Les limites du rôle de l'État


L'intervention de l'État en matière de langue a des limites; ce pouvoir n'est pas absolu. L'autoritarisme centralisateur, qui consiste à imposer unilatéralement une seule langue partout sur le territoire en ignorant le pluralisme linguistique, comporte ses dangers. Cette attitude, qui allait de soi en XIXe siècle, soulève aujourd'hui l'indignation ou la révolte chez nombre de groupes minoritaires. De plus, la communauté internationale est de plus en plus ouverte à la protection des langues minoritaires, comme on le constate avec le Conseil de l'Europe (cf. la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires) et en Amérique du Sud avec les langues amérindiennes.

1. Le consensus social

Un État démocratique doit nécessairement miser sur un large accord de sa population s'il veut mettre en œuvre une politique linguistique viable. Un gouvernement démocratique se gardera bien, par exemple, de proposer une politique linguistique contraire aux intérêts de la majorité. Les manifestations massives et la colère du peuple ont souvent raison des gouvernements les plus autoritaires. Le politicologue québécois Léon Dion décrit bien cet aspect du problème:

Pour avoir quelque chance de succès, une politique linguistique doit s'harmoniser avec les tendances lourdes d'une société. C'est ainsi qu'elle ne conduira à l'élévation du statut d'une langue que si ceux qui parlent cette langue sont eux-mêmes engagés dans un processus de promotion sociale. Mais même dans ce cas, il faut tenir compte de la résistance des groupes actuellement dominants qui voient leurs privilèges sociaux aussi bien que linguistiques menacés de même que de l'orientation des groupes non directement impliqués et des sociétés environnantes.

Autrement dit, non seulement n'élève-t-on pas socialement un groupe qui ne le désire pas vraiment, mais il faut toujours tenir compte du poids de ceux qui ont intérêt à maintenir le statu quo. Ainsi, dans ses politiques linguistiques, la province de l'Ontario (Canada) a toujours préféré une approche «sans tambour ni trompette» à l'égard du français. Les différents gouvernements ontariens n'ont jamais osé garantir trop formellement les droits linguistiques de leur minorité francophone. C'était une question de survie politique pour les dirigeants et le gouvernement. Lorsqu'il fallait faire justice en ce domaine, l'Ontario choisissait la méthode douce, presque sans qu'il n'y paraisse, de peur d'effaroucher la majorité anglophone. 

En Algérie, même le gouvernement de Houari Boumediène (1965-1978), pourtant centralisateur et répressif, a dû plier devant la bourgeoisie technocratique et économique qui avait réussi à maintenir le bilinguisme français-arabe malgré la politique d'arabisation amorcée dès l'Indépendance. Cette bourgeoisie pro-occidentale poursuivait parallèlement sa propre politique d'industrialisation francophile sans être inquiétée le moins du monde par le pouvoir politique, qui se gardait bien de toute ingérence.

Cependant, un gouvernement pourra facilement adopter une politique linguistique «musclée», sinon prohibitive, si la population appuie l'intervention de l'État. En 1988, le Québec a pu adopter la loi 178 qui interdisait l'affichage commercial en anglais à l'extérieur des commerces parce que la majorité francophone favorisait une telle approche; un gouvernement québécois n'aurait jamais adopté une telle loi en 1950, alors que la population francophone paraissait timorée. 

En 1986, l'Ontario adoptait la Loi sur les services en français dont la mise en vigueur était prévue pour le 19 novembre 1989. Cette loi était destinée à mettre fin aux services sporadiques et improvisés dont devaient se contenter les francophones de cette province. Dans les semaines qui ont suivi la mise en vigueur de la loi, des tollés de protestations s'élevèrent et des groupes de militants anglophones ont réussi à convaincre une soixantaine de municipalités ontariennes d'adopter une résolution déclarant l'anglais seule langue officielle de leur municipalité. Pourtant, la loi n'obligeait aucunement les municipalités à offrir des services en français. Le gouvernement, qui parlait ouvertement de rendre le français officiel dans la province, s'est tu depuis ce temps.

En France, la question de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l’Europe soulève bien des inquiétudes. Depuis que le président français s’est déclaré, à Quimper (Bretagne), le 29 mai 1996, ouvert à la signature par la France de la Charte adoptée par le Conseil de l'Europe en juin 1992, une belle tempête politique a éclaté parmi les politiciens de ce pays. En France, nous le savons, les locuteurs des langues régionales ne sont pas considérés comme des «minorités», mais comme des Français égaux bénéficiant des mêmes droits. Dans ces conditions, il n’est pas question d’accorder des droits linguistiques à des groupes de personnes, car ce ne serait plus considérer tous les Français comme égaux devant la loi. Toutefois, cette résistance jacobine pourrait prendre fin dans les prochaines années. D’une part, l’opinion publique européenne risque de prendre parti contre la France qui a trop longtemps hésité à adhérer à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires; d’autre part, la France aura de moins en moins le choix, surtout depuis que le gouvernement du Royaume-Uni a manifesté sa ferme intention d’adhérer à la Charte européenne, comme ce fut le cas pour l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, c’est-à-dire tous les grands voisins immédiats. La France sera amenée, peut-être malgré elle, à suivre le mouvement et apprendre à ramer dans le même sens que les autres. D’ailleurs, le 7 mai 1999, la France a signé (mais non ratifié) la Charte européenne des langues régionales et minoritaires en prenant d’infinies précautions, notamment au sujet des notions de «protection de minorités» et de «droits collectifs». Pour le moment, en vertu de la Constitution de 1958, les contraintes juridiques causent encore certains problèmes pour la France qui refuse encore de modifier sa constitution. Lorsque les dirigeants français sauront qu’ils ont l’appui majoritaire de la population, les contraintes constitutionnelles n’existeront plus. Évidemment, il faudra bien un jour que la France trouve un compromis entre le statut officiel du français et l’emploi des langues régionales. Beaucoup d’autres États, tels que l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, etc., ont réussi à concilier l'emploi de la langue officielle et celui des langues minoritaires. Pourquoi la France ne le pourrait-elle pas? Parce que sa population n'y est pas encore prête! Ça viendra!

