République de Crimée

Crimée

(Sous occupation russe)

2) Données historiques

 

Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.


1 Les origines

La péninsule de Crimée a formé son identité dans la fusion de divers peuples. Selon les époques, les Taures, les Cimmériens, les Scythes, les Romains, les Goths, les Huns, les Grecs, les Ottomans, etc., ont laissé leur marque sur le territoire. En 1783, l’Empire russe des tsars a intégré ce carrefour de religions et de cultures. Avec l’avènement de l’URSS, la péninsule criméenne s'est transformée en site de villégiature des élites en raison des stations balnéaires accessibles aux citoyens soviétiques privilégiés. La nomenklatura de Moscou et de Saint-Pétersbourg, c'est-à-dire l'élite du Parti communiste de l'Union soviétique et de ses satellites du bloc communiste, séjournait dans les luxueuses résidences d'été de Yalta, tandis que la marine soviétique établissait le quartier général de sa flotte dans la mer Noire à Sébastopol. Depuis, la Crimée se trouve au centre des principaux conflits politiques des dernières années dans cette partie du monde.

La Crimée était connue dans l'Antiquité sous l'appellation de Chersonèse taurique, du nom d'un peuple antique, les Taures, qui était installé sur la côte méridionale de la péninsule de Crimée. Ce peuple habitait les monts de Crimée et l'étroite bande côtière entre les montagnes et la mer Noire; il a donné son nom à la péninsule sous la forme de Taurica, de Taurida ou de Tauris. C'est en partie dans cette péninsule que fut créé le royaume du Bosphore, un royaume grec établi sur les rives du Bosphore cimmérien, qui correspond aujourd'hui à l'actuel détroit de Kertch reliant le Pont-Euxin (la mer Noire) au lac Méotide (la mer d'Azov) et sur la Tauride, nom jadis donné par les Grecs de l'Antiquité à la péninsule de Crimée. Le royaume de Bosphore fut fondé au Ve siècle avant notre ère par les Archéanactides, une dynastie grecque qui régna entre 480 et 438 sur ce royaume, lequel passa sous le protectorat romain en - 47.

Par la suite, la Crimée fut successivement occupée par les Goths, les Huns, les Khazars, les Bulgares, les Russes, les Vénitiens et les Coumans. Les Génois y avaient fondé, à partir de 1275, de nombreux comptoirs sur la côte, qu'ils durent abandonner en 1475, lorsque les Tatars y organisèrent un khanat indépendant, après les invasions mongoles, tout en reconnaissant la suzeraineté ottomane.

Les Tatars s'installèrent après le XIIIe siècle; ils firent allégeance à l'Empire ottoman, qui leur accorda un statut d'autonomie. Le tatar de Crimée demeura la langue officielle de la région jusqu'à son remplacement par le turc ottoman. Les Tatars s’intégrèrent complètement à l’Empire ottoman à partir au XVIe siècle et devinrent tous des turcophones musulmans. Les plus vieux textes en tatar de Crimée datent du XIIIe siècle; ils étaient écrits avec l'alphabet arabe. Bref, la Crimée .tait alors peuplée par des Grecs, des Tatars et des Turcs ottomans.

2 La domination russe

L'influence russe commença au XVIIIe siècle pour se terminer, en principe, avec l'intégration de la Crimée à l'Ukraine en 1954, puis reprise avec l'annexion de la péninsule par la Russie en 2014. Autrement dit, la Crimée n'a pas toujours été russe, puisqu'elle fut alternativement grecque, tatare et ottomane pendant dix siècles.

2.1 La Crimée russo-tsariste

Après la première guerre russo-turque (1768-1774), la Crimée, rendue indépendante par le traité de Kutchuk Kaïnardji, fut annexée par la Russie de Catherine II (1729-1796) en 1783, une mesure entérinée par le traité de Jassy, signé le 9 janvier 1792 à Jassy en Moldavie, entre l'Empire russe et l'Empire ottoman. La même année, Catherine II fonda le port de Sébastopol et inaugura une politique de peuplement par des chrétiens (grands-russiens et petits-russiens), donc des Russes et des Ukrainiens, mais aussi des Allemands, des Moldaves, des Arméniens et des Grecs. Afin de russifier la Crimée, Catherine II démobilisa les soldats qui acceptaient de s'y installer; ils pouvaient faire venir leur femme. Finalement, la démographie changea du tout au tout: 13% de Tatares, 17% de divers peuples, 28% de Russes et 42% d'Ukrainiens. La Russie créa ainsi une nouvelle entité territoriale qui vit aussi s'élever des villes à l'architecture et aux noms grecs antiques (Odessa, Tyraspol, Ovidiopol, Chersonèse, Simféropol, Sébastopol, Théodosie, Mélitopol, etc.). Cette entité fut d'abord appelée «gouvernement territorial de Crimée», puis intégrée à un nouveau gouvernement de Tauride (nom jadis donné par les Grecs antiques à la presqu'île de Crimée).

Par voie de conséquence, la péninsule jusque-là consacrée à l'élevage extensif des Tatars devint une terre de cultures diversifiées. Une fois devenus minoritaires, les Tatars de Crimée furent aussitôt persécutés, chassés vers l'Empire ottoman, déportés vers la Russie centrale ou la Sibérie, sinon massacrés par suite de révoltes. Entre-temps, le feld-maréchal Grigori Aleksandrovitch Potemkine (1739-1791) y aménagea la puissante forteresse et base navale de Sébastopol.

De 1853 à 1856, la Crimée fut le théâtre d'une guerre meurtrière de trois ans (guerre de Crimée) entre la Russie et une coalition comprenant l'Empire ottoman, le Royaume-Uni, la France de Napoléon III et le royaume de Sardaigne. La défaite de la Russie n'empêcha pas celle-ci de garder le contrôle de la Crimée.

2.2 La Crimée soviétique

Après la révolution russe d'Octobre 1917, la Crimée fut érigée en république autonome (1921) sous le nom de République socialiste soviétique autonome de Crimée, et ce, dans le but explicite de réparer les mauvais traitements que les Tatars avaient subis pendant la période tsariste. Bien que les Tatars fussent minoritaires (25 %), ils occupaient un rôle politique prépondérant au sein de la république autonome. Grâce à leur intégration dans la vie politique, ils croyaient pouvoir «tatariser» au moins partiellement les institutions soviétiques criméennes et faire adopter le tatar comme langue de gouvernement, à l’égal du russe. À partir de cette époque, les Tatars de Crimée passèrent de l’alphabet arabe à l'alphabet latin (jusqu'en 1938), à l’instar de la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1924, avait délaissé l’alphabet arabe pour l’alphabet latin.

- Les persécutions

Cependant, la tolérance du pouvoir soviétique à l’égard des minorités nationales (polonaise, ukrainienne, allemande, etc.), y compris l'ethnie tatare, ne dura guère, car la libéralisation de la Crimée prit fin en 1928. Les persécutions reprirent de plus belle avec des campagnes intensives de russification et de soviétisation. Entre 1928 et 1939, près de 35 000 à 40 000 Tatars furent emprisonnés ou déportés. La classe intellectuelle fut complètement exterminée.

L'étude et l’enseignement de la langue et de la littérature tatares furent systématiquement interdits, de même que les publications et la presse en tatar. Tous les mots d'origine persane, turque ou arabe furent remplacés par des termes russes, tandis que l’alphabet cyrillique fut imposé par Staline en lieu et place de l’alphabet latin. Ainsi, en moins de vingt ans, les Tatars changèrent trois fois d’alphabet (arabe, latin et cyrillique). Finalement, la timide «tatarisation» de la RSSA criméenne incita les nationalistes tatars à renoncer à toute confrontation directe avec le pouvoir communiste afin de se fondre dans les nouvelles institutions péninsulaires. Après la défaite des Soviétiques en octobre 1941, les Allemands furent accueillis presque comme des libérateurs. Néanmoins, vers la fin de l'occupation, soit en décembre 1943 et en janvier 1944, les Allemands détruisirent complètement 128 villages dans les montagnes de la Crimée.

- La Crimée stalinienne

Puis la Crimée fut reconquise par les Soviétiques en 1944, tandis que les Tatars, au nombre de quelque 200 000 à l’époque, furent accusés collectivement de collaboration avec les nazis. Beaucoup de Tatars de Crimée auraient trahi «la Patrie» en abandonnant les unités de l'Armée rouge qui défendaient la Crimée et en se rangeant du côté des Allemands, puis en exerçant des «représailles sauvages contre des partisans soviétiques» et en infiltrant l’Armée rouge d’espions et de saboteurs. Le 11 mai 1944, le Comité de défense de l’État, dirigé par Joseph Staline, émit le décret n° 5859 qui ordonnait, pour le 1er juin suivant, le bannissement de tous les Tatars du territoire de la Crimée:


Постановление ГКО № 5859-сс "О крымских татарах"

Постановление ГКО № 5859-сс
от 11 мая 1944 года

Москва, Кремль

О крымских татарах

В период Отечественной войны многие крымские татары изменили Родине, дезертировали из частей Красной Армии, обороняющих Крым, и переходили на сторону противника, вступали в сформированные немцами добровольческие татарские воинские части, боровшиеся против Красной Армии; в период оккупации Крыма немецко-фашистскими войсками, участвуя в немецких карательных отрядах, крымские татары особенно отличались своими зверскими расправами по отношению к советским партизанам, а также помогали немецким оккупантам в деле организации насильственного угона советских граждан в германское рабство и массового истребления советских людей.

