Les îles d'Imbros et de Ténédos

(Turquie)

Dans la mer Égée, face au détroit des Dardanelles reliant la mer Égée à la mer de Marmara, existent deux petites îles, Imbros (Gökçeada: 286,84 km²) et Ténédos (Bozcaada: 37,6 km²) qui, depuis l'Antiquité, ont été habitées surtout par des populations grecques, bien que, au cours des siècles, elles aient été administrées successivement par les Romains, les Byzantins, les Vénitiens et les Ottomans, puis depuis 1923, par la Turquie.

Les deux îles appartiennent à la Turquie en vertu du traité de Lausanne de 1923. Elles portent maintenant un nom turc: Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos). En 2000, la population de Gökçeada était de 8894; en 2010, celle de Ténédos était de 2354, dont une minuscule minorité grecque (env. 30 personnes âgées). 

1. Bref historique

Les îles d'Imbros et de Ténédos sont occupées par des populations grecques depuis le VIIIe siècle avant notre ère. Mais, en raison de leur situation stratégique devant le détroit des Dardanelles, ces deux îles furent tour à tour occupées par les Romains (129 av. notre ère), les Byzantins (VIe siècle), les Arabes (VIIe siècle), puis reprises par les Byzantins au XIIIe siècle, ensuite par les Génois au XIVe siècle et les Vénitiens en 1377. Imbros et Ténédos furent conquises par les Ottomans en 1455-1456 par le sultan Mehmet II (v. 1430-1481). Malgré les invasions et les occupations, la population d'origine a toujours su conserver son caractère gréco-chrétien et sa langue. En 1912, les deux îles furent reprises par l'amiral grec Pavlos Koundourioti et intégrées officiellement à la Grèce lors du traité de Sèvres en 1920. En fait, entre 1912 et 1923, les deux îles furent entraînées dans le conflit gréco-turc ainsi que dans la Première Guerre mondiale; elles changèrent plusieurs fois de mains. À cette époque, Imbros comptait 9207 habitants, tous grécophones. À Ténédos, sur les 6620 habitants, 5420 étaient grécophones, 1200, turcophones. Mais le traité de Sèvres n'a jamais été appliqué.

C'est le traité de Lausanne (1923) qui, malgré les vœux et les protestations de la population à 78 % grécophone, redonna Imbros et Ténédos à la Turquie. Celle-ci avait fait valoir que les deux îles se trouvaient en face de l’entrée du détroit des Dardanelles, et qu'elles devaient être turques. La délégation britannique, dirigée par lord George Curzon (1859-1925), usa de son poids pour appuyer la Turquie en échange d'une grande autonomie accordée aux deux îles. En réalité, la Turquie monnayait son entrée dans la guerre par des concessions territoriales à son avantage et aux dépens de l’intégrité territoriale de la Grèce.

2. Le traité de Lausanne (1923)

Le traité de Lausanne consacra la cession des îles d'Imbros et de Ténédos à la république de Turquie. L’article 14 du traité reconnaissait le caractère grec de ces îles et prévoyait leur autonomie au sein de l’État turc. En effet, selon les termes du traité, les îles de Imbros et de Ténédos, tout en restant sous la souveraineté turque, devaient bénéficier d’une organisation administrative autonome, de la sécurité des biens et des habitants, puis de la formation d’une police locale.

Article 14

Les îles de Imbros et Ténédos, demeurant sous la souveraineté turque, jouiront  d'une organisation administrative spéciale composée d'éléments locaux et donnant toute garantie à la population indigène non musulmans, en ce qui concerne l'administration locale ainsi que la protection des personnes et des biens. Le maintien de l'ordre y sera assuré par une police qui sera recrutée parmi la population locale par les soins et placée sous les ordres de l'administration locale ci-dessus prévue.

Les stipulations conclues ou à conclure entre la Grèce et la Turquie concernant l'échange des populations grecques et turques ne seront pas applicables aux habitants des îles de Imbros et Ténédos.

De plus, l'article 41 du traité de Lausanne, prévoyait des dispositions en matière d'enseignement afin que le gouvernement turc accorde des facilités appropriées aux «ressortissants non musulmans» et qu'ils reçoivent dans les écoles primaires leur instruction «dans leur propre langue». Ainsi, le traité garantissait la sécurité de la population grecque; cette protection de la minorité grecque à Imbros et à Ténédos constituait une obligation internationale de la part de la Turquie. Les dispositions du traité de Lausanne allaient être complétées par l’Accord sur l’éducation de 1951 entre la Grèce et la Turquie, et le Protocole sur l’éducation de 1968. 

3. La réaction de la Turquie

Comme le redoutaient les insulaires, le gouvernement turc se montra peu disposé à remplir ses engagements contenus dans l’article 14 du traité de Lausanne. Non seulement la Turquie refusa catégoriquement d’appliquer les dispositions du traité de Lausanne, mais elle multiplia les efforts pour effacer tout caractère grec dans les deux îles. En dépit des dispositions de l'article 41 du traité de Lausanne, l’enseignement en grec fut interdit, sauf pour une courte période, soit de 1951 à 1963. La Turquie obligea les écoles grecques à embaucher ses instituteurs parmi les officiers de réserves de l’armée turque et limita les heures d’enseignement de la langue grecque à une heure quotidienne. Le gouvernement imposa aux enseignants grecs de subir des examens afin de contrôler leur maîtrise de la langue turque.

