République du Paraguay

Paraguay

República del Paraguay

   

Capitale: Asunción
Population: 6,0 millions (2023)
Langues officielles: castillan et guarani
Groupe majoritaire: guarani (env. 94 %)
Groupes minoritaires: castillan et une vingtaine de langues autochtones
Système politique: république
Articles constitutionnels (langue): art. 77 et 140 de la Constitution du 20 juin 1992
Lois linguistiques: Avant-projet de loi sur les langues (2006); Projet de loi sur les langues de 2009; Loi sur les langues (2010).
Lois scolaires:
Loi n° 28 obligeant l'enseignement des langues nationales (1992); Loi générale sur l'éducation (1998); Loi n° 2574 reconnaissant la formation des enseignants de l'«Athénée de langue et culture guarani», comme établissement d'enseignement supérieur (2005); Loi no 3231 créant la Direction générale de l'éducation scolaire indigène (2007); Loi n° 3231 créant Direction générale de l'enseignement scolaire autochtone (2007).
Lois à portée linguistique:
Loi n° 946 sur la protection des biens culturels (2006);  Code de procédure civile (2015); Code de procédure pénale (1998-2012).

1 Situation géographique

Carte : Paraguay Le Paraguay (superficie: 406 752 km²), soit un peu moins grand que la Californie (423 970 km²) ou la France (547 030 km²), est une république d'Amérique du Sud située entre la Bolivie au nord, le Brésil à l'est, l'Argentine au sud et à l'ouest (voir la carte détaillée). En raison de l'absence de façade maritime, son activité économique reste sous la dépendance étroite de son grand voisin, le Brésil. Le mot «Paraguay» se prononce en français [pa-ra-gwé].

Le Paraguay est structuré en 17 départements, en plus de celui de la capitale, Asunción: Central, Alto Parana (Haut-Parana), Caaguazu, Itapua, San Pedro, Paraguari, Cordillera, Concepcion, Guaira, Caazapa, Canindiyu, Amambay, Misiones, Neembucu, Presidente Hayes, Boqueron et Alto Paraguay (Haut-Paraguay). Ces départements se divisent en districts, eux-mêmes subdivisés en municipalités et en districts ruraux. Les principales villes du pays sont Asunción, Encarnación, Concepción, Coronel Oviedo, Caaguazú et Ciudad del Este.  

Le pays est généralement assez plat, mais il est coupé en deux par le fleuve Paraguay. À l'ouest se trouve le Gran Chaco, soit 247 000 km² sur les 406 000km² du territoire national (regroupant les départements de Chaco, Nueva Asunción, Haut-Paraguay, Boquerón, Présidentes Hayes, Concepción), une vaste plaine semi-aride constituée de pâturages où l'élevage domine. À l'est (Asunción, Central, Paraguari, etc.), ce sont des forêts et des plaines fertiles où vit 95 % de la population. 

2 Données démolinguistiques

Le Paraguay d'aujourd'hui est un État de 6,0 millions d'habitants (est. de 2023), dont l'homogénéité ethnique et linguistique est remarquable pour un pays d'Amérique du Sud.

2.1 La population

La population paraguayenne comporte quatre grandes catégories d'individus:

- les Métis, qui constituent environ 92 % des habitants;
- les Amérindiens ou autochtones (env. 3 %)i;
- les Noirs (env. 2 %): les Afro-Paraguayens.
- les Blancs descendant des Espagnols (env. 2 %).

Il faut mentionner aussi les Asiatiques, auxquels il faut ajouter les immigrants en provenance des pays latino-américains voisins, ainsi que du Japon, d’Allemagne, d’Italie, du Portugal, de la Corée du Sud, du Canada, etc.

2.2 Les groupes ethniques et les langues

D'après le tableau qui suit, il est évident que le groupe le plus ethnique le plus important est constitué par les Guaranis de langue guaranie, appartenant à la famille tupi-guarani. Ce groupe est suivi des Afro-Paraguayens parlant l'espagnol. Le Paraguay est un cas unique en Amérique du Sud où la quasi-totalité des habitants parle une langue autochtone, le guarani en l'occurrence.

Groupe ethnique Population Pourcentage Langue Filiation linguistique Religion
Guarani paraguayen 6 007 000 94 % guarani

famille tupi-guarani

christianisme
Afro-Paraguayen 68 000 1,0 % espagnol langue romane christianisme
Germano-Paraguayen (mennonite) 60 000 0,9 % allemand / Plautdietsch langue germanique christianisme
Métis brésilien 41 000 0,6 % portugais langue romane christianisme
Italien 41 000 0,6 % italien langue romane christianisme
Guarani mbya 21 000 0,3 % guarani mbya

famille tupi-guarani

religion ethnique
Guarani ava 18 000 0,2 % guarani ava

famille tupi-guarani

religion ethnique
Chinois mandarin 11 000 0,1 % chinois mandarin famille sino-tibétaine aucune
Enlhet 8 600 0,1 % enlhet famille maskoyane religion ethnique
Angaité 4 100 0,0 % angaité famille maskoyane religion ethnique
Américain 3 400 0,0 % anglais langue germanique christianisme
Grec 3 100 0,0 % grec langue grecque christianisme
Anglo-Australien 2 700 0,0 % anglais langue germanique christianisme
Enxet 2 700 0,0 % enxet famille maskoyane religion ethnique
Ayoreo 2 500 0,0 % ayoreo famille zamucoane christianisme
Guarani nandeva 2 400 0,0 % nandeva famille tupi-guarani religion ethnique
Guarani bolivien oriental 2 400 0,0 % guarani bolivien oriental

famille tupi-guarani

religion ethnique
Chamacoco 2 000 0,0 % chamacoco famille zamucoane religion ethnique
Ache 1 900 0,0 % aché famille tupi-guarani religion ethnique
Emok 1 300 0,0 % espagnol langue romane christianisme
Arabe libanais 500 0,0 % arabe libanais famille afro-asiatique islam
Chorote 400 0,0 % choroté famille mataco-gaicuru religion ethnique
Autres 85 000 1,3 % - - -
Total (Projet Josué 2023) 6 390 000 100 % - - -