Крымские татары активно сотрудничали с немецкими оккупационными властями, участвуя в организованных немецкой разведкой так называемых «татарских национальных комитетах», и широко использовались немцами для цели заброски в тыл Красной Армии шпионов и диверсантов. «Татарские национальные комитеты», в которых главную роль играли белогвардейско-татарские эмигранты, при поддержке крымских татар направляли свою деятельность на преследование и притеснение нетатарского населения Крыма и вели работу по подготовке насильственного отторжения Крыма от Советского Союза при помощи германских вооруженных сил.

Учитывая вышеизложенное, Государственный Комитет Обороны ПОСТАНОВЛЯЕТ:

1. Всех татар выселить с территории Крыма и поселить их на постоянное жительство в качестве спецпоселенцев в районах Узбекской ССР.

Décret du Comité de défense de l'État n° 5859 "sur les Tatars de Crimée"

Décret Loi n ° 5859
en date du 11 mai 1944

Le Kremlin, Moscou

À propos des Tatars de Crimée

Pendant la guerre patriotique, de nombreux Tatars de Crimée ont trahi la Patrie, ont abandonné les unités de l’Armée rouge défendant la Crimée et sont passés à l’ennemi; ils sont entrés dans les unités militaires volontaires tatares formées par les Allemands qui se sont battus contre l’Armée rouge; pendant l'occupation de la Crimée par les forces allemandes fascistes, en participant aux détachements répressifs allemands, les Tatars de Crimée se sont distingués surtout par leurs représailles sauvages contre les partisans soviétiques et ont aidé également les envahisseurs allemands à organiser le détournement violent de citoyens soviétiques dans l'esclavage allemand et l'extermination massive du peuple soviétique.

Les Tatars de Crimée ont activement coopéré avec les autorités d'occupation allemandes en participant aux "comités nationaux tartares" organisés par les services de renseignements allemands. Ils ont été largement utilisés par les Allemands pour envoyer des espions et des saboteurs à l'arrière de l'Armée rouge. Les comités nationaux tatars, au sein desquels les émigrés de la Garde blanche tatare ont joué le rôle principal, avec le soutien des Tatars de Crimée, ont orienté leurs activités vers la persécution et l'oppression de la population non tatare de Crimée et ont œuvré à préparer le rejet forcé de la Crimée par l'Union soviétique avec l'aide des forces armées allemandes.

Compte tenu de ce qui précède, le Comité de défense de l'État décide:

1. Tous les Tatars doivent être expulsés du territoire de la Crimée et installés à titre de colons spéciaux dans les régions de la République socialiste soviétique d'Ouzbékistan.


 
En réalité, Staline devait déporter 90 % de la population tatare «de manière permanente» en tant que «colons spéciaux» dans la République socialiste soviétique de l'Ouzbékistan. Les Tatars furent transportés dans des wagons à bestiaux insalubres, sans équipement sanitaire, avec les portes verrouillées de l’extérieur; le coût du transport devait être le même que celui des prisonniers et des forçats. Durant les deux premières années, 46 % des déportés succombèrent à la malnutrition et à la maladie ou moururent dans les camps de concentration de Sverdlovsk. La vie en exil de ces «colons spéciaux» se révéla très difficile, car le but des autorités soviétiques était la complète russification de la nation tatare. En tant que «peuple puni», les Tatars de Crimée vécurent sous haute surveillance militaire; ils n’eurent pas le droit, sous peine de mort, de s’éloigner de plus de cinq kilomètres de leur lieu d’habitation. Évidemment, leur langue fut interdite dans les écoles, la littérature et la recherche.

En 1946, la République autonome de Crimée fut abolie et la Crimée fut repeuplée par des Russes; tous les toponymes tatars furent remplacés par des noms russes. Juridiquement parlant, les Tatars déportés cessèrent d’exister. On les oublia, mais les décennies de répression et d’assimilation forcée n’avaient pas détruit l’identité nationale des Tatars de Crimée.

- Le transfert de la Crimée à l'Ukraine

Après la mort de Staline (1953), le nouveau président de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, dénonça la politique «injustifiée» de déportation appliquée par son prédécesseur (Staline). Les Tatars, comme les autres peuples déportés (Polonais, Lituaniens, Allemands, etc.), retrouvèrent quelques-uns de leurs droits, mais ne furent pas autorisés à rentrer dans leur pays.

En 1954, la Crimée, qui avait été à moitié détruite par la guerre, fut cédée par Nikita Khrouchtchev à l'Ukraine par simple décret, dans l'indifférence générale. Celui-ci, à l'occasion du tricentenaire du traité de Pereïaslav par lequel les Cosaques d’Ukraine avaient prêté allégeance à Moscou, donna la Crimée à l'Ukraine pour commémorer la réunification de la Russie et de l’Ukraine.

En transférant administrativement la Crimée à l'Ukraine, Nikita Khrouchtchev espérait sans doute inciter des paysans ukrainiens à s'installer dans la péninsule et favoriser la mise en place d'infrastructures de fournitures d'eau et d'électricité depuis Kiev. Politiquement, cette cession ne semblait pas entraîner de grandes conséquences.

Il ne faudrait pas croire que la décision prise par la Russie de Khrouchtchev était altruiste, comme celle-ci pouvait le paraître au premier abord. En réalité, le transfert de la Crimée à cette époque chargeait l’Ukraine de tous les problèmes économiques et politiques de la péninsule, détruite pendant la guerre et privée de nombreux habitants, du fait que Staline avait ordonné la déportation des Tatars de Crimée vers le Kazakhstan lointain en 1945. La situation économique dans la péninsule au cours de cette décennie était désastreuse et les habitants étaient extrêmement mécontents et révoltés. Nikita Khrouchtchev se débarrassait d'un fardeau dont personne ne voulait. C'était «une poupée cassée», selon Leonid Kravtchouk, qui sera président de l'Ukraine de 1991 à 1994.

L'objectif de Khrouchtchev était de donner un petit territoire à l'Ukraine afin de d'obtenir quelque chose en retour. Le but était de lier plus étroitement l'Ukraine à la Russie, parce que pendant la guerre les habitants de cette république soviétique n'avaient pas soutenu entièrement l'Armée rouge. Le transfert fut également fait pour consolider la domination des deux grandes républiques slaves de l'Empire soviétique (Russie et Ukraine), en les opposant aux régions problématiques du Sud, qui comprenaient également la Crimée avec les Tatars habitant la péninsule. De plus, selon le premier président ukrainien (1990-1994), Leonid Kravtchouk, dans une interview accordée en mai 2019 au journal ukrainien Apostrof, Nikita Khrouchtchev aurait contraint la RSS d'Ukraine à accepter la Crimée, parce que Moscou ne pouvait pas la soutenir : "Vy dolzhny zabrat' Krym, Rossiya ne mozhet s nim spravit'sya» («Vous devez prendre la Crimée, la Russie ne peut pas la soutenir»). La Crimée avait appartenu à la Russie pendant 170 ans. Par la suite, selon l'ancien président Kravtchouk, l'Ukraine avait dû dépenser l'équivalent de 110 milliards de dollars US pour maintenir la Crimée à flot au point de vue économique.

2.3 La Crimée ukraino-soviétique

Six mois après l'entrée de la Crimée dans l'Ukraine soviétique, la question de l'introduction progressive de la langue ukrainienne s'est posée. Le comité régional local proposa d'introduire la langue et la littérature ukrainiennes uniquement à l'occasion de  la nouvelle année scolaire (1955-1956). À cette époque, sur 2193 instituteurs, seuls 94 maîtrisaient l'ukrainien et ils n’avaient aucune expérience de l’enseignement. Par conséquent, il n’a pas été possible de lancer la réforme immédiatement en 1954. Afin de contrôler le niveau d'enseignement de la langue et de la littérature ukrainiennes dans les écoles, trois inspecteurs ont été prévus, puis un Bureau de la langue ukrainienne a été ouvert à l'intention des enseignants. 

