Les enjeux politiques
de l'aménagement linguistique


Si les États adoptent une politique linguistique, c'est ordinairement pour solutionner des conflits entre majorité et minorité(s). La question des minorités est une épine au pied de tous les gouvernements. N'oublions pas que la dynamique naturelle des États tend vers l'homogénéisation et la glottophagie. L'idéal pour un État est d'éviter que des groupes, en raison de leur culture et de leur langue particulières, maintiennent une façon de penser différente de celle de la majorité, donc du pouvoir établi. Étant donné que ce n'est pas toujours possible, les gouvernements s'efforcent d'éviter les différences excessives et les oppositions en adoptant une politique qui réduira les dissidences ou, mieux, les préviendra.

L'éventail des moyens demeure très large. On peut choisir le génocide, la répression, l'assimilation, la formule des droits inégaux ou celle des droits égaux, la séparation territoriale des langues, le bilinguisme institutionnel, l'autonomie régionale, etc.

Dans les faits, les interventions politiques en matière de langue s'inspirent rarement de motifs purement linguistiques; elles se rapportent le plus souvent à des projets de société formulés en fonction d'objectifs d'ordre culturel, économique et politique. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que la question de l'aménagement linguistique se présente comme un problème puisqu'il s'agit de trancher dans le vif des situations linguistiques au moyen d'un appareil juridique parfois complexe (Constitution, lois, règlements, directives, contrôles). Le politicologue québécois Léon Dion avait raison d'écrire en 1981: «Quand les groupes discutent de politique linguistique, qu'ils en soient conscients ou non, c'est en même temps le pouvoir social et le pouvoir économique qu'ils négocient.» (Pour une véritable politique linguistique, Québec, ministère des Communications, p. 20-21.) Et l'on pourrait ajouter «quand ce n'est pas le pouvoir politique lui-même». C'est l'une des raisons pour lesquelles une intervention sur la langue est toujours source de conflits.

Tout aménagement linguistique suppose des choix quant aux objectifs, aux langues impliquées, aux droits accordés, aux statuts négociés et parfois aux structures politiques elles-mêmes.

1. Quelle(s) langue(s) protéger?

Une langue ignorée par l'État se trouve placée dans une situation extrêmement précaire. La non-reconnaissance juridique la confine à la sphère des relations individuelles et privées. On sait qu'il ne s'agit point là d'un phénomène rare puisque, rappelons-le, la majorité des 67000 langues de la planète vivent dans cette situation. Mais, lorsque l'État veut intervenir, il doit choisir quelle langue fera l'objet d'un aménagement politique.

De façon générale, l'aménagement tend à porter sur la langue majoritaire ou une langue de prestige au plan international. Mais l'intervention peut aussi porter sur une langue minoritaire, parfois deux ou davantage encore. Dans certains cas, l'État décidera de faire porter l'aménagement à la fois sur la langue majoritaire et la langue minoritaire la plus importante. Assez souvent, ce sont les langues des peuples «fondateurs» que l'on aura tendance à protéger de préférence aux langues immigrantes.

2. Aménager le code ou le statut?

L'aménagement linguistique peut porter sur l'un de ces deux aspects ou sur les deux à la fois: le code (la langue) ou le statut de la langue (son rôle social). Lorsqu'on agit sur le code, on intervient sur la langue elle-même: par exemple, sur l'alphabet (imposition de l'alphabet cyrillique en Russie, de l'alphabet latin en Turquie, de l'alphabet dévanagari en Inde), l'orthographe (modernisation de l'orthographe en Espagne et en Norvège), la prononciation et la grammaire (en Norvège, en Indonésie et en Grèce), ou le vocabulaire (tous les pays) par la création de commissions de terminologie.

Lorsqu'on veut agir sur le statut, on met l'accent sur le rôle des langues dans la société ou sur les rapports de puissance, de pression et d'attraction entre des langues différentes. Il est possible alors d'accorder un statut à une langue qui n'en a aucun, de retirer son statut à une langue, de rehausser ou réduire le statut d'une langue, de consentir l'égalité juridique à deux ou trois langues, voire d'inverser le statut de deux langues.

Dans bon nombre de pays, l'aménagement portera à la fois sur le code et le statut. L'expérience de nombreux pays montre bien que les langues ne sont pas de simples instruments de communication et qu'il est utopique de croire que l'État puisse intervenir uniquement sur le code sans tenir compte des pressions d'ordre social et idéologique reliées à la langue. Mais il est tout aussi utopique d'intervenir uniquement sur le statut d'une langue si celle-ci ne dispose pas de tous les outils nécessaires. Par exemple, une langue qui n'a jamais été valorisée par la société ne dispose généralement pas d'un lexique suffisamment élaboré pour faire face à de nouveaux besoins. C'est pourquoi, dans tout aménagement linguistique, l'État doit déterminer le dosage de l'intervention entre le code et le statut.