2.3 La langue guaranie

Le guarani paraguayen est une langue amérindienne qui appartient à la famille tupi-guarani. C'est l'une des langues officielles du Paraguay avec l'espagnol, mais le guarani est parlé par la majorité de la population. Cette langue est également parlé en Bolivie, au Brésil, en Argentine et en Uruguay, totalisant environ 6,5 millions de locuteurs, mais c'est au Paraguay qu'on trouve le plus grand nombre. Au XVIIe siècle, le guarani était parlé dans une grande partie de ce que sont aujourd'hui la Bolivie, le Paraguay, l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay.

AU XXIe siècle, la langue guaranie est fragmentée en de nombreuses variétés plus ou moins intelligibles entre elles, non seulement entre les pays où elles se parlaient jadis, mais aussi au Paraguay, selon la région de résidence. Socialement, le guarani occupe un rang inférieur à celui de l'espagnol, la langue de l'élite et la langue majoritaire sur tout le sous-continent. Bien que le Paraguay soit défini comme un pays multiculturel et bilingue, le bilinguisme social est clairement déséquilibré à l'avantage de l'espagnol.

2.4 L'espagnol paraguayen

L'espagnol paraguayen est appelé "español paraguayo" ou "castellano paraguayo"; il s'agit d'une variété particulière de la langue espagnole parlée au Paraguay. Cette différence s'explique pour des raisons historiques. Ce fut d'abord l'influence du guarani, dont les locuteurs avaient été évangélisés par les jésuites au XVIIe siècle. Au Paraguay, l'espagnol, la langue apportée par les conquistadors, n'a pas remplacé la langue du peuple indigène de la région, le guarani. Au contraire, l'espagnol s'est nourri du guarani et les deux langues ont coexisté. Encore aujourd'hui, le Paraguay est le seul pays d’Amérique latine dont la majorité de la population par une langue autochtone. ​En plus de la forte influence du guarani, l’espagnol paraguayen est également influencé par l’espagnol du Río de la Plata (Argentine et Uruguay), en raison de la proximité géographique, historique et culturelle, dont ils partagent des caractéristiques communes, puisque les premiers colons espagnols venaient du nord de l'Espagne, notamment de la Castille, de la Galice et du Pays basque

Pare la suite, l'espagnol paraguayen s'est s'est développé en autarcie. Dès le début de l’indépendance, le président José Gaspar Rodríguez de Francia, dont le mandat a commencé en 1814 pour se terminer en 1840, a maintenu fermées les frontières du Paraguay durant toute sa présidence. Du fait de l'isolement géographique, politique et économique de ses voisins, l'espagnol paraguayen a évolué selon ses propres caractéristiques, sous l’influence linguistique des Guaranis. Les différences de l'espagnol paraguayen sont d'ordre phonétique, grammatical, syntaxique et lexical, le tout pouvant causer des problèmes de compréhension pour un locuteur de l'espagnol standard. Pour l'ensemble des Paraguayens, leur espagnol local est l’espagnol «de tous les jours».

Voici quelques exemples de termes employés au Paraguay et en Argentine, par comparaison avec le castillan et le Mexique (source: Wikipedia). On peut constater que certains mots sont identiques  dans ces deux pays, alors qu'ils sont différents avec le castillan d'Espagne, voire l'espagnol mexicain:

Équivalent français Paraguay Argentine Espagne (castillan) Mexique
banane banana banana plátano aguacate
haricot poroto poroto judía/alubia plátano
poivre locote morrón pimiento frijol
auto auto auto coche pimiento
cellulaire celular celular móvil coche
ordinateur computadora computadora ordenador nuez de la India
maïs choclo choclo mazorca celular
essence nafta nafta gasolina gancho
pamplemousse pomelo pomelo pomelo computadora
haricot vert chaucha chaucha judía verde elote
papaye mamón mamón papaya toronja
pêche durazno durazno melocotón calzón
arachide maní maní cacahuete papaya
pomme de terre papa papa patata chícharo
soya soja soja soja cacahuate
paille pajita pajita pajita papa
fraise frutilla frutilla fresa calcetín
machine à laver lavarropas lavarropas lavadora popote

Il ne faut pas croire que tout le vocabulaire est différent au Paraguay, ce ne sont là que quelques exemples différents. En fait, la plupart des mots de la langue espagnole sont identiques.

D'ailleurs, tous les Paraguayens quelque peu instruits, ayant terminé leurs études secondaires, sont généralement capables de s'exprimer en «castillan», préservant l'espagnol local pour les communications familières. L’éducation publique, dont l'enseignement est principalement en castillan, ainsi que l’expansion des médias et l’arrivée d’immigrants principalement hispanophones, ont contribué à l’expansion de la langue espagnole standard à l’intérieur du Paraguay.

2.5  Le jopara

Il existe une variante linguistique appelée "jopara", une forme familière du guarani parlée au Paraguay, qui emploie un certain nombre de mots empruntés à l'espagnol. Son nom vient du mot guarani signifiant «mélange». Il s'agit d'une langue mixte construite à partir de l'espagnol et du guarani dans laquelle une grande partie des Paraguayens communiquent quotidiennement. On peut même affirmer que c'est la troisième langue du Paraguay.

