui deviendra l'ancêtre du français.

Lorsqu'on observe la géographie linguistique de l'Europe, on constate que l'ancien territoire de la Francie occidentale coïncide aujourd'hui avec une aire linguistique exclusivement romane (exception faite de la Bretagne et des provinces basques), soit les deux tiers de la France actuelle, ce qui prouverait l'assimilation de la langue franque.

En revanche, l'ancienne Francie orientale a maintenu la langue franque, le francique, puisque ce territoire correspond aujourd'hui à des pays germaniques tels que l'Allemagne, l'Alsace, la Suisse alémanique et l'Autriche. Dans l'ensemble du pays franc, les Francs romanisés avaient délaissé leur langue dès le VIIIe siècle, tandis que l'aristocratie se vit dans l'obligation d'envoyer ses enfants à l'extérieur du pays pour leur faire apprendre la langue franque, qui n'était plus la lingua franca (au sens de «langue véhiculaire»).

Néanmoins, le francique des Francs a laissé des vestiges linguistiques dans la France d'aujourd'hui. Le francique mosellan (ou francique lorrain) fait partie des parlers franciques de l'Ouest et est parlé aujourd'hui par environ 400 000 locuteurs dans le département de la Moselle (no 57), notamment dans la région de Thionville. Quatre formes de francique sont parlées en Moselle: le francique mosellan (dans le pays de Nied); le francique rhénan (du bassin houiller jusqu'à l'Alsace); le francique ripuaire; le francique luxembourgeois (dans le pays thionvillois). N'oublions pas que cette région est coupée en deux par la frontière linguistique séparant les langues romanes et germaniques. Le francique lorrain ou francique de Lorraine demeure donc une sorte de reliquat des Francs qui ont fondé la France.

Si la plupart des Francs ont perdu leur langue dès le VIIIe siècle, ils ont en même temps exercé une influence profonde sur la langue rustique des populations locales, et par conséquent, au français, en particulier dans le nord du pays franc.

1.2 La germanisation du roman rustique

La population gallo-romane (autochtone) parlait ce qu'on appelait à l'époque la «lingua romana rustica», c'est-à-dire la langue romane rustique, encore perçue dans la conscience populaire comme du «latin», un latin dit «vulgaire» (de vulgus : qui signifiait «peuple») bien différent de celui des siècles précédents. Affranchie de toute contrainte, favorisée par le morcellement féodal et soumise au jeu variable des lois phonétiques et sociales, cette langue romane dite rustique se développa spontanément sur son vaste territoire. Elle prit, selon les régions, des formes les plus variées. C'est ainsi que sortit du sol de l'ancienne Gaule romaine toute une floraison de parlers régionaux, subdivisés en dialectes (ou patois).

Pendant que le latin écrit restait intact, les langues néo-latines, qui allaient devenir le français, l'occitan, l'italien, l'espagnol, etc., se transformèrent lentement. C'est en ce sens qu'on emploie aujourd'hui l'expression «langues romanes»: issues du latin, elles se sont modifiées en passant par le roman. Elles se sont distinguées de plus en plus pour devenir distinctes (français, espagnol, italien, etc.) tout en conservant de nombreux éléments communs. Mais quelque 400 à 500 ans sépareront le latin populaire du IVe siècle du premier texte français (IXe siècle) et encore davantage pour l'espagnol et l'italien. On peut consulter, d'une part, un tableau montrant une typologie historique des langues romanes, d'autre part, une carte des langues romanes. Dans le pays de Clovis, qui deviendra la France, la langue française n'existait pas encore. Elle ne sera attestée qu'au IXe siècle et portait alors le nom de «langue rustique». C'est ainsi qu'elle était appelée lors du Concile de Tours en 813 qui la plaçait sur le même pied que la langue tudesque (theotisca) ou germanique.  

Mais la cohabitation linguistique du francique et du roman rustique entraîna de profonds bouleversements linguistiques. Ces changements sont d'ordre phonétique, morphologique, syntaxique et lexical. De fait, les Francs donnèrent au roman rustique de nouvelles tendances phonétiques en raison de leur accent nordique et de leur système vocalique («voyelles») dans lequel les voyelles longues s'opposaient aux brèves; cela portait les Francs à prononcer les voyelles romanes beaucoup plus fortement que ne le faisaient les populations autochtones. Celles-ci se hâtèrent d'adopter les nouvelles prononciations qui étaient socialement très valorisées. Les phonèmes prononcés à la franque modifièrent totalement la langue gallo-romane.

- La phonétique

Par exemple, mentionnons l'introduction du [w] germanique qui fut traité comme le [v] latin et devint une gutturale comme dans guerre (< francique werra), tandis que vastare passait à wastare puis à gâter, vespa à wespa puis à guêpe, et vipera à wispara puis à guivre (animal imaginaire à corps de serpent, à ailes de chauve-souris et à pattes de pourceau). Des mots latins comme huit (< octo), huis (< ostium, d'où huissier), hermine (< arminia), huître (< ostrea), etc., doivent leur [h] initial à une ancienne prononciation germanique utilisée dans des mots comme hache, hotte, huche, haillons, hangar, héron, hareng, etc. Quelques diphtongaisons nouvelles sont aussi imputables à une influence germanique, dont l'habitude était notamment de prononcer plus énergiquement les voyelles que les Gallo-Romans.

- La morphologie et la syntaxe

Au point de vue morphologique, les finales -and, -ard, -aud, -ais, -er et -ier sont d'origine francique, sans oublier un assez grand nombre de verbes en -ir du type choisir, jaillir, blanchir, etc. Soulignons que l'influence germanique s'exerça considérablement sur les noms de lieux (Criquebeuf, Elbeuf, Caudebec, Honfleur, Trouville, etc.) ou de personnes en raison de la pénétration politique.

