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Les modalités 
d'aménagement linguistique


Il est périlleux d'intervenir pour changer le statut des langues, car si les conflits linguistiques engendrent d'intenses passions, les solutions peuvent entraîner des frustrations encore plus intolérables. Toute planification linguistique improvisée, qui vise des objectifs trop vagues, qui est mise en œuvre sans les moyens et les ressources nécessaires et dont les conséquences sociales possibles n'ont pas été évaluées, aboutira à un échec ou à des résultats néfastes pour les sociétés. Il est préférable de s'abstenir que d'agir à l'aveuglette et sans objectif global. Il faut donc bien réfléchir à la question et étudier à fond la situation sociolinguistique, les objectifs et les moyens possibles ainsi que les stratégies à élaborer, en tenant compte des ressources disponibles et des conséquences prévisibles de la planification.

Les modalités d'aménagement des langues demeurent relativement simples bien que lourdes de conséquences politiques, sociales et économiques. Elles peuvent être ramenées aux trois principes décrits par Jean-Claude Corbeil dans L'aménagement linguistique du Québec (Montréal, Guérin, 1980, p. 112-115.).

1. Connaître la situation linguistique

Il faut d'abord procéder à une description détaillée de la situation sociolinguistique avec le maximum de rigueur scientifique. Cela signifie que l'on doit former une équipe de chercheurs responsable, non partisane et multidisciplinaire, qui effectuera les cueillettes de données sur les langues et les populations en présence, qui veillera à sonder l'opinion publique et qui entreprendra des campagnes d'information et d'animation dans les différents milieux.

Il importe, à cette étape, de décrire la réalité telle qu'elle est, non telle qu'on voudrait qu'elle soit. Toute cette activité d'enquête est primordiale parce qu'elle permet de partir du constat de la réalité; il est plus aisé ensuite de soupeser les avantages et les inconvénients en fonction des objectifs que l'on peut se fixer.

2. Déterminer la situation cible

Une fois que les spécialistes ont décrit la situation sociolinguistique et qu'ils ont fourni des éléments d'information permettant de prendre des décisions politiques éclairées, il reste aux gouvernants à faire des choix. Le plus difficile consiste à déterminer les objectifs en fonction de la situation cible, c'est-à-dire la situation souhaitée. Par exemple, on peut décider d'assimiler la minorité ou quelques-uns des groupes minoritaires; que cet objectif soit avouable ou non, tous les États le choisissent en partie.

On peut vouloir protéger certaines minorités, ordinairement celles que l'on ne peut assimiler. En ce cas, il faut décider si l'on accorde aux minoritaires le même statut juridique. Il est plus facile de concéder l'égalité juridique  tous les citoyens sont égaux devant la loi  que d'octroyer l'égalité de fait sur les plans politique et économique.

Une autre possibilité consiste à forcer l'égalité entre deux ou plusieurs groupes inégaux. C'est sûrement l'un des objectifs les plus difficiles à réaliser dans un processus d'aménagement des langues. Ainsi, il est plus aisé de rendre 15 langues égales en Inde que de rendre égaux le finnois (92 %) et le suédois (7 %) en Finlande. L'égalité de fait entre des groupes trop disproportionnés relève plus de l'utopie que du réalisme, à moins de séparer les langues en zones unilingues sur le territoire (comme en Suisse).

Il est aussi extrêmement difficile d'inverser le statut des langues en présence: par exemple, de rendre une minorité majoritaire et une majorité minoritaire. Il y a peu de cas de ce genre à travers l'histoire. Plus souvent, l'objectif consiste à choisir une minorité parmi d'autres pour la faire accéder à un statut majoritaire.

Quels que soient les objectifs retenus, il faut que les dirigeants soient conscients du fait qu'ils devront justifier leur choix à l'ensemble de la population et lui démontrer le bien-fondé de leur politique. Si celle-ci ne recueille pas un large consensus auprès des usagers, il faudra s'attendre à des résistances ou à des révoltes, à moins d'être en mesure de recourir à la répression et de... réussir dans cette voie.

3. Élaborer une stratégie

Une fois les objectifs fixés, il reste à élaborer une stratégie qui permettra de passer de la situation de départ à la situation cible. Auparavant, il faudra avoir choisi les moyens tout en tenant compte des ressources disponibles, tant financières que linguistiques et humaines.

Sur le plan des moyens, l'État doit choisir entre la persuasion et la coercition. La persuasion jouit de la préférence générale des majoritaires surtout lorsqu'il s'agit de promouvoir le statut d'une langue infériorisée; elle est cependant tellement inefficace dans la plupart des cas qu'elle ne contribue souvent qu'à attiser les revendications des minoritaires pendant qu'elle endort les majoritaires. La coercition demeure la seule façon réaliste d'obtenir des résultats; encore faut-il utiliser le pouvoir législatif avec prudence, car les lois adoptées risquent de soulever la colère du groupe linguistique qui se sent lésé.

Toujours sur le plan des moyens, il faut opter pour des droits personnels ou des droits territoriaux, ou encore effectuer un dosage des deux, choisir dans quelle mesure on intervient à la fois sur le code et le statut, s'entendre enfin sur les modifications structurelles de l'État.