La quantité relative de guarani ou d'espagnol employée dans le jopara varie en fonction de la naissance des locuteurs, du lieu où ils le parlent, avec qui ils le parlent, ainsi que du sujet de discussion et de la manière dont ils souhaitent que le sens des mots soit interprété. En général, la population rurale et plus âgée a tendance à utiliser davantage le guarani, tandis que la population urbaine et plus jeune emploie davantage l'espagnol. La population rurale et plus âgée comprend davantage le guarani et la population urbaine et plus jeune, plus espagnole. Les conversations générales et quotidiennes conviennent souvent au guarani, tandis que les conversations techniques et spécifiques ou formelles conviennent souvent à l'espagnol.

2.6 Le Paraguay, un pays bilingue?

On affirme souvent que le Paraguay est «un pays bilingue». Tout dépend de ce qu'on signifie par «pays bilingue». S'il s'agit de l'État paraguayen, ce n'est pas un pays bilingue puisque l'État n'emploie pas les deux langues de la même façon. C'est un État de langue espagnole, qui protège plus ou moins la langue guaranie, à défaut de la combattre.

Actuellement, le guarani et l’espagnol sont les deux langues les plus répandues et les plus employées dans le pays, bien que, selon les données statistiques, le nombre des unilingues hispanophones représente un volume plus faible que celui des locuteurs unilingues guaranis. Les données obtenues dans une enquête en date de 2019 indiquaient que la langue guaranie était parlée par 36,5 % de la population totale interrogée; 30,3 % se sont déclarées bilingues espagnol-guarani; 29,5 % n’utilisaient que l’espagnol et 3,7 % parlaient d’autres langues.

Selon une enquête nationale réalisée en 2017 par la Dirección Genrasl de Estadística Encuestas y Censo ("Direction Générale de la Statistique, des Enquêtes et du Recensement"), auprès des ménages, les langues parlées à la maison la plupart du temps par la population âgée de cinq ans et plus au Paraguay sont les suivantes:

guarani = 40 %
castillan = 26,5 %
guarani et castillan = 30 %
aucune de ces langues = 0,5 %
autre langue = 3 %

Ces deux langues sont prédominantes sur le territoire paraguayen et dans la population. L’une d’entre elles, la langue guaranie, est plus populaire que l’autre; elle ne peut être réduite au seul contexte rural, comme beaucoup le prétendent. Il s’agit d’une langue à prédominance orale et son usage linguistique est présent, parfois de manière imbriquée, dans différents domaines.

Évidemment, l'espagnol est doté d'un prestige inégalé par rapport au guarani. Au Paraguay, l’espagnol est associé à l’écriture et son emploi est typique des contextes formels, comme langue de l’administration et moins fréquemment comme usage oral, dans certains contextes et domaines. Le guarani, quant à lui, est la langue employée dans les échanges spontané informels dans la sphère familière, dans la famille et entre amis, principalement utilisé à l'oral. Voici ce qu'écrivait l'anthropologue paraguayen, Bartomeu Melià Lliteres, en 1997 dans Una nación, dos culturas:

El uso del castellano o del guaraní está regido en el Paraguay por factores sociales y por factores regionales, porque está fundamentalmente dislocado en dos campos semánticos que difícilmente se sobreponen. El español es de la clase media y elevada, cubre casi todo el campo de la expresión, ya sea técnico, administrativo o coloquial […]; en cambio, el guaraní no puede entrar en ciertos campos semánticos, concretamente aquellos de la ciencia y la técnica L’usage de l’espagnol ou du guarani est régi au Paraguay par des facteurs sociaux et régionaux, car il est fondamentalement divisé en deux champs sémantiques qui ne se chevauchent guère. L'espagnol appartient aux classes moyennes et supérieures, il couvre presque tout le champ d'expression, qu'il soit technique, administratif ou familier […] ; en revanche, le guarani ne peut pas entrer dans certains domaines sémantiques, notamment ceux de la science et de la technologie.

Bref, plutôt que de parler de «bilinguisme», l'auteur préfère employer le terme de "dilingüismo" («dilinguisme»), ce qui correspond en français à «diglossie», puisque l'emploi des langues ne se chevauche guère. On emploie l'une ou l'autre langue selon les circonstances, jamais les deux dans un même environnement. En ce sens, c'est du «bilinguisme diglossique». On peut affirmer que le bilinguisme au Paraguay est social parce que, sur l’ensemble du territoire géographique national, coexistent deux langues d’usage majoritaire, l’espagnol et le guarani, traitées individuellement avec différents degrés de compétence, selon le contexte, la situation ou la fonction de communication.

2.7 La langue germanique des mennonites

Le cas des mennonites mérite d'être signalé. Les statistiques gouvernementales indiquent que 35 000 parleraient l'allemand au Paraguay, alors que d'autres (Projet Josué 2023)les estiment à 68 000, mais les représentant guaranis avancent le nombre à au moins 166 000 locuteurs. En fait, le nombre de 68 000 correspond aux germanophones mennonites parlant le bas-allemand ou le Plautdietsch. De fait, les mennonites parlent le bas-allemand, précisément le Plautdietsch, mais ils écrivent en allemand standard qu'ils apprennent à l'école.

Dans beaucoup de villes de ces deux départements, le bilinguisme bas-allemand/guarani a remplacé le bilinguisme espagnol-guarani. Les mennonites bénéficient d'une autonomie administrative qui leur permet de fonctionner en allemand (écrit) et en Plautdietsch (oral).

Les mennonites paraguayens résident dans plusieurs départements, notamment dans les départements du Boquerón, du Presidente Hayes, de Concepción, de SanPedro, de Caagazu, de Neembuco et de Itapu. Répartis ainsi en 19 colonies, ils sont originaires principalement du Canada (10 colonies), de la Russie (4 colonies) et des États-Unis (5 colonies).