De plus, la syntaxe germanique exerça également une influence assez importante, comme l'atteste le fait de faire placer le sujet après le verbe lorsqu'un complément ou adverbe précède celui-ci. Par exemple, l'endemain manda le duc son conseil pour le duc appela le lendemain son conseil. Tous ces faits illustrent que la germanisation de la «langue romane rustique» fut très considérable au point où les langues d'oïl prendront des aspects très différents des autres langues issues du latin, notamment au sud où les langues occitanes sont restées plus près du latin. 

- Le vocabulaire

L'influence du francique fut considérable sur les parlers romans de cette époque. Les historiens de la langue affirment souvent que le français ne doit au francique que quelques centaines de mots.  Henriette Walter en dénombre exactement 544, ce qui représente 13 % de tous les mots étrangers introduits dans le français, notamment dans les domaines de la guerre, l'ornementation, la nourriture, l'agriculture, etc., sans oublier les adjectifs de couleurs (bleu, gris, brun, blanc) et de quantité (guère, trop, etc.). Nous y reviendrons plus loin (cf. 3.2)

2 L'Empire carolingien et la naissance du plus ancien français

Lorsque le royaume des Francs passa aux mains de Charlemagne en 760 (dynastie des Carolingiens), celui-ci entreprit la réimplantation de l'ancien Empire romain. Il y réussit presque en Occident: lui échappèrent la Grande-Bretagne et l'Espagne, qui demeurèrent respectivement aux mains des Anglo-Saxons et des Arabes. Ses tentatives pour réunir l'Empire d'Orient (appelé Empire byzantin) échouèrent. Lorsqu'il se fit couronner empereur du Saint Empire romain germanique — en latin: Sacrum Romanorum Imperium Nationis Germanicae; en allemand: Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation — en décembre 799, son royaume s'étendait du nord de l'Espagne jusqu'aux limites orientales de l'Allemagne actuelle, de l'Autriche et de la Slovénie (voir la carte de l'empire de Charlemagne).

L'unification politique réussie par Charlemagne ne dura pas assez longtemps pour que celui-ci impose dans tout son empire le francique rhénan, sa langue maternelle (et la langue locale de sa région de naissance), et probablement la langue courante à la cour carolingienne (mais en concurrence certaine avec le latin). Pour ce qui est du latin, l'époque de Charlemagne se remit aux études latines. Les clercs et les lettrés dévorèrent, copièrent massivement et pillèrent littéralement les classiques romains. Dans les faits, la population ne comprenait plus le discours de l'Église ni celui du pouvoir royal.

Des centaines de mots latins ont été empruntés par les contemporains de Charlemagne, eux qui parlaient la langue romane rustique, mais n'écrivaient (pour ceux qui pouvaient le faire) qu'en latin d'Église. Durant plusieurs siècles, les parlers romans furent rejetés au profit du latin classique (emprunts) et du latin ecclésiastique (écriture). Les rares lettrés pratiquaient une sorte de bilinguisme dans la mesure où ils parlaient la langue romane rustique de leur région, communiquaient entre eux par le latin réappris et vénéré. 

2.1 Le concile de Tours (813)

On sait que, lors du concile de Tours de 813, l'Église catholique ordonna aux prêtres de faire leurs prônes de manière à ce que le peuple puisse les comprendre, car les fidèles ne comprenaient plus la langue des lettrés et des clercs. Ainsi, dans le canon 17, les évêques rassemblés par Charlemagne décidèrent que les homélies ne devaient plus être prononcées en latin, mais en «rusticam Romanam linguam aut Theodiscam, quo facilius cuncti possint intellegere quae dicuntur», autrement dit en «langue rustique romane» ou en «langue tudesque» (germanique), selon le cas. On peut lire les exemples qui suivent :
 

- Qu'à aucun dimanche et aucune fête ne manque quelqu'un qui prêche la parole de Dieu de manière à ce que le peuple des fidèles puisse le comprendre. (Mayence, canon 25).

- Que l'on s'efforce de prononcer les sermons de l'évêque et les homélies des saints pères dans une langue appropriée, afin que tous puissent comprendre. (Reims, canon 15).

- Et que chacun s'efforce de traduire clairement ces dites homélies en langue romane rustique ou en tudesque, afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit. (Tours, canon 17).

Mais les termes utilisés pour désigner la langue des fidèles paraissent parfois ambigus.  Ainsi, la «lingua romana rustica» pouvait être comprise comme étant la «langue romane rustique» ou la «langue romaine rustique», et la  «lingua theodisca» comme la «langue germanique», le «francique» ou le «tudesque». Quelques décennies plus tard, Haito (décédé en 836), évêque de Bâle et conseiller de Charlemagne, dont le diocèse comprenait des communautés romanes et germaniques, exigea que ses prêtres enseignent le Pater et le Credo «tant en latin qu'en langue barbare» (tam latine quam barbarice): 
 

2. Il faut ordonner que l'oraison du Seigneur dans laquelle toutes les choses nécessaires à la vie humaine sont renfermées, et le symbole des apôtres dans lequel la foi catholique est renfermée toute entière, soient appris par tous, tant en latin qu'en langue barbare, afin que ce qu'ils disent par la bouche soit cru par le coeur et soit compris.