Il est vrai qu'il sera toujours délicat pour un État d'harmoniser le pluralisme ethno-linguistique sur son territoire; il n'est jamais aisé de concilier les exigences du bien commun et les intérêts de chacun des groupes appelés à cohabiter. On peut viser une cohabitation harmonieuse entre les différentes communautés, mais celle-ci demeurera relative, voire utopique, dans la mesure où les droits des uns s'opposent aux droits des autres, et dans la mesure où ce sont les rapports de force qui dominent l'action entre les groupes.

2. La relativité de l'égalité

L'État planificateur doit donc être conscient de la relativité de l'égalité entre les communautés linguistiques. Des droits égaux donnés à des groupes inégaux ou à des langues inégales ne produiront jamais des situations égalitaires. Au Canada, par exemple, c'est la règle de l'uniformité qui prévaut entre la minorité anglophone du Québec et les minorités francophones des provinces anglaises. La Constitution canadienne leur accorde les mêmes droits. Dans les situations inégales, il faut au contraire fonctionner avec le principe de l'asymétrie, c'est-à-dire recourir à des mesures compensatoires inégales qui favorisent davantage les minorités. Comme le souligne encore le politicologue Léon Dion à propos des gouvernements fédéral et provinciaux du Canada:

Il ne devrait y avoir aucune limite à la générosité de la part des majorités anglophones à l'endroit des minorités francophones ni à l'aide matérielle, technique et culturelle du gouvernement fédéral.

Ce qui revient à dire qu'il faut accorder des droits inégaux à l'avantage des minoritaires pour leur procurer un statut égalitaire dans les faits. La véritable justice ne consisterait pas dans ce cas à donner les mêmes droits à tout le monde, mais à en donner plus à ceux qui ont moins et moins à ceux qui ont plus.

C'est pourquoi il faut se méfier des clauses constitutionnelles qui garantissent l'égalité devant la loi. Il existe souvent un décalage entre les règles constitutionnelles et la réalité sociale. Il est encore une fois plus facile d'accorder une égalité juridique que de la transposer dans les faits. C'est précisément l'un des problèmes les plus complexes à résoudre, non seulement au Canada, mais dans la plupart des pays, en particulier lorsqu'on ne sépare pas les langues sur le territoire.

3. Des champs d'intervention limités

Une autre limite à l'action de l'État touche les domaines d'intervention. Bien que fort importants, ceux-ci demeurent limités. L'État peut uniquement intervenir dans le comportement linguistique des institutions qu'il contrôle, c'est-à-dire dans les communications institutionnalisées: la langue de l'enseignement, de l'administration, de la justice, de l'armée et de l'environnement (économie, commerce, industrie, affichage). Là encore, la politique linguistique peut se heurter à des résistances farouches.

De toute façon, le pouvoir politique restera impuissant en ce qui concerne le domaine des communications individualisées: on ne pourra jamais empêcher les individus de parler entre eux dans leur langue et de la manière qu'ils désirent. Il n'en demeure pas moins que l'État peut restreindre ou augmenter considérablement les champs d'usage d'une langue minoritaire.

Enfin, un dernier point: il n'y a pas de politique linguistique universellement valable. Ce qui convient en Suisse, en Finlande ou en Espagne peut se révéler inadéquat au Canada ou au Sri Lanka. Cela ne doit pas empêcher les États de s'inspirer, au besoin, de l'expérience des autres pays, sans pour autant copier les modèles et les modalités d'ailleurs, parce que chaque État a des problèmes spécifiques à résoudre.

4. Les effets positifs

Une politique d'aménagement linguistique sera d'autant plus acceptée qu'elle donnera des résultats positifs. Les États adoptent des politiques en matière de langue parce qu'il y va de leur intérêt, sinon ils préfèrent s'abstenir. Dans l'ensemble, les politiques linguistiques s'avèrent plutôt positives, malgré les effets pervers et les échecs inévitables qu'elles engendrent à l'occasion. Rares en effet sont les États qui en arrivent à une réussite complète. Soulignons aussi que l'aménagement linguistique peut se révéler positif pour un groupe, négatif pour un autre. L'idéal, ce serait évidemment qu'il soit bénéfique pour tous les groupes, mais il s'agit justement d'un «idéal». Il est, en effet, impossible de vouloir satisfaire tous les groupes sociolinguistiques au sein d'un État; on risque plutôt, en ce cas, de déplaire au plus grand nombre.

De façon générale, on peut dire que l'État pourra plus facilement faire accepter ses politiques si celles-ci servent à la promotion sociale, à la protection des langues et de leurs locuteurs, au maintien de la paix et de la justice sociale, à l'unification politique, à la codification et à la normalisation des langues.

Dans ce domaine comme dans bien d'autres, tout est relatif. Mais on peut quand même avancer que le plus souvent les dirigeants politiques se fixent, en matière d'aménagement linguistique, des objectifs qu'ils estiment nobles et équitables pour l'ensemble de leurs citoyens. Néanmoins, il est presque impossible d'éliminer complètement les effets pervers d'une telle politique.


Dernière mise à jour: 13 mars 2024

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