Tous sont d'ascendance néerlandaise; ils peuvent retracer leur histoire jusqu'à la colonie mennonite du delta de la Vistule (l'actuelle Pologne), d'où ils ont immigré vers le Empire russe et plus tard vers l'Amérique. Le pourcentage des mennonites du Paraguay venus directement de Russie est de 25%, mais la moitié d'entre eux sont venus de Russie par le Canada, où ils ont vécu plusieurs décennies, et 22 % sont passés par le Mexique ou le Belize avant d'arriver au Paraguay où ils gèrent des fermes prospères. Certains se sont urbanisés et vivent maintenant à Asunción.

Dans l'ensemble, les mennonites forment une société ultraconservatrice, y compris dans les vêtements, l'alimentation, les techniques agricoles, le transport, etc., ce que reflètent linguistiquement l'usage du Plautdietsch et, jusqu'à un certain point, l'allemand dans un environnement hispanophone et guaranophone.

Si à l'origine, seuls le Plautdietsch et l'allemand écrit étaient enseignés dans leurs écoles, aujourd'hui, malgré le rejet de l'espagnol par les communautés plus conservatrices, la plupart des écoles ont ajouté l'espagnol comme l'une des langues d'enseignement, rarement le guarani. En somme, les mennonites moins conservateurs peuvent parler, en plus du Plautdietsch, l'allemand et l'espagnol standard.

Parmi tous les pays d'Amérique latine habités par les mennonites, le Paraguay offre un exemple clair d'expansion mennonite à la fois par la conversion religieuse et par la croissance démographique des colonies préexistantes. Dans un pays d'à peine six millions d'habitants de la taille de la Californie, les mennonites paraguayens sont particulièrement importantes parce qu'ils constituent les plus propriétaires grands terriens, et dominent les industries laitières et agricoles. Pour toutes ces raisons et d'autres, le Paraguay restera un centre de vie mennonite prospère et même en expansion dans un avenir prévisible. Leurs langues ne sont pas vraiment en danger tant qu'ils vivront isolés du reste du pays.

2.8 Les autres langues parlées

En ce qui a trait aux autres langues parlées, on peut consulter les statistiques de la DGEEC (Direccion General de Estadistica, Encuestas y  Censos: «Direction générale de la statistique, des enquêtes et des recensements»). On distingue deux grandes catégories de langues: d'une part, l'espagnol, appelé officiellement «castillan» au Paraguay, d'autre part, les langues autochtones. L'espagnol n'est la langue maternelle que de 68 000 Paraguayens, ce qui représente environ 1 % de la population totale. Il s'agit là d'une situation tout à fait exceptionnelle en Amérique du Sud. Par ailleurs, en raison de la proximité du Brésil, 41 000 Paraguayens parlent le portugais comme langue maternelle, ce qui correspond à peine la moitié des locuteurs de l'espagnol. Ils sont dépassés par les Germano-Paraguayens avec 68 000 locuteurs.

Les autochtones ou indigènes du Paraguay comptent une vingtaine de peuples différents répartis en quatre familles linguistiques :

1) la famille tupi-guarani (6) : aché, avá-guarani, mbyá, pai tavytera, guarani occidental, ñandeva;  
2) la famille maskoyane ou lengua-maskoi (7): entlhet du Nord, enxet du Sud, sanapaná, toba, angaité, guaná, maskoy;
3) la famille zamucoane : ayoreo, ybytoso et tomárahõ;
4) la famille mataco-gaicuru (3): maká, nivaclé et manjui.

- La famille tupi-guarani

Parmi ces quatre familles de langues, ce sont les langues guarani qui sont les plus importantes. En effet, selon les statistiques, les locuteurs du guarani, unilingues ou bilingues, représenteraient 94 % de la population. En réalité, le nombre des locuteurs du guarani (avec ses nombreuses variantes locales) est plus élevé, car ces statistiques ne tiennent pas comptent des bilingues parlant le guarani et une autre langue que l'espagnol. Ce pourcentage élevé des Guaranis a pour effet de rendre toutes les autres langues indigènes numériquement moins importantes. Le tableau qui suit présente le nombre des ethnies guaranies, ainsi que la proportion des locuteurs utilisant l'une des six grandes variétés du guarani à la maison (selon les statistiques officielles de 1992):

Variétés de guarani Nombre des membres de l'ethnie Pourcentage de la langue
employée à la maison
Aché

  1 190

97,0 %
Avá-guarani (ou chiripá) 13 430 59,6 %
Mbyá 14 324 89,5 %
Pãi-tavyterã 13 132 60,9 %
Guarani occidental (ou chiriguano)   2 155 31,1 %
Ñandeva (ou tapieté)   1 984 93,5 %

Chacune de ces six variétés de guarani est fragmentée en plusieurs dialectes locaux avec le résultat que le guarani porte au Paraguay quelque 35 dénominations différentes utilisées par les locuteurs de ces langues: guaraní común, guaraní culto, guaraní de la escuela, guaraní teeté, guaraní ymaguaré, guaranieté, guaraní-guaraní, ñe'ë indio, guarañol, etc.

Les statistiques officielles du gouvernement de 1992 révélaient que 39,2 % des locuteurs étaient unilingues guaranis et que 48,9 % étaient bilingues et parlaient le guarani et l'espagnol.

Le bilinguisme se vit autrement selon que les gens habitent la ville ou la campagne. Selon le recensement de 1992, les Paraguayens seraient bilingues (guarani-espagnol) dans une proportion de 49 % dans les centres urbains (surtout dans la ville d’Asunción) et unilingues guaranis dans une proportion de 52 % dans les campagnes. Les unilingues hispanophones ne représenteraient que 6 % de l'ensemble, ce qui, dans un continent massivement espagnol, constitue un cas unique. De plus, le guarani est non seulement parlé au Paraguay, mais également en Bolivie (20 000 locuteurs) en Argentine (au moins 230 000 locuteurs) et au Brésil (de quelque 5000 à 10 000 locuteurs).
Évidemment, les unilingues guaranis peuvent comprendre des rudiments de la langue espagnole, mais les unilingues hispanophones qui veulent communiquer avec la population doivent posséder un peu de guarani, sinon il devient impossible de communiquer.