- Les conflits linguistiques

Dès la fin de l'année 1954, les nouveaux instituteurs commencèrent à enseigner l'ukrainien dans cinq écoles primaires de Simferopol. On se contentait d'un séminaire d'une seule journée pour préparer les enseignants et leur distribuer des manuels en ukrainien. Pendant quatre décennies, l'enseignement de l'ukrainien restait une matière optionnelle. Il fallait en outre que les parents en fassent une demande expresse qui pouvait être refusée pour diverses raisons. Il fut toujours difficile d'ouvrir des écoles pour enseigner l'ukrainien en raison de la passivité des directeurs d'école et des autorités responsables de l'instruction publique, ainsi que du manque de contrôle de l'enseignement de la part du Parti communiste et des autorités soviétiques. En outre, la création de classes primaires en ukrainien fut constamment entravée par l’absence d’écoles secondaires ukrainiennes, si l'on fait exception d'un internat secondaire de 280 élèves à Simferopol. Les élèves et leurs parents ne voyaient aucune possibilité de poursuivre leurs études normales en ukrainien. Par conséquent, la langue russe continua d'être massivement enseignée dans toute la Crimée.

Lorsque l'adhésion de la Crimée à l'Ukraine devint effective, la péninsule vit augmenter légèrement la part de la population de langue ukrainienne, surtout dans les zones rurales. Toutefois, cet afflux d'Ukrainiens n’exerça aucune influence dans l'expansion de la langue ukrainienne. Selon les sources soviétiques, il n'existait en Crimée aucune école de langue ukrainienne dans de nombreuses régions et presque toutes les écoles des grandes villes sont demeurées russophones. La langue ukrainienne dans la péninsule à l'époque soviétique ne s'est guère développée. L'analyse de diverses enquêtes sociologiques montre que c'est en Crimée que, par comparaison avec d'autres régions de l'Ukraine, les autorités soviétiques ont réussi à édifier une identité soviétique assez forte, dont la langue russe était l'un des fondements. 

La vie des représentants officiels continua de se faire en russe. La tenue des registres dans toute l'administration demeura en russe. Il n'était d'ailleurs pas nécessaire de traduire les documents en ukrainien, car tous connaissaient le russe. Quoi qu'il en soit, il paraissait difficile d'assurer des traductions en ukrainien, parce que dans la fonction publique criméenne peu de fonctionnaires pouvaient s'exprimer dans cette langue. Il est évident que l’introduction de la langue ukrainienne en Crimée n’a jamais été généralisée, ce qui suscita une certaine insatisfaction de la part des Ukrainiens. On ne comptait dans les années 1960 que 250 000 Ukrainiens en Crimée. Tous les autres résidents étaient des Russes ou des minorités russifiées.

En Crimée, il n'y a jamais eu de tentatives sérieuses d'ukrainisation. Les endroits clés de la péninsule, tels que Sébastopol, sont restés aux mains de l'URSS. La venue de touristes en provenance de Moscou, qui a augmenté progressivement à partir des années 1950, a renforcé la composante russe. Les Ukrainiens, souvent à tendance nationaliste, ont critiqué cette situation dans la région, mais ils ne pouvaient s'y opposer véritablement.

Le 5 septembre 1967, le Décret du présidium du Soviet suprême de l'URSS portant sur les citoyens de nationalité tatare autrefois résidant en Crimée innocenta les Tatars, parce que les accusations passées s’étaient révélées «sans fondement». Toutefois, aucune mesure ne fut prise en vue de faciliter leur retour en Crimée, ni pour les indemniser pour les pertes de vie ou de biens. En 1987, les Tatars manifestèrent à Moscou pour réclamer leur droit de retourner dans leur pays, mais jusqu'aux derniers jours de l'URSS (1988-1989) ils ne furent pas autorisés à rentrer en Crimée. 

- La libéralisation

À la faveur de la perestroïka, les minorités déportées de l’URSS acquirent une marge de manœuvre dont elles tirèrent rapidement parti; les sentiments nationaux identitaires refirent surface, ce qui suscita le désir chez ces minorités de retourner sur les terres de leurs ancêtres. Vers le milieu de l’année 1990, environ 90 000 Tatars de Crimée étaient déjà retournés de leur propre initiative dans leur patrie d’origine; à l’automne de 1991, leur nombre avait atteint les 150 000. En avril 1991, le Soviet suprême de l'URSS déclarait «illégales et criminelles» toutes les lois concernant les déportations. Les peuples déportés étaient enfin réhabilités, mais sans indemnisation.

3 La Crimée ukrainienne

L'effondrement de l'URSS en 1991 libéra l'Ukraine de la tutelle soviétique. Dès le mois de décembre de la même année, il y eut un référendum sur l'indépendance en Ukraine. Quelque 54% des électeurs de Crimée se prononcèrent en faveur de l'indépendance, le plus faible pourcentage dans l'ensemble du pays. Un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se forma en Crimée qui proclama elle-même son indépendance (sous réserve d’un référendum), mais cette disposition fut finalement abrogée en 1992. L'Année précédente, l'Ukraine avait investi 40 millions de dollars pour régler des problèmes d'alimentation en eau et des problèmes concernant les relations ethniques et de sécurité sociale pour les plus démunis et les retraités. Bref, l'Ukraine continuait depuis 1954 à renflouer la Crimée délaissée par les Soviétiques. En 1991, alors qu'il s'adressait aux Criméens, le président Leonid Kravtchouk eut ces propos au sujet de la Russie qui lorgnait la Crimée : «En 1954, l'Ukraine a reçu une poupée cassée. Nous l'avons réparée et, maintenant, ils la veulent.»

3.1 La république autonome

Afin de tenir compte de la faible majorité de 54 %, la Crimée obtint de l'Ukraine un statut particulier de «république autonome», avec son propre parlement et son propre gouvernement. Mais du côté de la Russie, plusieurs citoyens importants, dont Gorbatchev et Alexandre Soljenitsyne (auteur de L’archipel du goulag), appelèrent au rattachement de la Crimée à la Russie. Signalons que si le Parlement régional de la Crimée n'obtint pas le pouvoir d'adopter ses propres lois, il pouvait .tablir son propre budget et sa propre constitution au sein de l'Ukraine. De plus, la ville de Sébastopol bénéficia d'un statut spécial de «ville autonome», mais son maire n'était pas élu; il était désigné par les autorités de Kiev. Tout compte fait, en 1991, les russophones ukrainiens de Crimée ont bel et bien accepté, à la majorité, de demeurer en Ukraine plutôt que de faire partie de la Russie. Qu'ils aient, depuis, changé d’avis, c'est leur droit, mais ils n'ont jamais demandé l'avis des Ukrainiens ukrainophones et encore moins celui des Tatars.

Au moment de l'intégration de la Crimée à l'Ukraine, l'apprentissage de l'ukrainien est devenu obligatoire (comme langue première ou comme langue seconde), y compris pour les russophones qui pouvaient néanmoins continuer à bénéficier de leurs propres écoles.

En janvier 1994, les premières élections à la présidence de la Crimée eurent lieu. La plupart des candidats (cinq sur six) à la présidence soutinrent publiquement le rattachement de la Crimée à la Russie, dont le gagnant, Iouri Mechkov, un ancien garde-frontière soviétique et procureur juridique. Celui-ci promit un référendum sur l’indépendance de la Crimée, qui fut finalement remplacé par un «sondage» au cours duquel plus de 70 % des électeurs de Crimée — tous des Russes — votèrent en faveur d'une plus grande indépendance vis-à-vis de l'Ukraine et pour le droit à la double nationalité russe et ukrainienne.

Le 5 décembre 1994, l'Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni signèrent le Memorandum de Budapest  dans lequel l'Ukraine promettait de transférer ses missiles nucléaires en Russie pour leur démantèlement et de signer le Traité de non-prolifération. En échange, la Russie et les deux pays occidentaux signataires s'engageaient à ne pas menacer l'Ukraine ni utiliser la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de cet État. Finalement, la Russie se ravisa et finit par reconnaître la Crimée comme faisant partie de l’Ukraine.

Plusieurs dispositions de la Constitution ukrainienne de 1996 — les articles 134 à 139 — sont consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, était dotée d'une constitution (1998), selon laquelle elle exerçait le pouvoir dans des domaines comme la préservation de la culture et de la langue. Ainsi, l'article 4 de la Constitution criméenne du 21 octobre 1998 énonçait que tous les actes juridiques de la Crimée devaient être publiés dans la langue officielle, l'ukrainien, mais également en russe et en tatar de Crimée. Les articles 10, 11, 12 et 13 garantissaient l'emploi de l'ukrainien et du russe — et au besoin du tatar de Crimée — dans tous les autres documents officiels, toutes les procédures judiciaires et autres, ainsi que dans la poste et la télégraphie:

КОНСТИТУЦИЯ АВТОНОМНОЙ РЕСПУБЛИКИ КРЫМ

Принята на второй сессии
Верховной Рады Автономной Республики Крым
21 октября 1998 года
 

Статья 4.

Конституция Автономной Республики Крым, нормативно-правовые акты Верховной Рады Автономной Республики Крым и акты Совета министров Автономной Республики Крым

1)
Конституция Автономной Республики Крым принимается на основе и в соответствии с Конституцией Украины.

2) Конституция Автономной Республики Крым, нормативно-правовые акты Верховной Рады Автономной Республики Крым публикуются на государственном языке, а также на русском и крымскотатарском языках.