Après que les objectifs et les moyens ont été déterminés avec précision, on doit concevoir la stratégie en fonction des ressources disponibles. On analysera quatre types de ressources: les ressources financières, les ressources humaines, les ressources linguistiques et les délais.

4. Les ressources financières et humaines

On ne fait rien sans ressources financières. Un gouvernement qui entreprend une planification linguistique doit trouver les moyens d'y affecter les sommes nécessaires pour mener les enquêtes, mettre en œuvre des travaux terminologiques ou pédagogiques, instituer et faire fonctionner les organismes de contrôle, prévoir des campagnes de sensibilisation, de persuasion, etc.

Les ressources humaines sont de la plus grande importance parce que l'aménagement linguistique dépend essentiellement de la compétence de spécialistes (linguistes, démographes, pédagogues, sociologues, statisticiens, etc.) et de personnes responsables chargées de veiller à ce que la politique se traduise dans les faits. Il faut aussi disposer d'un nombre important de compétences linguistiques dans une langue donnée; par exemple, il est inutile de promouvoir une langue infériorisée si l'on est dans l'impossibilité de recourir à des professeurs capables d'appliquer les nouvelles mesures à l'école. Bref, il faut s'organiser pour contrôler d'abord le comportement linguistique des institutions (écoles, administration publique, monde de l'industrie et du commerce, médias, etc.) de telle sorte que les changements s'effectuent à ce niveau et provoquent ensuite un effet d'entraînement chez les individus.

On admettra sans peine qu'il est plus aisé de mettre œuvre une politique linguistique dans un pays riche que dans un pays pauvre, car le premier peut y prévoir des ressources financières adéquates. Ainsi, la plupart des pays d'Europe ont en général des politiques linguistiques plus élaborées que les pays d'Afrique (à l'exception de l'Afrique du Sud).

5. Les ressources linguistiques

Une langue qui n'a jamais été valorisée par la société ne dispose généralement pas d'un lexique suffisamment élaboré pour faire face à de nouveaux besoins. La renaissance de l'hébreu, considéré comme langue morte depuis de nombreux siècles par les linguistes, a nécessité quarante ans de travaux préliminaires en vue de la création et de la normalisation d'une terminologie adaptée à la vie contemporaine. Rendre une langue autochtone officielle en Afrique suppose un travail analogue, sans compter la fabrication du matériel didactique nécessaire du primaire à l'université.

La création du vocabulaire technique et scientifique peut soulever des controverses dans la mesure où les ressources de la langue autochtone ne suffisent pas. Il faut alors adopter une politique concernant les emprunts aux autres langues. En général, plus les planificateurs terminologues sont nationalistes, plus ils évitent d'emprunter à la langue qui a dominé la leur. Lors de la réforme de la langue turque, les terminologues ont tenté d'éliminer l'influence de la langue arabe et du persan; les linguistes mexicains ont recours d'abord aux mots amérindiens, ensuite aux mots espagnols et enfin aux mots anglais; les terminologues québécois utilisent les mots anglais en dernier ressort, après avoir épuisé les ressources du français; en Indonésie, selon que les linguistes sont d'origine javanaise, musulmane ou américano-européenne, ils ont tendance à privilégier les mots javanais, arabes, anglo-saxons ou néerlandais. Dans le domaine de la langue, il est très facile de heurter les susceptibilités, et effectuer un choix linguistique révèle, de toute façon, les tendances idéologiques.

6. Le calendrier

Toutes les mesures ne peuvent être applicables au moment de l'adoption de la politique. Les coûts des changements linguistiques augmentent d'autant plus que les délais sont courts. La mise en œuvre de la politique linguistique ne peut se réaliser avant la fin des études préliminaires, des travaux terminologiques, de la conception du matériel et de la formation pédagogique nécessaires; il faut aussi s'assurer qu'on dispose d'un personnel qualifié, dont la formation peut être longue; sans compter la rédaction de milliers de documents administratifs dans la nouvelle langue et l'écoulement des imprimés déjà existants.

Au strict point de vue linguistique, il a été plus aisé de franciser le Québec, dont la langue reposait déjà ailleurs dans le monde sur une longue tradition administrative, culturelle et scientifique, que de promouvoir le malais en Indonésie, le malgache à Madagascar, l'hébreu en Israël et l'arabe dans les pays du Maghreb, où tout était à faire. On comprendra que le facteur temps constitue dans certains cas un élément avec lequel on doit composer.

Un État qui improvise ou qui néglige de tenir compte de ces modalités d'aménagement linguistique court fatalement à un échec dont les coûts financiers, politiques et sociaux peuvent être considérables. Légiférer sur des normes régissant la construction domiciliaire et une chose, faire des lois sur la langue en est une autre. Les lois linguistiques peuvent bouleverser la vie des citoyens. Une mauvaise planification peut engendrer d'intolérables frustrations et attiser les conflits au lieu de les régler.
 


Dernière mise à jour: 13 mars 2024

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