Socialement, le guarani occupe un rang inférieur à celui de l'espagnol, la langue de l'élite et la langue majoritaire sur tout le sous-continent. Bien que le Paraguay soit défini comme un pays multiculturel et bilingue, le bilinguisme social est clairement déséquilibré à l'avantage de l'espagnol.

- La famille maskoyane (ou lengua-maskoi)

Les langues de la famille maskoyane sont au nombre de sept: entlhet du Nord, enxet du Sud, sanapaná, toba, angaité, guaná, maskoy.

Les langues maskoyanes

Nombre des membres de l'ethnie

Pourcentage de la langue
employée à la maison

Entlhet du Nord 7 221 96,2 %
Entlhet du Sud 5 884 77,0 %
Sanapaná 2 271 50,6 %
Toba (ou toba-maskoy) 1 474 94,4 %
Angaité 3 694 33,8 %
Guaná   242 14,6 %

 - La famille zamucoane

Les langues de la petite famille zamucoane.

Les langues zamucoanes Nombre des membres de l'ethnie Pourcentage de la langue
employée à la maison
Ayoreo 2 016  99,0 %
Ybytoso 1 468  99,6 %
Tomárahõ   103 100,0 %

- La famille mataco-gaicuru

Il s'agit du nivaclé (ou chulupí), du maká et du manjui (ou chorote).

Les langues mataco-gaicuru Nombre des membres de l'ethnie Pourcentage de la langue
employée à la maison
Nivaclé 12 028  99,0 %
Maká 1 282  99,4 %
Manjui  452 96,3 %
Toba-qom 1 474 97,8 %

La plupart des indigènes du Paraguay vivent principalement dans les zones rurales, soit dans une proportion de 91,5 %. Toutefois, quelques ethnies résident dans des villes de façon significative: les Maká (77,4 %), les Maskoy (32.7%), les Guarani occidentaux (29,4 %), les Nivaclé (25,2 %) et les Enlhet du Nord (24,4 %). Cette distribution pourrait s'intensifier au cours des prochaines années.

3 Données historiques

Avant sa découverte par les Espagnols (XVIe siècle), le pays était peuplé d'Indiens tupi-guaranis connus collectivement sous le nom de Guaranis. Ils étaient venus avec les premières vagues migratrices, en provenance de la côte de l'actuel Brésil. Vers 1515, Díaz de Solís découvrit la région, suivi, en 1525, du Portugais Diego García. Quelques années plus tard, le navigateur italien Sebastien Cabot, alors au service de l'Espagne, explora en partie les principaux cours d'eau du pays. Avant la colonisation européenne, le guarani constituait la langue dominante sur de vastes territoires de la côte atlantique d’Amérique du Sud, de la mer des Caraïbes au Rio de la Plata.

3.1   Les missions des jésuites

À partir de 1585, les autorités espagnoles confièrent aux missionnaires jésuites le contrôle et l'encadrement des Guaranis insoumis. Les jésuites fondèrent alors des communautés théocratiques, une sorte de petites républiques organisées – appelées les reducciones (ou «réductions») – contre les Portugais du Brésil, et autonomes sur les plans économique et politique.

Les jésuites fondèrent 30 missions, dont huit au Paraguay, toutes situées dans le Sud, ce qui correspond aujourd'hui aux départements de Misiones et d'Itapua, juste au nord du Rio Panará à la frontière de l'Argentine. Même si les missionnaires jésuites tentèrent d'imposer l'usage de l'espagnol aux Guaranis, ils n'ont jamais voulu interdire le guarani – famille tupi-guarani –, car au contraire ils ont conçu la seule écriture d'une langue amérindienne de tout le continent, et ce, dès 1624.

Bénéficiant d'une liberté quasi totale face aux autorités civiles et ecclésiastiques locales, les jésuites avec leurs «réductions» devinrent le pouvoir le plus important de la colonie. En effet, ces établissements, qui constituaient un véritable État dans l'État et où se développaient d'intenses activités commerciales, agricoles et manufacturières, suscitèrent la convoitise de colons espagnols qui désiraient employer la main-d'œuvre autochtone et s'approprier le monopole des jésuites sur le commerce.
 

Les territoires coloniaux du Paraguay, de l'Uruguay, de la Bolivie et de l'Argentine furent gouvernés conjointement jusqu'en 1620, avant de devenir des dépendances séparées de la vice-royauté du Pérou. En 1750, lors du traité de Madrid, le roi Ferdinand VI d'Espagne céda sept «réductions» du Paraguay au Portugal, en échange de la colonie du Sacramento (l'actuel Uruguay); les jésuites décidèrent alors de soutenir les Guaranis dans leur révolte contre ce transfert. Les intrigues fomentées par les colons jusqu'à la cour d'Espagne aboutirent à l'expulsion des missionnaires jésuites, qui durent quitter la colonie en 1767.

Leur départ marqua la fin des «réductions» et le début de la domination des grands propriétaires terriens sur les Guaranis. Néanmoins, les jésuites avaient contribué à l'implantation de l'espagnol, mais aussi au maintien de la langue des Guaranis (le guarani).