3. Quel type de statut?

La gamme des statuts est assez considérable. Lorsqu'on parle du statut d'une langue, on pense aussitôt au caractère officiel de celle-ci parce qu'il s'agit d'un statut privilégié, idéal, s'il ne demeure pas symbolique.

1) Le statut de langue officielle

Le statut le plus prestigieux consiste assurément pour un idiome donné d'être proclamé langue officielle parce que cette décision engage l'État à utiliser cette langue dans toutes ses activités.

On peut aussi rendre deux langues officielles. Le caractère co-officiel des langues se présente sous deux aspects: l'égalité du statut et l'aménagement du territoire. Il faut comprendre que l'État puisse rendre deux langues officielles assorties d'une égalité juridique ou non; le résultat diffère lorsqu'une langue est «plus officielle» que l'autre, ce qui lui permettra, dans les faits, d'établir sa dominance. Quant à la question territoriale, elle offre quelques possibilités:

a) rendre les deux langues co-officielles sur tout le territoire national;

b) séparer les langues sur le territoire (au moyen de l'unilinguisme);

c) rendre une seule langue officielle partout et imposer le bilinguisme sur une base régionale.

En guise d'exemples, le Canada fédéral correspond à la première possibilité, la Suisse à la seconde, la Catalogne (Espagne) à la troisième.

2) Le statut de langue nationale

Mais l'État peut décider d'accorder un statut moins «encombrant»: celui d'une langue nationale. Dans le cas d'une langue déclarée nationale, l'État ne s'engage pas lui-même à utiliser cette langue, mais d'en assurer la protection et la promotion, puis d'en faciliter l'utilisation par les citoyens. L'objet de cette mesure est de reconnaître que le groupe n'est pas une simple minorité: il fait partie du patrimoine national.

Par exemple, en Suisse, les trois langues officielles sont l'allemand, le français et l'italien, mais les langues nationales sont l'allemand, le français, l'italien et le romanche; cela signifie aussi qu'une langue nationale peut aussi être une langue officielle. Dans le grand-duché de Luxembourg, la langue officielle est le français, mais le luxembourgeois est la langue nationale. Au Sénégal, le gouvernement facilite l'enseignement du wolof en tant que langue nationale, mais continue d'utiliser le français comme langue officielle dans l'administration. Le Zimbabwe fait de même avec le shona dans les domaines de l'éducation et de la justice tout en utilisant l'anglais dans les autres secteurs. Évidemment, le statut de langue nationale est inférieur à celui de langue officielle, mais il permet néanmoins une promotion assurée par l'État, ce qui, il est vrai, peut équivaloir à une très mince reconnaissance dans la pratique.

3) Le multilinguisme stratégique

Le multilinguisme stratégique repose sur un principe essentiellement pragmatique. Un État multilingue a recours à deux (bilinguisme) ou plusieurs langues (multilinguisme) en raison de contraintes liées aux nécessités de la communication, de la situation politique, sociale, économique, etc. Sans être fondée sur l'amour d'une langue quelconque, sans jamais choisir une langue contre une autre, la politique de multilinguisme stratégique, souvent confondu avec le bilinguisme (trilinguisme ou quadrilinguisme), considère une langue comme complémentaire à une autre et s'efforce d'exploiter toutes les ressources linguistiques du pays. Ce type de politique n’est applicable que dans un État multilingue où les rapports entre les groupes en présence réduisent généralement la suprématie d’une langue dominante.

4) Le statut juridique différencié

Ce statut part du principe que la majorité du pays a tous les droits (linguistiques), que la ou les minorités ont moins de droits, mais que ceux-ci sont juridiquement et officiellement reconnus. Autrement dit, ces droits, toujours appuyés par une législation ou des dispositions constitutionnelles, sont nécessairement extensifs pour la majorité et restrictifs pour les minorités. Cette protection équivaut au statut particulier aux aux politiques sectorielles inscrites dans un cadre global de politique linguistique.

Toute politique de statut différencié vise à harmoniser la cohabitation linguistique sans accorder l’égalité juridique à tous. Les groupes minoritaires bénéficieront de certains droits dans des secteurs névralgiques tels que les services gouvernementaux, la justice, les écoles, les médias. L'objectif est de protéger une minorité sur la base de droits personnels restreints et inégaux, et leur reconnaître le droit à la différence. Ce type de politique linguistique est relativement fréquent à travers le monde.

5) La non-discrimination

Enfin, certains pays se contentent de proclamer le principe de la non-discrimination pour tous les citoyens. Rappelons à ce sujet la Déclaration universelle des droits de l'Homme (1948) dont l'article 2 affirme précisément le principe de la non-discrimination sur la base de l'appartenance linguistique:

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale,, de fortune, de naissance ou de toute situation.