Dans ce cas, on oppose la langue «latine» à la langue «barbare», sans qu'il ne soit question de la langue «romane» ou «rustique». Dans le vocabulaire des VIe et VIIIe siècles, le mot rusticus signifiait «inculte» ou illettré». Plus précisément, la «langue romane rustique» correspondait au «latin des illettrés», ceux qui ne savaient ni lire ni écrire. En 858, l'évêque de Tours ordonna ce qui suit : «Que personne ne s'approche de la source baptismale s'il n'a pas compris, même dans sa langue, le Notre Père et le Symbole.» Quoi qu'il en soit, tous ces canons et capitula («capitulaires» ou lois des rois francs) ont été généralement d'interprétation plutôt délicate et il n'est pas surprenant que l'Église ait maintenu son latin encore une bonne centaine d'années, car on sait que les habitudes sont lentes à se modifier. Il faut aussi comprendre que la forme linguistique recommandée par le concile de Tours ne correspondait pas vraiment à la «langue vulgaire réelle» ou la «langue naturelle» du peuple, mais plutôt à la «langue intelligible» par le peuple.  De plus, la «langue du peuple» devait se définir comme une sorte de compétence passive, du moins suffisamment pour permettre la compréhension, donc pas le dialogue, la communication étant unidirectionnelle. Ces considérations linguistiques témoignent éloquemment que les élites parlant le latin avaient conscience que la langue employée par le peuple au IXe siècle n'était plus celle du VIIIe siècle et que la «traduction» en «latin d'illettrés» supposait désormais une norme linguistique différente. 

2.2 Les Serments de Strasbourg (842)

À la mort de Charlemagne en 814, et après celle de son fils, Louis le Pieux en 840, ses petits-fils se disputèrent l'Empire: Lothaire (795-855), Pépin (803-838) et Louis (805-976), puis tardivement, d'un second lit, Charles (823-877). Finalement, Charles dit le Chauve et Louis dit le Germanique scellèrent une alliance contre leur frère aîné, Lothaire, par les Serments de Strasbourg (842).

Les Serments de Strasbourg sont réputés pour être les premiers textes rédigés en langue vulgaire (du latin vulgus: «peuple»). Le déroulement de l'événement et les serments sont présentés dans l'Histoire des fils de Louis le Pieux, dont le texte complet a été rédigé en latin par un conseiller et cousin de Charles II le Chauve, Nithard (790/800-844), celui-ci étant le fils de Berthe (v. 779- 823), fille de Charlemagne, et du poète Angilbert surnommé l'«Homère de la cour». Bref, Nithard était le cousin de Lothaire, de Louis et de Charles. C'est le roi Charles de la Francie orientale, qui avait commandé cette œuvre de propagande (une histoire qui impute les fautes de gouvernement à Lothaire) à son cousin afin de voir fixer par écrit, pour la postérité, le récit des événements de son temps. Toutefois, ce texte de Nithard ne nous a été conservé que par une copie datée des environs de l'an 1000, c'est-à-dire postérieure de plus de cent cinquante ans à la rédaction originale.

Si le texte complet des Serments de Strasbourg fut écrit en latin, de courts extraits, qui devaient être lus en public, furent rédigés en deux versions: l'une en roman (proto-français) et l'autre en germanique ou tudesque (francique rhénan). Charles II le Chauve (roi de la Francie orientale) prononça le serment dans la langue des soldats de son frère, c'est-à-dire en francique rhénan; Louis II le Germanique (roi de la Francie occidentale) s'exprima en roman. Cet événement illustre aussi le mélange des langues qui avait cours à cette époque et la possibilité que les personnages influents (nobles, hauts fonctionnaires, grands commerçants, officiers, etc.) aient été généralement bilingues. Une telle situation d'échange linguistique signifie certainement que les deux langues vernaculaires étaient comprises par les aristocraties franques.
 

(3a) En langue romane (romana lingua) (3b) En langue tudesque (teudisca lingua) (6) En français moderne
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit. In Godes minna ind in thes christianes folches ind unser bedhero gehaltnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram so mir Got geuuizci indi mahd furgibit, so haldih thesan minan bruodher, soss man mit rehtu sinan bruher scal, in thiu thaz er mig so sama duo, indi mit Ludheren in nohheiniu thing ne gegango, the, minan uuillon, imo ce scadhen uuerdhen. [Pour l'amour de Dieu et pour le salut peuple chrétien et notre salut à tous deux, à partir de ce jour dorénavant, autant que Dieu m'en donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère, comme on doit selon l'équité secourir son frère, à condition qu'il en fasse autant pour moi, et je n'entrerai avec Lothaire en aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse lui être dommageable.]

Ainsi, en ce 14 février 842, les frères s'exprimèrent par solidarité dans la langue maternelle de l'autre et de celle de ses soldats. Selon la tradition, la naissance du français aurait coïncidé ainsi avec la naissance de la France. On affirme en effet que les Serments de Strasbourg (842) constituent «l'acte de naissance du français» parce que tous les documents écrits antérieurement étaient rédigés en latin, mais on trouve le mot «françois» appliqué à la langue seulement vers le XIIe siècle. Cependant, on peut douter que la version «romane» de ce traité entre deux princes carolingiens appartienne vraiment à la langue courante de cette époque. La version romane des Serments ne peut être considérée comme une représentation de la langue parlée au IXe siècle, car il ne s'agit nullement de la «langue romane rustique» parlée à l'époque, mais un texte rapporté par des lettrés et destiné à la lecture à haute voix.

Cela étant dit, le texte des Serments permet de constater une certaine évolution du latin jusqu'au roman (avant de devenir plus tard le «françois»), l'internaute se reportera aux traductions des Serments de Strasbourg reproduites ici (cliquer, s.v.p.). Le texte original (texte 3) a été rédigé en roman rustique (ou «romanz») en 842 pour Louis le Germanique, qui s'adressait aux soldats de Charles le Chauve (voir le texte 3), et en tudesque (ou germanique) pour celui-ci, qui s'adressait aux soldats de son frère. Les textes 1, 2, 4, 5 et 6 sont donc des reconstitutions reproduisant l'état de la «langue» à six époques (du latin classique au français contemporain), seule la version 3 (en roman et en tudesque) étant originale.