À la suite du conflit chypriote entre la Grèce et la Turquie dans les années 1960, la situation des Grecs dans les deux îles ne cessa de se détériorer. Le gouvernement turc entreprit la construction d’une «prison ouverte» (ou «prison agricole», à l’île de Imbros. Ankara déposséda de leurs biens les Grecs de Imbros, propriétaires de 95 % des terres arables de l'île, et fit venir de nombreux colons turcs. La Turquie s’appropria toutes les surfaces cultivables en les achetant à rabais, puis interdit, pour des motifs environnementaux nébuleux, la pêche aux Grecs de sorte que ceux-ci furent réduits au chômage. Le gouvernement grec avait prétexté que les expropriations étaient rendues nécessaires pour la construction d'un aéroport et d'une base militaire (1965), ainsi que l'installation d'une entreprise d'État de production agricole (1966). Il s'ensuivit un harcèlement continuel contre les Grecs sous diverses formes. Au cours de la même période, l'exportation de viande vers le continent, une activité lucrative, fut interdite pour des raisons sanitaires.

C'est en 1964 que la loi n° 502/1964 (bulletin n° 11761 du 23 juillet 1964) fut adoptée abolissant à nouveau les écoles des communautés grecques sur les îles. Puis, par le décret du 29 juillet 1970, les îles changèrent leur nom grec, Imbros et Ténédos, pour une dénomination turque: Imbros devint Gökçeada et Ténédros, Bozcaada. Par la même occasion, tous les toponymes grecs furent remplacés par des noms turcs. Dans les années qui suivirent, des villages entiers furent transplantés du continent (l'Anatolie) vers les deux îles. Évidemment, toutes ces mesures constituaient une violation flagrante des dispositions du traité de Lausanne.

Il en résulta que cette politique de minorisation occasionna une chute dramatique de la population grecque. À Gökçeada (Imbros), la population grecque passa de quelque 9000 habitants à moins de 350. Quant à l’île de Bozcaada (Ténédos), de 6420 habitants, elle chuta à quelque 30 personnes, toutes âgées. La principale cause du départ massif des Grecs fut sans nul doute la fermeture des écoles hellénophones en 1964, ce qui entraîna le départ immédiat de la plupart des familles ayant des enfants d'âge scolaire. Bien que le gouvernement grec en eut appelé aux Nations unies afin d'attirer l’attention du public sur les violations du traité de Lausanne, ses efforts restèrent vains. La Turquie pratiqua ainsi une politique d'assimilation dans l’indifférence totale de la part des autres puissances signataires du traité de Lausanne. La «prison ouverte» ne fut fermée qu'en décembre 1991, soit après le départ de la plupart des habitants d'origine grecque. Aujourd'hui, moins de 90 ans après le traité de Lausanne, la population grecque de Gökçeada (Imbros), qui était de près de 100 %, n’est plus que de 2 %. Quant à Bozcaada (Ténédos), elle est désormais inférieure à 1 %. La plupart des insulaires d'origine grecque se sont exilés en Grèce, mais beaucoup ont émigré aux États-Unis, en Australie ou en Afrique du Sud.

En 2008, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe recevait un rapport sur la question des îles Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos) proposant de conserver le caractère biculturel à ces territoires (voir la résolution 1625 de 2008 à ce sujet). Le rapport suggère d'autoriser la réouverture d'au moins une école de la communauté grecque à Gökçeada (Imbros), de façon similaire aux écoles de la communauté musulmane de la Thrace occidentale (Grèce), aussitôt qu'un nombre suffisant de familles d'origine grecque accompagnées d'enfants d'âge scolaire s'engagerait à se réinstaller sur l'île. En adoptant une attitude positive envers les habitants d'origine grecque et leurs descendants, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe estime que la Turquie donnerait également un exemple de sa bonne volonté à surmonter ses vieux réflexes nationalistes dépassés et à appliquer les principes européens «de bon voisinage», en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme.

Aujourd'hui, ces îles à l’entrée des Dardanelles n’ont plus aucune importance militaire au point de vue stratégique, car l'ère des missiles de longue portée et des satellites a changé complètement la donne. Compte tenu de la politique truque à l'égard de ses minorités, il serait surprenant que la Turquie en vienne à protéger sa minuscule minorité grecque sur ces îles. Quant au Conseil de l'Europe, il estime que le recours récurrent, par la Grèce et la Turquie, au principe de la «réciprocité» pour refuser la mise en œuvre des droits garantis aux minorités concernées par le traité de Lausanne est «anachronique» et pourrait compromettre la cohésion nationale de chaque pays. L’Assemblée parlementaire invite la Grèce et la Turquie à traiter tous leurs citoyens sans discrimination, sans prendre en compte la façon dont l’État voisin pourrait traiter ses propres citoyens.

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Source: ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L'EUROPE. «Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos) : préserver le caractère biculturel des deux îles turques comme un modèle de coopération entre la Turquie et la Grèce dans l'intérêt des populations concernées», doc. 11629, le 6 juin 2008, Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme.

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