[...]

Статья 10.

Обеспечение функционирования и развития государственного языка, русского, крымскотатарского и других национальных языков в Автономной Республике Крым

1)
В Автономной Республике Крым наряду с государственным языком обеспечивается функционирование и развитие, использование и защита русского, крымскотатарского, а также языков других национальностей.

2) В Автономной Республике Крым русский язык как язык большинства населения и приемлемый для межнационального общения используется во всех сферах общественной жизни.

[...]

Статья 11.

Язык документов, удостоверяющих статус гражданина в Автономной Республике Крым

В соответствии с законодательством Украины в Автономной Республике Крым официальные документы, удостоверяющие статус гражданина, - паспорт, трудовая книжка, документы об образовании, свидетельство о рождении, о браке и другие, - выполняются на украинском и русском языках, а по ходатайству гражданина - и на крымскотатарском языке.

Статья 12.

Язык судопроизводства, нотариального производства, производства по делам об административных правонарушениях, юридической помощи в Автономной Республике Крым

В соответствии с действующим законодательством Украины в Автономной Республике Крым в качестве языка судопроизводства, нотариального производства, производства по делам об административных правонарушениях, юридической помощи используется украинский или по ходатайству участника соответствующего производства русский язык как язык большинства населения Автономной Республики Крым.

Другие вопросы применения языков в указанных выше сферах деятельности в Автономной Республике Крым регулируются законами Украины.

Статья 13.

Язык работы почты и телеграфа, предприятий, учреждений, организаций сферы обслуживания в Автономной Республике Крым

1)
В Автономной Республике Крым почтовая и телеграфная корреспонденция от граждан, государственных, республиканских, общественных и других органов, предприятий, учреждений и организаций принимается для пересылки на украинском или русском языке.

2) Во всех сферах обслуживания граждан (коммунальное обслуживание, общественный транспорт, здравоохранение и другие) и на предприятиях, в учреждениях и организациях, относящихся к ним, используются украинский или русский язык либо другой язык, приемлемый для сторон.

CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE AUTONOME DE CRIMÉE

Adoptée à la deuxième session
du Conseil suprême de la République autonome de Crimée
le 21 octobre 1998

Article 4

Constitution de la République autonome de Crimée, actes juridiques normatifs du Conseil suprême de la République autonome de Crimée et actes du Conseil des ministres de la République autonome de Crimée

1)
La Constitution de la République autonome de Crimée est adoptée sur la base et conformément à la Constitution de l'Ukraine.

2) La Constitution de la République autonome de Crimée, les actes juridiques normatifs du Conseil suprême de la République autonome de Crimée doivent être publiés dans la langue officielle,
ainsi qu'en russe et en tatar de Crimée

[...]

Article 10

Garantie du fonctionnement et du développement de la langue officielle, du russe, du tatar de Crimée et d'autres langues nationales dans la République autonome de Crimée

1)
Dans la République autonome de Crimée, le fonctionnement, le développement, l'emploi et
la protection du russe, du tatar de Crimée et des langues d'autres nationalités sont assurés à côté de la langue officielle.

2) En République autonome de Crimée,
le russe est la langue de la majorité de la population et est adoptée pour les communications interethniques dans toutes les sphères de la vie publique.

[...]

Article 11

Langue des documents attestant le statut de citoyen dans la République autonome de Crimée

Conformément à la législation ukrainienne en République autonome de Crimée, les documents officiels attestant le statut de citoyen (passeport, dossier de travail, documents scolaires, acte de naissance, acte de mariage, etc.)
doivent être rédigés en ukrainien et en russe, et à la demande d'un citoyen en tatar de Crimée.

Article 12

Langue de la procédure judiciaire, la procédure notariale et la procédure relative aux infractions administratives, à l'assistance judiciaire dans la République autonome de Crimée.

Conformément à la législation en vigueur en Ukraine dans la République autonome de Crimée, l'ukrainien est utilisé comme langue de la procédure judiciaire, de la procédure notariale, de la procédure administrative, de l'assistance judiciaire ou, à la demande d'un participant à la procédure concernée, le russe comme la langue de la majorité de la population de la République autonome de Crimée.

La législation de l'Ukraine régit également l'emploi des langues dans les domaines d'activité susmentionnés dans la République autonome de Crimée.

Article 13

Langue de travail de la poste et du télégraphe, des entreprises, des institutions et des organisations du domaine des services dans la République autonome de Crimée

1)
En République autonome de Crimée, les courriers postaux et télégraphiques des citoyens, des organismes nationaux de la République, publics ou autres, des entreprises, des institutions et des organisations doivent être acceptés pour l'expédition en ukrainien ou en russe.

2) Dans tous les domaines des services publics (services publics, transports en commun, soins de santé et autres), les entreprises, les institutions et les organisations qui leur sont liées doivent employer l'ukrainien, le russe ou une autre langue acceptée par les parties.

Les représentants de la minorité tatare projetaient de revenir à l’alphabet latin, à l’exemple de plusieurs républiques turques de l’ex-URSS. Jusqu’à ce moment, ce changement d'alphabet semblait être plus symbolique que réel, car même si les panneaux d’affichage et les enseignes affichaient de plus en plus en alphabet latin, les journaux et les livres continuaient d’être rédigés en alphabet cyrillique. Néanmoins, les Tatars de Crimée paraissaient être les premiers à vouloir transformer complètement l’orthographe de leur langue.

En mai 1997, la Russie et l'Ukraine signèrent un traité d'amitié, de coopération et de partenariat. En échange d'une aide financière et de tarifs avantageux sur le gaz, Kiev garantissait à Moscou le maintien de sa base navale sur la mer Noire à Sébastopol au moyen d'un bail de vingt ans. Des nouveaux accords, signés le 21 avril 2010 entre Moscou et Kiev, réglementèrent les conditions d'utilisation de la base de Sébastopol: en plus de l'équivalent de huit millions de dollars de loyer annuel payés à l'Ukraine depuis 1997, la Russie consentait à l'Ukraine un tarif préférentiel sur le gaz correspondant à une réduction de 30 % du prix normal de livraison. Le bail fut alors prolongé jusqu'à 2042, moyennant le versement par l'armée russe à la ville de Sébastopol de l'équivalent annuel de 100 millions de dollars. La marine russe comptait alors 15 000 militaires stationnés dans cette base.

3.2 Le retour des Tatars en Crimée

Environ 90 % des Tatars de Crimée avaient été déportés en 1944 par Joseph Staline, ce qui correspondait à un «nettoyage» ethnique. Depuis 1989, les Tatars sont revenus progressivement dans la péninsule, devenue une région autonome de l'Ukraine, dans laquelle les Russes avaient remplacé les Tatars. Au cours des dix années qui suivirent la dissolution de l’URSS (1991), environ 300 000 Tatars de Crimée, parmi une population totale estimée à 400 000 ou 550 000, sont rentrés dans leur pays d’origine dans des conditions matérielles difficiles, après avoir perdu tous leurs biens en Russie, en Ouzbékistan, au Tadjikistan ou au Kazakhstan. Leurs problèmes ne furent pas réglés pour autant, car étant très minoritaires — seulement 10 % — ils durent se battre non seulement pour faire reconnaître leurs droits politiques, économiques et culturels, mais aussi pour assurer leur survie matérielle. En prenant la décision de rentrer en Crimée, de nombreux Tatars étaient remplis d'espoirs irréalistes alimentés par certains de leurs dirigeants politiques.

Les membres de cette communauté durent alors souffrir de ghettoïsation, surtout de la part des Russes, car la plupart des rapatriés vécurent dans des établissements concentrés à la périphérie des villes, ce qui ajoutait à leur isolement. Les problèmes qu'affrontaient les Tatars étaient multiples: ils portaient d’abord sur la question de la citoyenneté (sans citoyenneté, pas d’emploi, pas d’instruction, pas de soins, etc.), puis de l'emploi (un taux de 60 % de chômage), du logement (généralement des abris de fortune), de la sécurité sociale (soins de santé prohibitifs), de l’éducation, ainsi que de la protection culturelle et linguistique.

La pleine restauration de l'identité nationale des Tatars de Crimée exigeait par ailleurs la disparition de tous les vestiges de xénophobie et de discrimination auxquels ils s'étaient heurtés dans le passé. Or, ils devaient encore subir la discrimination et l’hostilité des Russes qui les associaient toujours, après un demi-siècle, à la collaboration nazie. En somme, quand la population russophone ne faisait pas preuve d’une insupportable xénophobie à l'égard de ces musulmans, elle se contentait de les ignorer et de les parquer dans des «réserves», sans eau courante ni électricité. Les Ukrainiens semblaient plus tolérants envers les Tatars, car leur attitude plus souple leur permettait de réduire la force politique des Russes de Crimée.