En comparant le texte 1 (latin classique), le texte 2 (latin populaire) et le texte 3 (roman rustique), il est possible de relever certaines différences au plan phonétique; on notera, par exemple, l'apparition en roman du [z] et du [h], qui proviennent d'influences germaniques. Au plan morphologique, on est passé de trois genres (masculin, féminin, neutre) à deux, le neutre étant disparu; la déclinaison est passée de six cas du latin à deux (sujet et complément) en roman rustique. Pour ce qui concerne la syntaxe, les prépositions paraissent plus nombreuses et l'ordre des mots tend à rester assez libre.

Cependant, ce texte compte aussi de nombreuses traces suspectes de ce «latin des lettrés» habituellement utilisé par les chancelleries de cette époque. Notons, entre autres, l'absence de l'article (alors en usage en roman), la place du verbe en fin de phrase et surtout le conservatisme graphique comme l'absence des diphtongues (alors en usage en roman oral) et l'emploi des lettres finales dans nunquam, in damno, conservat (qui n'étaient plus prononcées en roman). On constate aussi que la correspondance entre la lettre et le son est aléatoire. Ainsi, le même phonème peut être transcrit par les lettres e, o ou a : meon fradre Karlo, meon fradre Karle, son fradra.

N'oublions pas que la langue romane rustique demeurait une langue exclusivement orale, le latin continuant de demeurer la seule langue écrite. C'est pourquoi l'historien Nithard, en fin lettré qu'il était, ne pouvait qu'être fortement influencé par la façon d'écrire le latin de son temps au moment où il devait transcrire le roman rustique parlé. On croit aujourd'hui que Louis le Germanique aurait été incapable de lire à haute voix un texte roman rédigé en «latin des illettrés», mais qu'il lui était aisé de le faire avec les graphies latines savantes alors en usage. On peut s'imaginer, par exemple, ce que serait un texte contemporain rédigé en créole martiniquais avec une graphie exclusivement française:
 

(Texte 1) Créole martiniquais
avec une graphie créole
(Texte 2) Créole martiniquais
avec une graphie française
(Texte 3) Version française
Tout pep kréyol ki asou latè annou ba kò-nou lanmen. Tout peuple créole qui dessus la terre à nous ko nous la main.  Peuples créoles du monde entier donnons-nous la main.

Le texte 2 n'est plus vraiment du créole, car il est très aligné sur le français. Il en fut de même avec la version romane transcrite par Nithard, très alignée sur le latin. C'est pourquoi, plutôt que de voir dans les Serments de Strasbourg l'acte de naissance du français, il conviendrait plutôt de les considérer comme la marque d'un nouveau système d'écriture pour une même langue. Cette langue des Serments n'est pas celle parlée par le peuple personne ne parlait cette langue , mais plutôt une langue intermédiaire entre le «latin des lettrés» et le «latin parlé des illettrés», et qui pouvait être néanmoins comprise par le peuple. Il s'agit donc d'un texte artificiel, véritablement «reconstitué» et destiné à être lu oralement pour être compris par un ensemble d'individus disparates.

2.3 Le traité de Verdun

Le traité de Verdun de 843 marqua le début de la dissolution de l'empire de Charlemagne, consacrant ainsi sa division qui s'avèrera définitive.
 

Le traité divisa en effet royaume de Charlemagne en trois États: Charles II (dit «le Chauve») reçut la partie ouest (en vert) de l'Empire franc — la Francie occidentale à l'ouest de l'Escaut, de la Meuse, de la Saône et du Rhône (ce qui deviendra la France) —, Louis Ier (dit «le Germanique»), la partie est — la Francie orientale ou Germanie (en jaune) —, et Lothaire Ier, la partie du centre, la Francie médiane (en orange) à l'est du Rhône, c'est-à-dire la Lotharingie (dont le nom se transformera plus tard en Lorraine), ainsi que la couronne impériale; le royaume de Lothaire s'étendait de la mer du Nord à l'Italie et englobait notamment  la Bourgogne, les Pays-Bas et la Belgique actuels.

Charles II fut le premier «roi de France» — il parlait le francique rhénan —, mais son règne fut marqué par les premières incursions des Normands (856-861). Pendant qu'il guerroyait en Germanie, les Normands mettaient à feu et à sang les plus grandes villes de France (Paris, Rouen, Nantes, Bordeaux, etc.). 

Après la mort de Lothaire (en 855), la Lotharingie s'affaiblit très rapidement et devint l'enjeu de rivalités incessantes entre la France et la Germanie. Ultérieurement, la Lotharingie fut séparée au profit du royaume de France (Flandre, Bourgogne, etc.) ou du Saint Empire romain germanique (rive gauche du Rhône, Provence, Savoie). En 875, Charles II cumula les titres de roi de la Francie occidentale (France) et d'empereur d'Occident, sans que la France ne soit intégrée dans l'Empire germanique. Par la suite, chacun des royaumes (France, Germanie et Lotharingie) se morcela encore au gré des héritiers et des changements de régimes. Chaque morceau de l'ancien Empire germanique connut par la suite un destin distinct. 

Le 29 février 888, le duc Eudes fut élu roi par ses pairs, les grands seigneurs de la Francie occidentale. Mais l'autorité royale déclina constamment en France, car les vassaux devinrent plus puissants que le roi. En effet, les princes y exerçaient le pouvoir politique de façon autonome. Celui du roi devint forcément limité: il ne jouait plus que le rôle d'arbitre au pouvoir plus symbolique que réel. Les guerres féodales se succédèrent pendant que l'Europe souffrait d'une économie des plus rudimentaires.

Quant à la Lotharingie, elle rassemblait des aires linguistiques germaniques au nord (Belgique flamande, Pays-Bas, Luxembourg) et romanes pour le reste (Belgique wallonne, ouest de la France, Suisse romande, Italie valdôtaine).