En 1776, l'Espagne créa la vice-royauté de La Plata, qui comprenait l'Argentine, le Paraguay, l'Uruguay et la Bolivie actuels, ces territoires n'ayant pas d'entité propre. Le roi d'Espagne, Charles III (1759-1788), voulait ainsi améliorer la défense des territoires du sud de l'Amérique latine en raison de l'expansion des Portugais à partir de leur colonie du Brésil. Tout au cours de la domination espagnole, seul le castillan (espagnol) servit de langue administrative et de langue d'enseignement. Les Espagnols ne combattirent pas vraiment le guarani, mais ils n'en firent jamais la promotion.

3.2 L'indépendance

À l'instar de l'Argentine, le Paraguay proclama son indépendance, le 14 mai 1811, ratifiée par le Congrès deux ans plus tard. Le Paraguay s’est fait connaître au XIXe siècle pour une série de dictateurs particulièrement mégalomanes, notamment sous Gaspar Rodriguez de Francia (1814-1840), Carlos Antonio López (1841-1862), son fils et successeur  Francisco Solano Lopez (1864-1870). Puis le régime libéral fut marqué par une période de grande instabilité politique: entre 1904 et 1954, le Paraguay a compté 31 présidents, dont la plupart furent démis de leurs fonctions par la force.

- Les politiques du chaos

Surnommé El Supremo par les indigènes, Gaspar Rodriguez de Francia exerça une longue dictature (1814-1840) xénophobe et terroriste, qui isola à peu près complètement le Paraguay: il supprima toutes les libertés, ferma les monastères et se proclama chef de l'Église catholique. Il mourut de sa belle mort à 74 ans. Carlos Antonio López (1841-1862) lui succéda. Apparemment plus libéral, mais tout aussi autoritaire, il ouvrit les frontières au commerce international, dota le pays d'une industrie sidérurgique, abolit l'esclavage et favorisa l'instruction primaire. Son fils, Francisco Solano López, devient président de 1864 à 1870.

Sanguinaire, plus ambitieux et plus irresponsable, le "López II" lança en 1865 le Paraguay dans une guerre contre l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay: ce fut la guerre de la Triple-Alliance (Brésil, Argentine et Uruguay: de 1864/1865 à 1870), qui provoqua la ruine du pays, décima la population –  celle-ci est passée de  525 000 habitants en 1865 à 221 000 en 1871, dont moins de 30 000 hommes vivants –  et entraîna son occupation par l'armée brésilienne, et ce, jusqu'en 1876. Après cette guerre sanglante (150 000 morts), le Paraguay fut désigné comme «le pays des femmes» avec une ration d'un homme adulte pour quatre femmes. En outre, le Paraguay a dû céder 140 000 km² de son territoire, annexés par le Brésil et l'Argentine: le Brésil s'appropria la région de Misiones au sud et le territoire situé au nord du Rio Apa, et l'Argentine, une partie du Chaco

Les documents de l'époque semblent indiquer un refus manifeste d'enseigner le guarani dans les écoles. De plus, on dispersa les habitants de nombreux villages guaranis et on transforma les noms indiens en noms espagnols. La langue espagnole prit alors de l'expansion.

À partir de 1912, des périodes de stabilité politique et de révoltes se succédèrent. La guerre du Chaco (1932-1935) contre la Bolivie à cause de la découverte du pétrole mit un terme à l'expansionnisme croissant de la langue espagnole. Pour des raisons de stratégie militaire, les soldats paraguayens reçurent la consigne de ne parler qu’en guarani. C’est ainsi que la langue populaire devint un symbole de l'identité paraguayenne, même si son prestige est encore nul dans certains milieux des affaires publiques. Victorieux de la guerre du Chaco, le Paraguay s'agrandit du département du Chaco en 1938. Auparavant, cette région administrative bolivienne n'avait aucun lien avec sa population autochtone, et les Boliviens n'y vivaient pas et n'y exploitaient aucune ressource.

- La question des mennonites

À la suite de tractations de la part du président Manuel Gondra (1871-1927), le Congrès paraguayen adopta la loi no 514 du 26 juillet 1921 et intitulée Para inmigrantes alemanes de confesión menonita, torgándoles los privilegios solicitados sin restricciones ("Loi sur les immigrants allemands de confession mennonite leur accordant les privilèges sollicités sans restrictions"). La loi de 1921 accordait des privilèges sans précédent aux futurs colons mennonites, dont l'exemption de la prestation de serment et du service militaire (ils sont contre le port des armes et du service militaire), l'usage sans restriction du Plautdietsch (oral) et de l'allemand écrit dans leurs écoles (ils sont contre l'imposition d'une autre langue), le droit de se doter de leur propre autonomie administrative en matière d'éducation, de santé et de prévention sociale, sans oublier une période de «grâce fiscale» de dix ans. Plusieurs milliers de mennonites allemands (originaires de l'Allemagne, du Canada et de la Russie) s'installèrent à partir de 1926 parmi les indigènes du Chaco comme colons agriculteurs; ils prospérèrent et réussirent à imposer leur langue (le bas-allemand), même chez les indigènes du Chaco et du Boquerón; ils fondèrent des villes qui portent aujourd'hui des noms allemands (Fernheim, Neuland, etc.). 

Après la guerre du Chaco, le Paraguay connut une alternance entre les libéraux (les colorados) et les conservateurs (les azules), à travers des régimes dictatoriaux et des juntes militaires. Le pays subit la dictature du colonel Rafael Franco (1936-1937), celle du général Estigarribia (1939-1941), puis celle du général Morinigo (1941-1948); pour la seule année 1948, quatre présidents se succédèrent.