La plupart des responsables tatars présumaient que la quasi-totalité de ceux qui vivaient encore en Asie centrale (Ouzbékistan) et en Russie — environ 250 000 personnes — retourneraient un jour en Crimée. À ces rapatriés pourraient s'ajouter les Grecs, les Bulgares et les Allemands qui avaient des attaches en Crimée; ils étaient estimés par les Ukrainiens à quelque 50 000 personnes. Selon un programme autorisant le retour de 50 000 personnes par année, on pouvait s’attendre à quelques années de migration. En fait, il y a davantage de russophones qui ont immigré en Crimée que de tatarophones. Avec l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, on pouvait prévoir que beaucoup de Russes allaient s'installer en Crimée, mais que de nombreux Tatars allaient quitter la péninsule pour l'Ukraine. 

3.3 La crise ukrainienne de 2013-2014

Viktor Ianoukovitch, chef du Parti des régions et pro-russe, s'est proclamé président de l'Ukraine en 2010 à la suite d'élections complexes tout en promettant d'être le président de tous les Ukrainiens. Le nouveau chef d'État a décidé en octobre de la même année de changer la Constitution ukrainienne et de concentrer les pouvoirs entre ses mains, de museler les médias et de répartir les richesses ukrainiennes entre une poignée d’oligarques. En mai 2012, son parti présenta un projet de loi linguistique au Parlement visant à conférer une statut de «langue régionale» au russe et aux autres langues dans les régions où une langue est parlée par plus de 10 % de la population. Pour beaucoup de nationalistes ukrainiens, cela équivalait à faire du russe la seconde langue officielle du pays. L'adoption de la loi linguistique a entraîné, sous les fenêtres du Parlement, des affrontements entre les défenseurs de la langue ukrainienne et les partisans du renforcement du statut de la langue russe.

Dans les faits, l'adoption de la «loi russe» accordait au russe un statut de «langue régionale» dans 13 des 27 régions administratives de l'Ukraine, notamment dans les régions d'Odesa, de Donetsk, de Dnipropetrovsk, de Kharkiv, etc., y compris à Kiev et dans la région de Sébastopol en Crimée, où la Russie possède, rappelons-le, une importante base militaire.

Après avoir promis à maintes reprises de joindre l’Ukraine à l’Union européenne, Viktor Ianoukovitch a, sous la pression de la Russie, le 21 novembre 2013, annoncé qu'il refusait de signer l'accord d'association avec l'Union européenne. Les Ukrainiens sont alors sortis de nouveau dans la rue : des milliers de personnes ont protesté contre la volte-face des autorités et ont occupé la place de l'Indépendance, où ils ont érigé des barricades et affronté à plusieurs reprises les forces de l'ordre. Ils ont demandé au président de tenir son engagement.

Beaucoup de russophones de l'est du pays, plus proches de la Russie géographiquement, culturellement et linguistiquement, craignaient les représailles russes en cas de signature d'un accord avec l'Union européenne. De fait, le président russe, Vladimir Poutine, menaçait de suspendre les livraisons de gaz naturel à l'Ukraine et de diminuer l'importation de produits ukrainiens.  Les manifestants exigèrent le départ du président ukrainien et menacèrent de prendre d'assaut le palais présidentiel.

Finalement, le président Viktor Ianoukovitch fut destitué par le Parlement de Kiev, le 22 février 2014, après une dernière flambée de violence qui fit plus de 80 morts. À partir du 25 février, la Crimée fut le théâtre de nombreuses manifestations entre prorévolutionnaires et prorusses, causant officiellement deux morts et 35 blessés. Le Parlement local, ainsi que les aéroports de Sébastopol et de Simferopol furent aussitôt occupés par des hommes armés qui se revendiquèrent comme groupes d'autodéfense de la population russophone. Un gouvernement prorusse, non reconnu, fut installé en Crimée. Entre-temps, le président russe, Vladimir Poutine, affirmait que l'intervention russe en Crimée était nécessaire à des fins humanitaires — comprenons par là qu'il fallait protéger les russophones —, alors que l'Ukraine et d'autres pays soutenaient, pour leur part, que cette intervention constituait une violation de la souveraineté de l'Ukraine. Le 23 février 2014, le Parlement ukrainien, alors à majorité pro-Ukraine, abrogea la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l'État (2012), laquelle prévoyait l'extension de l'emploi des langues des minorités nationales, y compris le russe. La seule langue officielle serait désormais l'ukrainien, ce qui allait provoquer la colère de tous les russophones du pays. Les planificateurs de la nouvelle législation sur la langue ukrainienne envisagèrent même d'abandonner l'alphabet cyrillique.

3.4 Le référendum du 16 mars 2014

En dix jours seulement, le Parlement de Crimée vota l'organisation d'un référendum pour le rattachement de l'ensemble de la péninsule, dont Sébastopol, à la Russie, référendum qui s'est tenu le 16 mars 2014. Auparavant, soit le 11 mars, le Parlement criméen avait proclamé l'indépendance de la péninsule par rapport à l'Ukraine. Malgré ces événements, le gouvernement ukrainien n'envoya pas de troupes en Crimée, officiellement par crainte de dégarnir les frontières orientales de l'Ukraine, alors que la Russie avait déployé en Crimée plus de 30 000 soldats lourdement armés. Peu importe ce qu'alléguaient les autorités ukrainiennes, elles ne pouvaient guère opposer une réelle résistance aux troupes russes.   

Au référendum de Crimée, la question posée le 16 mars était la suivante, à la fois en russe, en ukrainien et en tatar :

Cochez la case correspondant à la variante pour laquelle vous votez :

1. Êtes-vous favorable à la réunification de la Crimée avec la Russie dans les droits de la fédération de Russie ?
2. Êtes-vous favorable au rétablissement de la Constitution de la république de Crimée de 1992 et pour le statut de la Crimée dans le cadre de l'Ukraine ?

Le bulletin de vote se présentait avec des cases à cocher, mais si les deux cases étaient cochées, le bulletin devait être considéré comme nul. Selon l'interprétation des membres du Parlement de Crimée, Sébastopol était aussi comprise dans le référendum. Les organisateurs de la consultation firent imprimer 2,7 millions de bulletins de vote, alors que la population comptait à peine 1,9 million d'individus, incluant les enfants. Près d'un million de votes pouvaient donc être utilisés par des électeurs de l’extérieur de la Crimée.

- Un référendum truqué

En réalité, le référendum était truqué, car il ne visait que les russophones de Crimée, alors qu'il aurait fallu demander à tous les Ukrainiens, russophones comme ukrainophones et tatarophones, s'ils voulaient que la Crimée reste ukrainienne ou non. Tous les Ukrainiens et pas seulement une partie d'eux-mêmes auraient dû disposer de la Crimée, surtout pas Vladimir Poutine et ses agents sur place. En somme, on a demandé aux seuls indépendantistes pro-russes de se prononcer sur le sort de la Crimée.

En outre, les options soumises aux électeurs ne prévoyaient pas le maintien éventuel du statu quo, résultat d’un important engagement international antérieur. Elles ne donnaient le choix qu’entre un «rattachement» (pour éviter le mot «annexion») de la péninsule de Crimée à la Russie et le retour à la Constitution de 1992, garantissant une plus grande autonomie au sein de l’Ukraine. Aucun média ukrainien n’était autorisé au sein de la République autonome ; les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) furent systématiquement stoppés à l’entrée du territoire, et les journalistes furent victimes de nombreuses tentatives d’intimidation.

- Un résultat à la soviétique

L'issue du référendum qui s'est déroulé sur fond de crise et sous occupation militaire ne faisait aucun doute. Les troupes russes et les milices pro-russes sont restées déployées sur le terrain, bien visiblement. Les pays occidentaux, comprenant les États de l'Union européenne et les États-Unis, considéraient que ce référendum était illégal et revenait à une annexion pure et simple par Moscou. Le drapeau russe flottait déjà sur l'édifice du parlement de la Crimée le jour du référendum.

Dans les villes, d’immenses panneaux référendaires vantaient l’unique option pro-Moscou. Par conséquent, rien pour les pro-Kiev puisque ce n'était pas une option. La publicité russe laissait entendre que les Criméens avaient le choix entre la croix gammée du nazisme et le drapeau russe! Autrement dit, ils n'avaient par vraiment le choix (voir la figure de gauche : 16 марта мы выбираем «le 16 mars, nous choisissons... ça ou ça»). 

Au soir du 16 mars 2014, dès la fermeture des bureaux de vote, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Simferopol et de Sébastopol en agitant des drapeaux russes pour fêter la victoire des pro-russes. Quelques heures plus tard, on apprenait que 96,6% des électeurs avaient choisi de se rattacher à la Russie et de couper les liens avec l'Ukraine, avec un taux «officiel» de participation de 80 %.