3 Les conséquences linguistiques

La dislocation de l'Empire de Charlemagne entraîna un grand nombre de conséquences qui eurent des incidences sur les langues: règne de la féodalité, qui morcela l'autorité royale; invasion des Normands en Angleterre, en France et en Italie; ère des croisades, qui fit découvrir l'Orient; toute-puissance de l'Église de Rome, qui assujettit le monde chrétien. En même temps, deux grandes puissances firent leur entrée: l'islam turc, qui arrêta l'essor des Arabes, et l'expansion mongole dans toute l'Asie, fermée alors aux contacts internationaux. La société médiévale refléta un monde dans lequel l'information était rare, les communications difficiles et les échanges limités. C'est dans ce cadre peu favorable que naîtra bientôt la langue française.

3.1 La fragmentation linguistique (dialectalisation)

Étant donné que les contacts entre les régions et les divers royaumes wisigoth, ostrogoth, burgonde, alaman, vandale, etc., étaient devenus peu fréquents, les divergences linguistiques s'accentuèrent de plus en plus et donnèrent naissance à des idiomes romans distincts. La lingua romana rustica, ou «langue romane rustique», parlée dans le nord de la France (royaume des Francs), devint différente de celle parlée dans le sud du pays et en Espagne (royaume des Wisigoths), de celle parlée en Italie (royaume des Ostrogoths), etc. À l'intérieur même des frontières de ce qui est aujourd'hui la France, la langue romane rustique prit des formes particulières, surtout entre le Nord et le Sud. La dialectalisation a dû progresser rapidement entre l'an 800 et l'an 1000, pour s'accentuer encore davantage au cours du XIIe siècle et se poursuivre durant les siècles suivants.

En mai 1888, le philologue Gaston Paris (1839-1903), spécialiste des langues romanes, apportait ce commentaire au sujet de la langue romane dans une conférence intitulée «Les parlers de France», lors d'un réunion des Sociétés savantes:

Si on avait demandé, il y a un millier d'années, à un habitant de la Gaule, de l'Espagne, de l'Italie, de la Rhétie ou de la Mésie : «Que parles-tu ?», il aurait répondu, suivant son pays : «romanz, romanzo, romance, roumounsch, roumeuns», toutes formes variées d'un seul et même mot, l'adverbe romanice, qui signifie «dans la langue des Romains». La langue que nous parlons, que parlent les autres peuples que je viens de nommer, est le roman, la langue des Romani, c'est-à-dire le latin ; c'est pour cela qu'on appelle ces peuples les peuples romans, leurs langues les langues romanes, et qu'il existe ou qu'il devrait exister entre eux un sentiment de solidarité et d'union remontant au temps où tous portaient avec orgueil ce nom qu'aujourd'hui ils ont oublié, sauf dans les Alpes et dans les Balkans.

Là où les Francs ont été majoritaires, ils ont maintenu leur langue germanique, qui s'est par la suite transformée et fragmentée en un grand nombre de dialectes; là où ils ont été minoritaires, ils se sont rapidement assimilés et se sont romanisés (voir la carte de l'aire germanique actuelle). Dans la Francie occidentale, la langue «romane rustique» se transforme lentement avant de devenir du français, du picard, du normand, de l'artois, de l'orléanais, etc.

3.2 La démarcation du latin au roman

Il est difficile de décrire avec précision les langues parlées dans le nord de la France à cette époque, puisqu'il s'agissait de langues essentiellement orales. Néanmoins, certains documents peuvent nous aider sur ce que pouvait être la langue de la période romane, appelée selon le cas romanz, romant, lingua romana, etc., ce qui témoignait que les locuteurs avaient conscience qu'ils ne parlaient plus le latin. Par exemple, les Gloses de Reichenau, vraisemblablement rédigées vers 750 dans le nord de la France, présentent un glossaire de mots romans interprétant des termes de la Vulgate, avec une traduction latine officielle, attestant par le fait même que le latin n'est plus compris. En voici quelques exemples rapportés par Frédéric Duval dans Mille ans de langue française: histoire d'une passion (p. 85):
 

Latin biblique Glose de 750 Français moderne
semel una vice une fois
ponatur mittatur mettre
optimos meliores meilleurs
in ore in bucca bouche
femur coxa cuisse
liberos infantes enfants
canere cantare chanter
pulcra bella belle
hiems hibernus hiver
cementarii mationes maçons

On ne peut que constater les ressemblances formelles entre la langue du VIIIe siècle et le français moderne (bucca/bouche, infantes/enfants, bella/belle, hibernus/hiver), et les différences par rapport au latin lui-même (ore, liberos, pulcra, hiems). Dans les rares documents écrits au cours de cette période romane, il faut toujours se rappeler que ces textes sont rédigés par des clercs ou des lettrés, lesquels ont tendance à reproduire les graphies connues du latin d'Église. On ne saurait donc se baser sur de tels textes pour reproduire la langue orale qui, par surcroît, différait selon les régions. On sait néanmoins que la phonétique avait considérablement changé, que la  grammaire s'était transformée, notamment avec l'apparition des articles et des prépositions, ainsi que l'élimination de quatre cas du latin (sur six). Le lexique apparaît de plus en plus sous une forme non savante (bucca, infantes, bella, etc.), non calquée sur le grec ou le latin classique (ore, liberos, pulcra, etc.). La germanisation du gallo-roman fut non seulement considérable au plan phonétique, mais également au plan lexical. 

3.2 La germanisation du roman

Il est probable que près d'un millier de mots germaniques se soient implantés dans la langue romane, mais seulement quelque 400 d'entre eux sont restés jusqu'à aujourd'hui. Contrairement aux mots provenant du latin vulgaire, les mots d'origine germanique peuvent être considérés comme de véritables emprunts. Évidemment, les mots empruntés par le roman vulgaire à l'ancien germanique, plus précisément le francique, reflètent le type de rapports ayant existé entre les Gallo-Romans et les Francs: il s'agit de contacts reliés à la guerre, l'agriculture, l'organisation sociale, la vie quotidienne, etc., bref, des mots qui concernent peu la science. La liste qui suit présente quelques-uns des termes franciques passés au roman, puis au français.