La non-discrimination s'applique à toutes les personnes et constitue souvent la seule garantie individuelle qu'accorde un État en matière de protection linguistique. Dans cette optique, la question linguistique se confond avec celle des droits de la personne. Cette formule a le mérite de donner bonne conscience à l'État tout en ne l'emprisonnant pas dans des lois trop embarrassantes.

Enfin, il est possible de ne pas vouloir reconnaître de droit dans le but de marginaliser une ou plusieurs langues. Il est vrai que, tout compte fait, il n'est pas possible ni même souhaitable de reconnaître toutes les langues dans un pays. En effet, ce n'est pas concevable de gouverner efficacement un État moderne avec un nombre de langues trop élevé. Il ne faudrait point, non plus, favoriser le développement de micro-nationalismes susceptibles de compromettre l'unité nationale.

4. Quel type de droits?

En matière de langue, ces droits sont d'ordre individuel ou collectif, ils peuvent être aussi territoriaux ou mixtes. Les droits individuels ou personnels sont accordés à des personnes, indépendamment de l'endroit où elles résident sur le territoire national. Cela signifie que ces droits sont transportables lorsqu'on change de lieu de résidence. Les droits personnels s'opposent aux droits collectifs et aux droits territoriaux.

4.1 Les droits collectifs

Les droits collectifs s'appliquent aux individus en tant que membres d'une groupe et portent sur la jouissance d'un bien collectif, comme celui de la langue. Ces droits peuvent s'étendre sur tout le territoire ou sur une partie de celui-ci. En ce cas, on parle aussi de DROITS À LA LANGUE.

4.2 Les droits territoriaux

On parlera de droits territoriaux s'ils sont protégés par des frontières linguistiques. Lorsqu'on trace des frontières linguistiques, on peut rendre celles-ci étanches ou perméables. Les frontières sont étanches quand aucun groupe ne peut les franchir (comme en Suisse); elles sont perméables quand le groupe majoritaire peut transporter sa langue à l'intérieur de la zone minoritaire (comme les Espagnols en Catalogne).

Il reste ensuite à fixer ces droits dans un texte juridique qui les officialisera en quelque sorte. Les droits peuvent être constitutionnalisés, c'est-à-dire inscrits dans la loi fondamentale du pays, la Constitution. La constitutionnalisation des droits revêt un caractère plus solennel et plus intemporel, dans la mesure où la Constitution d'un pays ne vole pas en éclats à tout moment. Dans la plupart des cas, on se contentera d'inscrire dans la Constitution des principes généraux, quitte à préciser dans une loi (révocable) les mesures particulières de protection.

On peut aussi se donner toute latitude et préciser dans un règlement, un décret ou une circulaire administrative l'application d'une loi. On peut décider également que les grands principaux généraux ne feront l'objet d'aucun document juridique autre que la Constitution et laisser à l'administration gouvernementale le choix des moyens utilisés pour assurer une certaine protection linguistique.

5. Quel type de structure politique?

La planification linguistique peut entraîner des modifications structurelles et conduire à l'émission de règles constitutionnelles qui transforment l'organisation politique même de l'État. Il arrive que l'ampleur et le degré de précision des dispositions constitutionnelles soient tels que la Constitution devient elle-même l'instrument de la planification linguistique. L'acceptation du pluralisme linguistique a amené l'Inde, par exemple, à établir un système fédéral complexe, et la Belgique, à adopter une formule d'autonomie régionale et d'autonomie communautaire dont on voit peu d'exemples dans le monde.

La protection linguistique touche les structures politiques lorsque, par exemple, on accorde à des groupes linguistiques l'égalité numérique au Parlement ou dans la composition du gouvernement; lorsqu'on accepte le principe de la double majorité selon lequel le groupe majoritaire ne peut décider seul de certaines questions sans l'accord majoritaire de la minorité; lorsqu'on crée des États fédéralisés, des régions dotées d'une autonomie politique, souveraine ou non.

S'il s'agit d'États fédéralisés ou disposant d'une large autonomie, il faut prévoir la composition de deux ou plusieurs parlements, Exécutifs, fonctions publiques, etc. Transposer l'égalité linguistique dans les faits peut amener une transformation en profondeur de l'organisation structurelle de l'État. Les exemples de réussite de cet ordre ne pullulent pas, mais la Finlande (la province d'Åland), le Danemark (îles Féroé et le Groenland), la Belgique (gouvernements communautaires et gouvernements régionaux), la Suisse (souveraineté cantonale), l'Espagne (communautés autonomes), les États de l'Inde constituent certainement parmi les cas les plus intéressants.


Dernière mise à jour: 13 mars 2024

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