Ce résultat à la soviétique n'était guère surprenant, sauf sur le plan logique. En effet, comment 58,5% de Russes pouvaient-ils avoir le dessus sur les 24,4% d'Ukrainiens et les 12,1% de Tatars ? La majorité russophone de 58 % n’était pas suffisante pour justifier les 96,6 % de OUI. Il n'était pas possible que les Ukrainiens et les Tatars aient voté à 95 % pour leur rattachement à la Russie, alors qu'ils sont restés profondément attachés à l'Ukraine, y compris les Tatars. Même si les opposants au rattachement à la Russie avaient tous boycotté le référendum, le résultat n'aurait pu être aussi élevé. Bref, un tel vote unanime, dont seule l'Union soviétique avait le secret, demeure pour le moins mystérieux!

Le Parlement criméen a déclaré que tous les avoirs de l'État ukrainien en Crimée devenaient la propriété de la république de Crimée. Les parlementaires ont aussi demandé à l'ONU et aux autres nations de reconnaître leur indépendance et ont adopté le rouble russe comme monnaie nationale. Immédiatement, des réformes ont été menées sur la monnaie, les taxes, l'enregistrement des personnes morales, les services publics et militaires, l'éducation et bien d'autres sujets. Bien entendu, des transformations aussi importantes engendrent des coûts et des engagements financiers importants.

Ainsi, dès le 1er avril, à peine trois semaines après le référendum du 16 mars 2014 qui a approuvé le rattachement ou l'annexion de la Crimée à la Russie, la péninsule adoptait le rouble (russe) comme monnaie officielle. Le rouble est entré officiellement en circulation en Crimée le 24 mars à la grande surprise des banques et des commerces locaux qui continuaient de fonctionner avec la hryvnia, la monnaie ukrainienne. Il est vrai que les roubles étaient déjà acceptés, mais la monnaie était toujours rendue en hryvnia. Le paiement des salaires et des retraites des fonctionnaires en monnaie nationale russe a débuté immédiatement grâce aux 300 millions de roubles (6 millions d’euros) versés par Moscou.

- L'impuissance de Kiev

À Kiev, les autorités jurèrent qu'elles ne céderaient pas la Crimée. Mais comment l'Ukraine pourrait-elle s'opposer aux imposantes forces militaires russes, en sachant que les Occidentaux ne bougeraient pas le petit doigt ? Comme il fallait s'y attendre, les États-Unis, comme la plupart des pays européens, annoncèrent qu'ils ne reconnaîtraient pas les résultats d’un référendum qu'ils considéraient comme illégal et illégitime, non seulement au regard du droit international, mais également du droit national ukrainien.

Néanmoins, le référendum truqué consacrait une diplomatie «par la force», qui écorchait sûrement l'ordre international établi après la Seconde Guerre mondiale et risquait de provoquer une situation de blocage diplomatique importante dans un avenir proche, surtout entre les États-Unis et la Russie. Puis, le 18 mars 2014, le président russe, Vladimir Poutine, signa le décret rattachant la Crimée à la Russie. L'Union européenne craignait que cette expansion russe en Crimée puisse s'étendre en Moldavie où les Russes de Transnistrie pourraient organiser, eux aussi, un référendum pour se rattacher à la Russie, ce qui contribuerait à redessiner la carte de l'Europe. Mais pour ce qui est de la Crimée, la crise était terminée avec son annexion par la Russie, sans possibilité de marche arrière. Malgré les protestations des Occidentaux et les actes de «punition» à l'égard de la Russie, la réalité ne changera pas, car il est difficile de sanctionner une grande puissance. Le président Poutine le savait pertinemment. 

4 La Crimée russe de 2014

Dans les faits, le fragile gouvernement ukrainien a dû accepter l'annexion de la Crimée. Officiellement, dans son discours du 18 mars 2014, le président russe déclarait que le rattachement avait pour but de réparer une «injustice historique scandaleuse» : la décision de transférer ce territoire «historiquement russe» à l’Ukraine en 1954 aurait été «prise en violation flagrante des normes constitutionnelles qui étaient en vigueur à l’époque».

Le président de la Russie a annexé la Crimée, parce qu'il craignait que le rapport de force avec les pays dits «occidentaux» ne soit pas en sa faveur à plus long terme. Puis il s'est hâté de «sécuriser le territoire». Pour la Russie, la Crimée présente un intérêt stratégique, car sa situation au plan militaire lui permet de jouer un rôle majeur en mer Noire. En annexant cette partie de l’Ukraine, la Russie n’est plus contrainte de payer au gouvernement ukrainien la location de la base de Sébastopol, ce qui entraîne des économies substantielles. Rappelons que la Russie n’était que locataire des sites où était stationnée sa marine sur le littoral de Crimée. Elle dispose désormais de l’intégralité de la base navale de Sébastopol et de l’ensemble des autres ports et infrastructures militaires terrestres et maritimes de la péninsule, dont Evpatoria, Yalta, Féodossia et Kertch. L'annexion de la Crimée à la Russie devrait aussi permettre à Moscou de mettre la main sur les réserves de pétrole et de gaz du plateau continental de la mer Noire et de la mer d’Azov.

Cette décision aura appris au monde qu'une grande puissance perd rarement un affrontement avec un pays plus petit. À ce sujet, rappelons que les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient envahi l’Irak et provoqué la mort de quelque 200 000 personnes, et ce, sans subir la moindre sanction. Il en est ainsi avec la Crimée et l'Ukraine. La Russie gagne sur tous les plans, sans qu'aucun État ne puisse intervenir. Qui voudrait affronter la Russie? Poser la question, c'est y répondre.

4.1 La défense des russophones

D'après le président Poutine, la Russie se devait de défendre les populations russes et russophones (pensons aux Ukrainiens et aux Tatars russophones) là où elles étaient menacées de répression. Selon lui, l’appel à l’aide des habitants de la péninsule ne pouvait rester sans réponse : «Nous ne pouvions pas abandonner la Crimée et ses habitants en détresse. Cela aurait été une trahison de notre part.» Ces arguments ne peuvent, à eux seuls, permettre de comprendre les raisons du coup de force en Crimée.

Le 18 mars 2014, le président russe Vladimir Poutine, prononça à Moscou un discours sur l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, dont voici un extrait :

Крым — это и уникальный сплав культур и традиций разных народов. И этим он так похож на большую Россию, где в течение веков не исчез, не растворился ни один этнос. Русские и украинцы, крымские татары и представители других народов жили и трудились рядом на крымской земле, сохраняя свою самобытность, традиции, язык и веру.

Кстати, сегодня из 2 миллионов 200 тысяч жителей Крымского полуострова — почти полтора миллиона русских, 350 тысяч украинцев, которые преимущественно считают русский язык своим родным языком, и порядка 290-300 тысяч крымских татар, значительная часть которых, как показал референдум, также ориентируются на Россию.

Да, был период, когда к крымским татарам, так же как и к некоторым другим народам СССР, была проявлена жестокая несправедливость. Скажу одно: от репрессий тогда пострадали многие миллионы людей разных национальностей и, прежде всего, конечно, русских людей. Крымские татары вернулись на свою землю. Считаю, что должны быть приняты все необходимые политические, законодательные решения, которые завершат процесс реабилитации крымско-татарского народа, решения, которые восстановят их права, доброе имя в полном объёме.

Мы с уважением относимся к представителям всех национальностей, проживающих в Крыму. Это их общий дом, их малая Родина, и будет правильно, если в Крыму — я знаю, что крымчане это поддерживают, — будет три равноправных государственных языка: русский, украинский и крымско-татарский.
La Crimée est un mélange unique de cultures et de traditions de différents peuples. Et par cela, elle ressemble beaucoup à la Grande Russie, où depuis des siècles, aucun groupe ethnique n'est disparu. Les Russes et les Ukrainiens, les Tatars de Crimée et les représentants des autres peuples ont vécu et ont travaillé côte à côte en Crimée, en préservant leur propre identité, leurs traditions, leur langue et leur foi.

Notons que, sur les 2,2 millions d'habitants de la péninsule de Crimée, il y a aujourd'hui près de 1,5 million de Russes, 350 000 d'Ukrainiens, qui considèrent essentiellement le russe comme leur langue maternelle, et environ 290 000 à 300 000 Tatars de Crimée qui, comme le montre le référendum,
sont aussi favorables à un rapprochement avec la Russie.

Certes, il fut un temps où une injustice sauvage s'est manifestée à l'égard des Tatars de Crimée, ainsi qu'à un certains nombre d'autres peuples de l'URSS. Je dirai une seule chose: plusieurs millions de personnes de nationalités différentes et, bien sûr, le peuple russe, tout d’abord, ont aussi souffert de répressions. Les Tatars de Crimée sont retournés sur leurs terres. Je pense que toutes les décisions politiques et législatives nécessaires devraient être prises pour mener à bien
le processus de réhabilitation du peuple tatar de Crimée, pour le restaurer dans ses droits et de rétablir pleinement sa réputation.

Nous respectons énormément les représentants de tous les groupes ethniques vivant en Crimée. C'est leur foyer commun, leur patrie, et il serait juste — je sais que les Criméens y sont favorables — qu'il y ait
trois langues officielles égales: le russe, l'ukrainien et le tatar de Crimée.