Emprunts au francique

abandon
agrafe
allemand
anglais
arquebuse
attraper
aulne
banc
bande
baron
bâtiment
beignet
blanc
blason
blé
bleu
blond
bois
bord
bordel
botte
brandir
bûche
canif
chambellan
chouette
coiffe
convoi
cotte
crapaud
cric
cresson
crotte
cruche
danser
dard
déguerpir
déraper
dérober
échanson
écharpe
échevin
éperon
épervier
épieu
équipe
escrime
étrier
étron
faîte
fauteuil
fauve
félon
fief
flamand
flanc
flèche
fourbir
fourreau
franc
frapper
froc
gage
gain
gant
garçon
gars
gauche
gerbe
germe
grappe
gris
guêpe
guérir
guerre
guetter
guide
hache
haie
hallebarde
hameau
hanneton
harde
heaume
héberger
héron
hêtre
houx
jardin
laid
lice
long
marais
marcher
maréchal
marquis
mésange
osier
poche
rang
[re]garder
riche
rôtir
saisir
saligaud
sarrau
sénéchal
soupe
taper
tas

L'un des apports les plus insolites de l'ancien germanique (ou francique) a trait aux adjectifs de couleur. De fait, les linguistes s'expliquent encore mal l'abandon de certaines couleurs latines. Ainsi, le français a conservé les termes latins qui ont donné les adjectifs rouge (< rubeus), noir (< niger), vert (< viridis), jaune (< galbinus), violet (< viola); mais il a perdu les termes albus (blanc mat), candidus (blanc brillant), caeruleus (bleu azur), cyaneus (bleu foncé), caesius (bleu-vert), glaucus (entre vert et bleu), fuscus (basané), pullus (brun foncé), flavus (jaune d'or), fulvus (or-brun), etc., lesquels ont été supplantés par des termes germaniques: blanc (< blank), brun (< blao), gris (< grîs), blond (< blund), fauve (< falw), etc.

La conscience linguistique des Gallo-Romans se transforma également. Alors qu'ils s'étaient toujours identifiés comme des «Romains», les habitants du pays franc, ceux du Nord en particulier, se considérèrent désormais comme des Francs. À partir du VIIIe siècle, le mot «Franc» ou plutôt Franci ne désignait plus les membres des communautés germanophones, mais bien les habitants de la «Gaule du Nord», par opposition aux habitants du Sud, les Romani. Le pays deviendra plus tard la «France» («le pays des Francs»), et sa langue nationale, le «françois» avant de devenir le français.

En ce sens, les Francs ont largement contribué à germaniser les langues néo-latines de la «Gaule du Nord» et de la Francie occidentale. Plus que pour toute autre langue romane issue du latin, les parlers du Nord s'éloignèrent de leur latinité primitive. C'est ce qui explique aujourd'hui que le français soit la moins «romane» des langues néo-latines (espagnol, occitan, italien, portugais, catalan, etc.).

4 L'état de la langue romane rustique

Il faut bien se rendre compte qu'une langue ne change pas du jour au lendemain, mais lentement durant des décennies ou des centaines d'années. De plus, cette transformation s'effectue de différentes façons, mais elle touche toujours la phonétique, le vocabulaire, puis la grammaire. Or, ce sont les transformations phonétiques qui ont fait passer le latin au roman, puis le roman au français. C'est pourquoi il apparaît nécessaire d'en faire une brève description.

Au Ier siècle, le latin possédait un système vocalique de cinq voyelles simples, mais chacune de ces voyelles pouvaient être longues ou brèves, la durée étant un trait phonologiquement pertinent. Quant au système consonantique, il comprenait 18 phonèmes. À part la lettre [h], toutes les consonnes écrites se prononçaient en latin classique, et ce, peu importe leur place (initiale, médiane, finale) dans le mot.

4.1 Le phonétisme roman

Dans la langue gallo-romane, le phonétisme du latin fut radicalement modifié. De façon générale, on peut affirmer que les consonnes latines ont subi des modifications relativement mineures, surtout lorsqu'on les compare aux modifications survenues aux voyelles.

- Les consonnes

Les principales transformations consonantiques sont les suivantes: la disparition du -m final de l'accusatif latin, la disparition du [h] et sa réintroduction germanisante, le maintien des consonnes en position forte et leur affaiblissement en position faible par la palatalisation. Soulignons aussi que la langue romane avait introduit les constrictives dentales [θ] et [δ] comme en anglais dans thing et this, probablement sous l'influence du francique.

Notons que les scribes des plus anciens textes écrits en «françois», par exemple, les Serments de Strasbourg (842) et la Vie de saint Alexis (vers 1045), ont tenté par la graphie de rendre compte des sons [θ] et [δ]; on trouve dans les Serments la graphie dh (p. ex., aiudha, cadhuna) pour [δ], alors que dans la Vie de saint Alexis les lettres th servent parfois à identifier le son [θ] (espethe, contrethe).

Dans les textes romans, la lettre h était employée dès le Ve siècle pour signaler l'aspiration dans certains mots d'origine francique comme honte, haine, hache, haïr, hêtre, héron. etc. Or, la lettre h continuait de s'écrire en latin classique, mais elle ne correspondait à aucune prononciation dans la langue parlée; c'était tout au plus une affectation due à un héritage de mots empruntés au grec. C'est ainsi qu'on a distingué les mots dont l'h initial est dit «aspiré» de ceux dont l'initiale est une voyelle ou un [h] «non aspiré», c'est-à-dire qu'ils ne permettent ni liaison ni élision. On ignore le degré d'aspiration qui se faisait sentir à l'époque romane, mais on croit que cette prononciation, si elle était significative à l'origine, a diminué plus tard pour disparaître au cours de l'ancien français.