- Le régime autoritaire d’Alfredo Stroessner

La dernière dictature – et la plus longue : trente-cinq ans – fut celle d'Alfredo Stroessner (1954-1989), un militaire qui fut finalement renversé au moyen d'un coup d'État, le 3 février 1989. Alfredo Stroessner avait noyauté à son profit le Parti Colorado (Asociación Nacional Republicana), l'Association nationale républicaine, un parti de droite. La dictature d’Alfredo Stroessner constitue l’une des périodes les plus sombres et les plus longues de l’histoire du Paraguay. Au cours de son règne, le pays a souffert de répression politique, de violations des droits de l’homme et d’une économie contrôlée par l’État. Le règne de Stroessner a laissé une marque profonde sur la société paraguayenne. Selon un rapport de l'ONU, la dernière étape de la persécution des Guaranis s'est produite pendant les 35 années de la dictature d'Alfredo Stroessner.

L'article 5 de la Constitution de 1967 (aujourd'hui abrogée) reconnaissait un statut secondaire au guarani: 

Artículo 5 (derogado)

1) Los idiomas nacionales de la Republica son el español y el guarani. 
2) Sera de uso oficial el español.

Article 5 (abrogé)

1) Les langues nationales de la République sont l'espagnol et le guarani. 
2) La langue officielle est l'espagnol.

Dans cet article, le guarani ne possédait pas, au plan constitutionnel, un statut équivalent à celui de l'espagnol: ce n'était pas une langue officielle, mais une langue nationale avec l'espagnol. Par le fait même, sa position s'en trouvait amoindrie par rapport à l’espagnol.

En réalité, l’article 5 de cette constitution correspondait à une disposition fondamentalement symbolique, qui ne trouvait pas d’application dans les faits. Toute la politique officielle du gouvernement était définie à l'article 92 de cette même constitution:

Artículo 92  (derogado)

El Estado fomentara la cultura en todas sus manifestaciones. Protegera la lengua guarani y promovera su enseñanza, evolucion y perfeccionamiento. Velara por la conservacion de los documentos, las obras, los objetos y monumentos de valor historico, arqueologico o artistico que se encuentren en el pais, y arbitrara los medios para que sirvan a los fines de la educacion.

Article 92 (abrogé)

L'État encourage la culture dans toutes ses manifestations. Il protège la langue guaranie
 et fait la promotion de son enseignement, de son développement et de son perfectionnement. Il veille à la conservation des documents, oeuvres, objets et monuments à caractère historique, archéologique ou artistique, qui se trouvent dans le pays, et décide des mesures à prendre pour qu'ils servent à des fins pédagogiques.

Les éléments qui servaient à célébrer l'identité nationale et le caractère distinct du Paraguay étaient valorisés par l'État, particulièrement en matière archéologique, historique, folklorique ou artistique. Cependant, le statut de langue nationale reconnu au guarani laissait à désirer, car ce statut ne s'est jamais matérialisé dans les faits.

Au cours de cette période de dictature, l'enseignement du guarani fut laissé pour compte, notamment parce que l'élite politique méprisait ouvertement cette langue. Les locuteurs du guarani durent subir diverses agressions verbales. Ils étaient traités de «paysans», d’«Indiens» ou de «juruky’a» ("bouche sale"). Des enfants furent victimes de sévices physiques dans les écoles; ils furent giflés ou contraints de circuler dans la cour de l’école en répétant en espagnol: «No voy a hablar guaraní» ("Je ne parlerai plus guarani"). D'autres étudiants se sont vu interdire de boire et de manger tout au long de la journée, et forcés de porter des couches en classe comme une forme d'humiliation ou simplement battus pour avoir parlé leur langue autochtone. Les enseignants obligeaient parfois les enfants à se tenir agenouillés par terre sur du gros sel. D'autres furent punis en se retrouvant dans une classe de niveau inférieur parce qu'ils avaient été surpris d'avoir parlé guarani à l'école.

Ce type de traitement a existé dans les écoles paraguayennes pendant une grande partie de l'histoire du pays, jusqu'à la chute du dictateur Alfredo Stroessner. Jamais celui-ci ne s'est permis de prononcer un seul discours en guarani. Par conséquent, outre le fait que cette langue n’était pas enseignée à l’école, de nombreuses familles ne voulaient pas que leurs enfants l’apprennent, même s’il s’agissait souvent de la langue maternelle des parents. Dans certaines familles, parler guarani était strictement interdit, de sorte que la communication quotidienne de la famille se faisait en espagnol. Néanmoins, de nombreuses femmes autochtones ont transmis la langue guaranie aux enfants. C’est l’une des raisons de la survie du guarani au Paraguay, qui a continué à se parler malgré de nombreuses situations de persécution, d’interdiction et d’imposition d’une langue européenne.

Ce n'est pas tout, car durant la dictature du général Alfredo Stroessner, plusieurs peuples autochtones furent déplacés de leurs terres et furent victimes de violations graves et systématiques de leurs droits, notamment d'attaques perpétrées par des civils et des militaires contre les Aché, les Ayoreo, les Maskoy, les Toba, etc. Selon la Commission Vérité et Justice dans le travail qu'elle a mené entre 2003 et 2008 pour tenter de faire la lumière sur les crimes commis sous la dictature, il y eut de nombreuses exécutions extrajudiciaires et d'enlèvement d'enfants autochtones à leurs familles. Selon la Commission, certaines de ces mêmes pratiques se sont poursuivies pendant la transition vers la démocratie.

Finalement sous le régime d'Alfredo Stroessner, entre 350 000 et 450 000 personnes furent tuées, dont des terroristes, des criminels et leurs collaborateurs, mais aussi de très nombreux dissidents pacifiques, en raison des tactiques musclées contre toute opposition, en particulier contre les communistes. Ces tactiques comprenaient le recours à la torture, aux enlèvements, aux assassinats politiques, au népotisme et à la corruption généralisée. Stroessner a aussi toujours montré une grande sympathie pour Adolf Hitler et les nazis et, après la Seconde Guerre mondiale, il leur a garanti l'asile politique dans son pays.