Ces paroles devaient indiquer l'orientation de la politique linguistique de la république de Crimée en tant qu'État légal et démocratique, du moins en principe, au sein de la fédération de Russie. Les relations entre la république de Crimée et la fédération de Russie sont dorénavant régies par un accord. Néanmoins, étant donné le culte du suprématisme russe depuis le XVIIe siècle, il est fort à parier que l'ukrainien et le tatar seront relégués à un rôle résolument secondaire, voire marginal au sein de la Crimée russe.

4.2 La question tatare

Au lendemain de l’annexion de la Crimée, les autorités russes, ainsi que les dirigeants russophones de la péninsule, ont dans un premier temps cherché à obtenir le soutien des leaders et des membres de la communauté tatare. C’est dans ce but que Vladimir Poutine a affirmé, dans son discours du 18 mars, que la Russie prendrait toutes les décisions politiques et législatives nécessaires pour assurer le respect des droits des Tatars de Crimée. C’est également à cette fin que la langue tatare a été élevée au rang de langue officielle dans la nouvelle Constitution de la péninsule et que le président Poutine a signé, le 21 avril 2014, un décret sur la réhabilitation des Tatars de Crimée à la suite des répressions que ce peuple a subies durant la période stalinienne.

Toutefois, les actes et les discours officiels de la Russie n’ont pas suffi à convaincre les Tatars de Crimée. Certes, les membres du Parti Milli Firka – créé en 2006 en opposition à la politique des principaux leaders tatars, Moustafa Djemilev et Refat Tchoubarov) – ont décidé de coopérer avec les autorités de Moscou et de Simféropol. Néanmoins, la majeure partie des membres de la minorité tatare sont demeurés farouchement opposés à l'annexion de la péninsule criméenne par la Russie.

Moscou et Simféropol ont rapidement changé de politique et d’attitude d'ouverture pour laisser place à la répression désormais implacable. En mai 2014, les autorités ont accusé certains dirigeants tatars d’avoir tenu des propos «extrémistes» et leur ont interdit l'accès en Crimée pour une période de cinq ans. De plus, Simféropol a décidé d’interdire toutes les manifestations et tous les autres rassemblements de masse pendant un mois, ce qui a eu pour effet d'empêcher la minorité tatare d’organiser les cérémonies de commémoration du 70e anniversaire de la déportation de leurs ancêtres.

En septembre, les autorités ont accentué les pressions en fermant des bibliothèques, en interdisant certains ouvrages anti-russes et en perquisitionnant les appartements et les maisons de nombreux représentants tatars, ainsi que le siège du Mejlis (Assemblée des Tatars de Crimée) à Simféropol. Les propos tenus le 22 septembre 2014 par le gouverneur de Crimée, Sergueï Aksionov, laissent croire que les répressions ne diminueront pas dans un proche avenir :
 

Но все действия, которые будут направлены на непризнание присоединения Крыма к России, непризнание руководителя страны, будут преследоваться по закону, и будет очень жесткая позиция. Всех, кто будет лбами сталкивать людей на межнациональной почве, я тем или иным способом либо из Крыма выдворю, или они получат оценку в уголовном порядке. Но никто этим заниматься безнаказанно не будет.
Mais toutes les actions qui viseront la non-reconnaissance de l'annexion de la Crimée à la Russie, la non-reconnaissance des dirigeants du pays, seront poursuivies en justice, et la réaction sera très dure. Toute personne agressant quelqu'un pour des motifs ethniques, sera d'une manière ou d'une autre soit expulsée de la Crimée soit l'objet de poursuites judiciaires. Mais personne ne le fera impunément.

Évidemment, les agresseurs dont il est question sont des Tatars, non des Russes. Selon les rapports du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ainsi que ceux d’Amnistie internationale ou de Human Rights Watch, le harcèlement et les mesures d’intimidation ne concernent pas uniquement les responsables politiques tatars, mais également l’ensemble des membres de la communauté. Bref, tous les Tatars sont victimes de persécutions, de quoi regretter l'annexion de la péninsule à la Russie. C’est ce que pense l’ancien président ukrainien Leonid Kravtchouk (1990-1994) qui est convaincu que la Crimée va demander un jour d'être réintégrée à l’Ukraine. De son côté, le président Petro Porochenko (2014-2019) affirmait ne pouvoir se résigner à l’amputation d’une partie du territoire national.

En fait, la campagne de persécution des Tatars de Crimée s’inscrit dans la manie russe de rechercher des ennemis internes et externes, de lutter contre tous les non-Russes, ce qui s'applique à tout ce qui est ukrainien. Or, les Tatars de Crimée, comme on le sait, adhèrent aux positions pro-ukrainiennes. Ils considèrent la Crimée comme un territoire ukrainien et ont boycotté les «élections» illégitimes au prétendu Conseil d'État de la république de Crimée. Par ailleurs, la fédération de Russie et les autorités criméennes construisent systématiquement une image très précise du monde dans lequel les Tatars et les non-russophones sont des «ennemis des Russes» (vragi Rossiyan) qu'il convient de protéger.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les Tatars, face à une population russophone qui se sent renforcée par la présence militaire russe, refusent l'annexion de la Crimée à la Russie; ils craignent pour leur sécurité et redoutent un nouvel exode. L’angoisse permanente vécue par les Tatars a poussé un grand nombre d’entre eux à fuir la Crimée vers l’ouest de l’Ukraine ou pour l’étranger. Près de 2000 d’entre eux se sont réfugiés à Lviv, une ville à proximité de la frontière ukrainienne; il sont hébergés dans des hôtels ou par des familles ukrainiennes. Nombreux sont aussi ceux qui demandent l’asile politique en Pologne. L’emprisonnement et les tortures perpétrés sur des membres de la communauté tatare ne font rien pour rassurer cette population.

Pendant que la Russie s'est donné pour tâche de pourchasser les ennemis des Russes, elle se détourne des vrais problèmes urgents comme l'accès à la nourriture et à l'électricité pour l'ensemble des habitants de la Crimée. Si l'on en croit une enquête menée  en septembre 2014, quelque 55% des personnes interrogées estimeraient que les autorités devaient prendre toutes les mesures nécessaires pour que la Crimée fasse de nouveau partie de l’Ukraine.

4.3 L'intégration de la Crimée dans la fédération de Russie

Depuis le mois de mars 2014, la fédération de Russie a commencé à «intégrer» activement la Crimée, tant au pointe de vue juridique, social, économique, démographique que physique.

- La minorisation des minorités

Les autorités russes, comme elles l'ont toujours fait, cherchent à remplacer la population ukrainienne et tatare par des Russes de la fédération de Russie. Au cours des dernières années, des centaines de milliers de Russes se sont installés dans la péninsule et des dizaines de milliers de Tatars de Crimée ont été forcés de partir. Entre 50 000 à 60 000 personnes ont quitté la Crimée et la moitié d'entre elles sont des Tatars de Crimée. Au moins 800 000 Russes de Russie les ont remplacées. Cinq ans après l’annexion de la péninsule, de nombreux habitants de Crimée se disaient déçus de la Russie, mais il est difficile et même gênant d’admettre publiquement qu'on s'est trompé ou qu'on a été manipulé.

Si le destin de l'Ukraine semble être à un tournant historique, c'est déjà fait pour la Crimée. Il était prévisible que des vagues d'immigration de la part des ukrainophones criméens se déplacent vers l'ouest de l'Ukraine, alimentant ainsi les sentiments anti-russes chez les Ukrainiens de l'Ouest. En même temps, une nouvelle population russe allait s'installer sur la presqu’île de Crimée.

- La «normalisation» russe

Après avoir modifié le calcul de l'heure et imposé une nouvelle monnaie (le rouble), la Russie a reconnu tous les Criméens en tant que citoyens de la fédération de Russie, sauf que l'octroi de la citoyenneté russe a entraîné des effets particulièrement négatifs pour trois groupes: ceux qui ont officiellement renoncé à la citoyenneté de la fédération de Russie, les fonctionnaires qui ont été contraints de renoncer à leur citoyenneté ukrainienne ou de perdre leur emploi, et les résidents de Crimée qui ne remplissaient pas les critères juridiques d'obtention de la citoyenneté et sont restés des étrangers ou des apatrides.

Les personnes qui ont un permis de séjour et n'ont pas la citoyenneté de la fédération de Russie se voient interdire l'égalité devant la loi et sont privées de droits importants. Par exemple, elles ne peuvent pas posséder de terres agricoles, ni voter et être éligibles, ni enregistrer une communauté religieuse, ni déposer des demandes de participation à des réunions publiques, ni modifier l'enregistrement de leur voiture privée, encore moins occuper des postes dans l'administration publique.

Il faut comprendre que l'octroi de la citoyenneté russe aux habitants de la Crimée peut être perçu comme un acte exigeant une totale loyauté envers les nouvelles autorités. Dans le cas contraire, les non-citoyens peuvent être considérés comme des ennemis potentiels. Évidemment, des centaines de prisonniers et de détenus ont été transférés sur le territoire de la fédération de Russie, alors que de telles pratiques sont strictement interdites par le droit international.