- Les voyelles

L'évolution des voyelles latines a été beaucoup plus complexe que celle des consonnes. Les voyelles ont connu des transformations considérables et leur évolution fait appel à des règles de phonétique combinatoire un peu difficiles à assimiler pour tout non-spécialiste. Ainsi, le traitement subi par les voyelles sera différent selon que la voyelle est dans une syllabe dite accentuée (ou tonique) ou dans une syllabe dite inaccentuée (ou atone). Un fort accent d'intensité, parce qu'il concentre l'énergie articulatoire sur la syllabe accentuée, peut provoquer indirectement l'affaiblissement des voyelles inaccentuées. La syllabe accentuée se trouve en position de force; elle aura tendance à rester accentuée en latin vulgaire et en roman, voire à demeurer intacte:

[a] > [è] devant une consonne: mare > mer;
[e] > [è] devant une consonne: f
erru > fer
[i] en syllabe libre > intact: n
i-du > nid
[i] en syllabe entravée > intact: v
il-la > ville
[o] > [ou] : c
orte > cour

Ce ne sont là que quelques exemples qui ne rendent pas compte de toutes les règles de la phonétique combinatoire, mais il s'agit ici de ne donner qu'une notion.

Lorsqu'une voyelle latine est dite atone, c'est qu'elle ne porte pas l'accent tonique. Parce que les voyelles atones se trouvent dans une position de faiblesse articulatoire, elles vont subir un affaiblissement généralisé en roman. Les voyelles initiales sont en position de force et c'est la raison pour laquelle elles vont se maintenir davantage. Les voyelles [i], [u] et [a] sont particulièrement résistantes, probablement parce qu'elles sont ou très ouvertes ou très fermées, ce qui suppose une plus grande dépense articulatoire; par contre, les voyelles [o] et [e] subissent des altérations.

[i] > se maintient                       [u] > se maintient

            LIBERARE > livrer           LUCORE > lueur
            CICONIA > cigogne           FUMARE > fumer

        [a] > se maintient                 [o] > u

            VALERE > valoir             VOLERE > vouloir
            SALUTE > salut              DOLERE > douleur

Toutes les voyelles finales disparurent (entre les VI et VIIIe siècles), sauf [a] qui devient un [ë] sourd avant de devenir un [ë] muet dans la langue parlée. 

[a] > [ë] : CANTA > chantë > il chante
               ROSA > rozë > roz (rose)

[i] : MURI > mur

[o] : CANTO > chant

[u] : BONU > buen > bon-n > bon

Il y a aussi les voyelles situées à l'avant-dernière syllabe (la pénultième), qui disparaissent (entre le IVe et le VIIe siècle), car elles sont en position de faiblesse:

VETULU > vètlo > vèklo > vjèj > vieille
FEMINA > femna > fèmë > fam-më > fam (femme)
FRIGIDU > freit > frèt > frwa (froid)
TABULA > tablë (table)

Encore une fois, il ne s'agit ici que de quelques exemples.

Le roman a connu aussi un processus de diphtongaison (deux voyelles prononcées en une seule émission) qui n'a affecté que les voyelles [e] et [o]. La première manifestation de ce phénomène remonterait au IIIe ou au IVe siècle et serait lié aux invasions germaniques.

[e:] > [ie] : pedem > *piede > pied
[ò] > [uò] : bovem > *buòve > boeuf

La langue romane a connu une seconde diphtongaison au VIe et au VIIe siècle, qui s'est s'est produite dans certaines conditions:

[e:] > [ie] : melius > *miejlus > mieux
[ò] > [òi] > : noce > *nòidzet > nuòjdzet > nuit

Ce sont là les seules diphtongues de la période romane, mais, quelques siècles plus tard, l'ancien français développera de nombreuses autres diphtongues.

N'oublions pas qu'il s'agit là d'une évolution couvrant près de dix siècles. Une description couvrant une si longue période répartie en quelques lignes ne peut que tronquer la description historique. C'est pourquoi cette brève présentation ne saurait être exhaustive, car elle ne tient pas compte de toute l'évolution du phonétisme latin. Néanmoins, elle reflète la complexité de l'évolution du phonétisme latin qui est devenu le roman, la langue mère du français.

4.2 Une grammaire simplifiée

Le latin était une langue à déclinaison, qui variait selon le genre du substantif. On comptait trois genres (le masculin, le féminin et le neutre) et cinq types de déclinaison différents: type I (Terra, -ae), type II (Dominus, -i), type III (Miles, militis), type IV (Senatus, senatu:s), type V (Res, rei). De plus, dans chaque type de déclinaison, les cas étaient au nombre de cinq: nominatif, accusatif, génitif, datif, ablatif. Cinq déclinaisons, six cas et trois genres, cela signifiait plus de 90 flexions pour les seuls noms; dans le cas des adjectifs, on en comptait six types distribués en deux classes, pour un total de 216 flexions. Noms et adjectifs formaient donc au moins 306 flexions.

Lors de la période romane, on passa à trois types de déclinaison et à seulement deux cas (le cas sujet et le cas objet), en plus de perdre le neutre absorbé par le masculin. La langue romane a donc grandement simplifié le nombre de flexions nominales, en passant de 90 à 12.