De plus, les autorités russes ont introduit leur législation qui, comparée à la législation ukrainienne, apparaît plus restrictive relativement aux droits de l'Homme dans divers domaines de la vie. Les autorités ont également adopté un certain nombre de nouvelles lois et d'autres actes normatifs et juridiques qui ont entraîné une détérioration importante de la situation des droits de l'Homme et des libertés fondamentales en Crimée. Or, le fait que les lois de l'Ukraine ont été remplacées par celles de la fédération de Russie contrevient aux obligations imposées par le droit international qui impose le maintien de la législation en vigueur dans un «territoire occupé». Dans le processus d'octroi de la citoyenneté russe aux habitants de la péninsule, les autorités discriminent de façon systématique les citoyens non russophones ; elles créent les conditions préalables à une éventuelle expulsion de certains d'entre eux et violent leurs obligations d'«État occupant» de protéger les droits de la population civile, conformément au droit international humanitaire.

- La discrimination ethnique

Les Tatars de Crimée et les Ukrainiens restent les groupes les plus vulnérables de Crimée, car ils sont victimes de discrimination menée par les autorités russes pour des motifs de nationalité et de religion. Sont remis en cause la liberté d’expression, de conscience et de religion, le droit de réunion pacifique, la liberté des médias et le droit à l’information, le droit à un procès équitable et à l’utilisation de voies de recours, le droit de recevoir un enseignement dans leur langue maternelle, ainsi que leurs compétences linguistiques et culturelles. Cela a notamment entraîné l'application arbitraire des dispositions de la législation pénale de la fédération de Russie visant à lutter contre le terrorisme, l'extrémisme et le séparatisme, qui limitent les droits de l'Homme et la possibilité d'exercer les libertés fondamentales. Les autorités de Crimée ont, pour leur part, restreint la liberté d'expression et la liberté de réunion pacifique, puis ont intimidé et harcelé ceux qui critiquaient les actions entreprises par la Russie dans la péninsule.

Les autorités russes ont aussi restreint sévèrement la liberté des médias. Les chaînes de télévision ukrainiennes ont été remplacées par des chaînes de télévision russes, les médias en langue tatare de Crimée sont fermés et les journalistes sont victimes de menaces, d'intimidation et de persécution. Le bureau du procureur général de Crimée a mis en garde les principales publications ukrainiennes et tatares de Crimée quant au caractère irrecevable de la publication de documents dits «extrémistes», car elles préconisent une «politique éditoriale anti-russe», ce qui est interdit.

La Russie est considérée comme «une puissance occupante», puisqu'elle exerce un contrôle effectif sur la Crimée sans le consentement du gouvernement ukrainien et en l'absence d'un transfert légalement reconnu de la souveraineté de la Russie. Selon les normes internationales, la Russie est tenue de prendre toutes les mesures pour rétablir et assurer la sécurité publique, dans la mesure du possible, dans le respect des lois de la Crimée et de l'Ukraine, sauf en cas d'obstacles insurmontables.

- Le lien physique avec le pont du détroit de Kertch
 

Le 18 mai 2018, le président russe, Vladimir Poutine, inaugurait le pont du détroit de Kertch, un pont de 19 km de long traversant le détroit de Kertch, entre la péninsule de Kertch en Crimée, à l'ouest, et la péninsule de Taman dans le kraï de Krasnodar en Russie, à l'est. Sans surprise, les États-Unis ont condamné cette construction considérée comme une tentative de Moscou de «consolider l’annexion illégale» de ce territoire «qui fait partie de l’Ukraine».

Ce pont de trois milliards de dollars a pour but de rendre irréversible l'annexion de la Crimée à la Russie et de devenir le symbole du rattachement de facto du territoire ukrainien à cette puissance.

Un autre objectif est de désenclaver le territoire annexé, car il ne saurait être question d'approvisionner la péninsule depuis l'Ukraine comme c'était le cas auparavant. Enfin, Poutine voulait ouvrir la Crimée aux touristes russes qui pourront s'y rendre plus nombreux et avec leurs véhicules, le tourisme étant considéré par les autorités russes comme l'un des axes de développement de la péninsule. Depuis le 22 février 2022, le pont sert notamment au transport d'équipements militaires russes pour l'armée combattant en Ukraine.

Cependant, le 8 octobre 2022, un véhicule piégé a mis hors service le pont de Kertch, pour quelques heures seulement. Personne n'a encore revendiqué cet acte qualifié par Moscou de «terroriste».

Alors que la Russie et plusieurs autres États membres des Nations unies reconnaissent la Crimée comme faisant partie de la Fédération russe, l'Ukraine considère que la Crimée fait toujours partie juridiquement de son territoire, appuyée en cela par la plupart des gouvernements étrangers, ainsi que par l'Assemblée générale des Nations unies selon la résolution n° 68/262, adoptée le 27 mars 2014. Sur les 193 États membres de l'ONU, le nouveau statut de la Crimée est reconnu par 11 d'entre eux: la Russie, la Biélorussie, l'Afghanistan, le Venezuela, la Syrie, le Soudan, la Corée du Nord, le Zimbabwe, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et le Kirghizistan. Des États non membres de l'ONU comme l'Abkhazie, l'Artsakh, la Transnistrie et l'Ossétie du Sud, tous satellites de la Russie, ont également formulé des déclarations reconnaissant la république de Crimée et la ville d'importance fédérale de Sébastopol en tant que «sujets fédéraux» de la Russie. Toutefois, la plupart des autres États du monde ne reconnaissent pas cette annexion de la Crimée par la Russie; ils considèrent que seule la république autonome de Crimée — représentée en Ukraine par un gouvernement en exil — est légitime. Cela étant dit, la Crimée fait partie de facto de la fédération de Russie depuis 2014.

4.4 La marginalisation des Ukrainiens et des Tatars

Dès le début de l'occupation, le gouvernement russe a pris des mesures extrêmes pour renforcer la suprématie ethnique russe sur la péninsule et marginaliser les communautés ukrainienne et tatare de Crimée. L'élimination de la langue ukrainienne de la quasi-totalité des programmes scolaires et la fermeture de la plupart des églises orthodoxes ukrainiennes depuis 2014 sont révélatrices de cette volonté de russification de la population.

Les politiques et les actions des responsables russes et pro-russes en Crimée ont entraîné un afflux de centaines de milliers de Russes, y compris des soldats russes, du personnel civil et leurs familles. Les personnes déplacées par les combats et les privations dans l'est de l'Ukraine — où vivent de nombreux Russes — sont également venues en Crimée. Des citoyens ukrainiens de Crimée ont été enrôlés dans le service militaire obligatoire des forces armées russes, en violation du droit international. En novembre 2018, environ 12 000 Criméens avaient été incorporés dans l'armée russe.

À la fin d'octobre 2014, plus de 90 % des dirigeants des sociétés appartenant au gouvernement ukrainien de Crimée ont été congédiés dans le cadre d'une campagne de lutte contre la corruption, bien qu'aucune accusation n'ait été portée contre qui que ce soit. Si les entreprises privées appartenant à des citoyens russes ont été nationalisées contre un remboursement financier, généralement très inférieur à la valeur réelle, celles qui appartenaient à des citoyens ukrainiens (PrivatBank, Ukrtelecom, etc.) ont été simplement expropriées sans aucune compensation financière. Dorénavant, l'avenir des entreprises nationalisées sera décidé par le gouvernement local sous supervision fédérale.

La Russie a instauré une politique de naturalisation russe de masse pour les résidents de Crimée en 2014, en violation du droit international. Une fois la politique adoptée, les Criméens ne disposaient que de 18 jours pour refuser la citoyenneté russe. Puis ceux qui ont refusé d'obtenir la citoyenneté russe se sont vu interdire d'occuper des emplois gouvernementaux et municipaux. En juillet 2015, quelque 20 000 Criméens avaient renoncé à leur citoyenneté ukrainienne. Les citoyens ukrainiens, dont beaucoup résident depuis longtemps dans la péninsule et y ont des attaches familiales, ont été expulsés de Crimée depuis le début de l'occupation, souvent pour avoir renoncé à la citoyenneté russe.

L'Ukraine espère une jour regagner la Crimée prise de force par les Russes. À moins d'une défaite militaire improbable de la part de la Russie, l'Ukraine n'a pas les moyens militaires pour entreprendre une telle aventure. De plus, la Crimée a été passablement russifiée en raison des transferts de populations, ce qui signifie que les Criméens russophones offriraient une résistance physique aux forces ukrainiennes. Enfin, la Crimée offre actuellement aux Russes un tel débouché maritime supplémentaire que c'est bien la dernière partie de l'Ukraine que les Russes voudraient lâcher afin de conserver leur base navale de Sébastopol.

Dernière mise à jour: 19 déc. 2023

République de Crimée


1) Situation générale
 

2) Données historiques
 

3) La politique linguistique
 

4) Bibliographie
 

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