Le latin possédait à l'origine trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, et deux nombres, le singulier et le pluriel. De façon générale, la marque du genre se trouvait en latin dans la désinence des noms et des adjectifs, c'est-à-dire dans leur terminaison. Dans l'évolution du latin au roman, les marques du genre ont perdu leurs caractéristiques d'origine. Pour simplifier la description, indiquons seulement les grandes tendances suivantes:

1) La déclinaison féminine en -as a donné des mots du genre féminin en français: rosam > rose / rosas > roses.
2) Les pluriels neutres latins en -a ont également donné des mots au féminin en français: folia > feuille; arma > arme; labra > lèvre.
3) Les mots masculins latins en -is sont devenus masculins en français: canis > chien; panis> pain; rex/regis > roi; pes/pedis > pied.
4) Les noms latins terminés en -er> sont aussi devenus masculins: pater > père; frater > frère; liber > livre; magister > maître.

Pendant la période romane, le latin a perdu le neutre qui a été absorbé par le masculin; par exemple, granum > granus > grain (masc.). Du neutre latin, granum et lactis (lait) sont passés au masculin en français; du masculin latin, floris (fleur) est passé au féminin en français; par contre, gutta (goutte) et tabula (table) sont restés au féminin; mais burra (bure) a conservé le féminin du latin pour passer au masculin lorsqu'il a désigné le «bureau» en français.

4.3 L'évolution du vocabulaire

Le patrimoine lexical a aussi évolué en roman et ces mots font aujourd'hui partie de la préhistoire du français. Il s'agit d'un certain nombre de «reliques gauloises», mais aussi de mots constituant le fonds latin lui-même, auxquels il faut ajouter les emprunts grecs passés au latin et, bien sûr, ceux que le roman a emprunté au francique (cf. le no 3.2). 

- Les «reliques gauloises»

Le français n'a jamais emprunté de mots directement de la langue gauloise. C'est plutôt le latin qui a emprunté un certain nombre de mots gaulois à l'époque des conquêtes romaines. Une fois adoptés par les Romains, les mots gaulois ont continué d'évoluer comme des mots latins que le roman a assimilé par la suite. Aujourd'hui, seul l'historien de la langue peut en reconnaître les origines celtiques.

Ce fonds gaulois est certes le plus ancien, mais c'est aussi le plus pauvre. Plus d'une centaine de mots (probablement environ 150) sont parvenus jusqu'à nous. Ils concernent des termes désignant des végétaux, des animaux, des objets de la ferme, etc. En voici une liste non exhaustive:

Mots d'origine gauloise

alouette < alauda
arpent < arepennis
balai < banatto
benne < benna
barde < bard
boisseau < bosta
bouc < bucco
boue < bawa
bouleau < betulubriser < brissim
bruyère < bruko
cervoise < cervesia
char < carru
charpente < carpentu*
charrue < carruca*
chêne < cassanus
cloche < cloc
druide < druida
galet < gallos
jarret < garra
lieue < leuga
lotte < lotta
mouton < multo
quai < caio
sapin < sappus
soc < soccos
suie < sudia
talus < talo
valet <
vasso
vassal < gwas

- Le fonds gréco-latin

Le fonds latin correspond en premier lieu à la masse du vocabulaire hérité du «latin vulgaire», c'est-à-dire à l'ensemble des mots d'origine latine qui ont subi une transformation phonétique entre les IVe et IXe siècles. C'est le fonds proprement originel de la langue, celui qui provient du latin parlé populaire. À partir d'un examen des dictionnaires modernes, on peut estimer ce fonds roman à environ 12 000 mots hérités de cette époque.

Le fonds roman comprend également les mots du latin classique, c'est-à-dire du latin qui était surtout utilisé par les nobles et les écrivains, mais aussi des emprunts techniques du gaulois, du grec et du germanique déjà intégrés au latin vulgaire. Certaines nouveautés méritent d'être signalées: les nombreux changements de sens, l'abondance de dérivations diminutives et le grand nombre de provincialismes hérités du latin vulgaire.

Voici quelques exemples de provincialismes issus du latin vulgaire, et qui ont même fini par supplanter les termes du latin classique:

LATIN CLASSIQUE  > LATIN VULGAIRE

anus  > vetulo   («vieux»)
caput > testa    («crâne», «tête»)
ictus  > colpus  («coup»)

LATIN CLASSIQUE  > LATIN VULGAIRE

jecorem > ficato     («foie»)
mares   >  masculi («masculin»)

pignus   >  wadus   («gage»)

LATIN CLASSIQUE  > LATIN VULGAIRE

plaustra > carru     («char»)
pueros   > infantes («enfants»)
pulcra    > bella     («belle»)

Dans ce fonds primitif, on compte également des mots grecs. Le latin parlé a largement puisé dans la langue grecque, particulièrement à l'époque où le sud de la Gaule subissait la colonisation grecque (Ier siècle avant notre ère); ces mots grecs ont été par la suite latinisés par le peuple. Par exemple, gond (lat. gomphus < gr. gomphos), ganse (gr. gampsos), dôme (gr. dôma), lampe (lat. lampada < gr. lampas), etc., sont des termes qui ont été transformés phonétiquement au cours de leur passage du grec au latin et du latin au français.

Toute cette période concerne la préhistoire du français, car il s'agit de l'histoire du latin au roman, une langue aux multiples variétés qui prendra des formes différentes selon qu'elle était parlée au nord ou au sud du territoire gallo-romain. Comme toujours, ce sont des événements politiques et militaires qui finiront par assurer la disparition du latin et l'émergence des langues romanes, lesquelles donneront naissance au français, à l'occitan, à l'espagnol, etc. Les périodes de bouleversements ont entraîné des changements linguistiques, alors que les périodes plus calmes ont permis à la langue de «digérer» ses transformations. Bref, l'état de la langue reflète toujours l'état de la société, que ce soit sous le régime féodal pendant la période de consolidation du pouvoir royal, pendant la Révolution française ou au cours de la période moderne ou contemporaine.   

Dernière mise à jour: 19 déc. 2023

 

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