- L'avènement de la démocratie

À partir des années 1990, le Paraguay put entrer dans l'ère démocratique, malgré d'énormes difficultés. Les premières élections libres eurent lieu en 1993. Mais, dans ce pays, la démocratie demeura fragile et
les coups d'État militaires restèrent toujours à craindre, comme l'ont démontré la tentative de coup d'État avortée en avril 1996 et l'assassinat en 1999 du vice-président de la République. C’est néanmoins que, durant cette période, que la langue guaranie a entamé un processus de revendication qui a culminé avec sa proclamation comme l’une des deux langues officielles du Paraguay dans la Constitution de 1992, postérieure à la chute de la dictature d'Alfredo Strossner, réaffirme certains principes concernant les langues nationales du pays, mais l'article 140 intitulé «De los idiomas» / «Les langues» place les deux langues à égalité de statut:

Article 140 (en vigueur)

Les langues

1) Le Paraguay est un pays multiculturel et bilingue.

2) Ses langues officielles sont le castillan et le guarani. La loi établira les modalités d'usage de l'une et de l'autre. 

3) Les langues indigènes, aussi bien que celles des autres minorités, font partie du patrimoine culturel de la nation.

L'article 140.2 stipule que les langues officielles sont le castillan (au lieu de l'espagnol) et le guarani. On sait bien que l'espagnol et le castillan sont synonymes, mais le choix du mot «castellano» dans le texte n'est pas anodin. Cliquer ICI, s.v.p. pour plus de distinctions entre castillan et espagnol.

En 2003, des élections libres eurent lieu afin d'élire un nouveau président et de renouveler les deux chambres. Nicanor Duarte Frutos, du Parti Colorado, fut élu président. C'est sous son mandat que Mme Blanca Ovelar de Duarte, alors ministre de l'Éducation, remit en juillet 2006 au président Nicanor Duarte Frutos un avant-projet de loi sur les langues, projet soutenu par la Commission nationale sur le bilinguisme et l’Atelier de la société civile. Le Congrès l'adopté, mais pas le Sénat.

En 2008, un nouvel équilibre politique de centre gauche permit un changement historique au sein de la classe politique. En effet, un ancien évêque catholique, Fernando Armindo Lugo Méndez, candidat d'un regroupement de quelque 20 forces politiques, regroupant les démocrates-chrétiens, les sociolibéraux, les écologistes et les socialistes, au sein de l'Alliance démocratique tricolore (mais aussi d'un regroupement plus large, l'Alliance patriotique pour le changement, allant du centre droit à la gauche radicale), remporta l'élection présidentielle paraguayenne, le 20 avril 2008.

3.3 La saga de la Loi sur les langues de 2010

La Loi sur les langues adoptée en 2010 se voulait une nouvelle politique linguistique ouverte sur la promotion du guarani, la langue co-officielle avec l'espagnol. Cette loi fut élaborée sous l’administration d’un gouvernement progressiste dirigé par le président Fernando Lugo (2018-2012). Ce gouvernement était issu en grande partie de la base populaire, indépendant des partis traditionnels qui ont historiquement gouverné le pays. C'était l'Alianza Patriótica para el Cambio (en français: l'Alliance patriotique pour le changement ou APC).

En 2010, l'APC créait, avec l'Espacio Unitario - Congreso Popular (en français: Espace unitaire - Congrès populaire) à tendance marxiste, la coalition de gauche Frente Guasú (en français: le Front Gasu). Le mot gasú signifie en guarani «grand» ou large».

- L'égalité des langues officielles

En vertu de la politique linguistique adoptée par le nouveau gouvernement, il était admis que l'espagnol et le guarani étaient là pour de bon, et que le guarani allait demeurer la langue normale de la majorité des citoyens du Paraguay. Par conséquent, la nouvelle politique devait dorénavant tenir pour acquis que le guarani était la langue du Paraguay et que tous avaient le droit de le connaître et le droit de l'utiliser; il en serait ainsi du «castillan» (ou espagnol). C'est donc en réalité une politique de bilinguisme que le gouvernement voulait développer au plan institutionnel.

Enfin, la politique linguistique de 2010 devait promouvoir la normalisation et l'emploi du guarani dans les domaines de l'orthographe, de la grammaire et du lexique. Dans ce dernier cas, la politique linguistique devait tenir compte de la terminologie moderne, des néologismes, des hispanismes et des anglicismes. De plus, la nouvelle politique linguistique devait faire assumer la responsabilité de l'élaboration de cette politique par le Secrétariat aux politiques linguistiques. Bref, des projets de loi avaient été présentés en 2006 (voir le texte) et en 2009 (voir le texte), mais aucun n'avait pu être adopté jusqu'à la promulgation de la Loi sur les langues de 2010. Il restait à mettre en œuvre cette nouvelle politique.

Par conséquent, le guarani devait, en plus de l'espagnol, devenir également la langue des relations officielles de la part des autorités publiques et il ne devrait y avoir aucune discrimination entre le guarani et l'espagnol. Cela signifiait que les fonctionnaires devraient pouvoir employer les deux langues et que les tribunaux devaient faire une place au guarani au même titre que pour l'espagnol. De plus, les lois et les règlements devraient être publiés autant en guarani qu'en espagnol. L'administration publique devait être capable de répondre dans la langue du citoyen, que celui-ci utilise l'espagnol ou le guarani. Dans les écoles, les deux langues nationales devaient être enseignées tout au long du programme pédagogique. Les établissements d'enseignement devaient considérer le guarani comme leur langue véhiculaire habituelle dans toutes leurs activités pédagogiques et administratives.

- La destitution du président pro-guarani

Cependant, le 22 juin 2012, le Sénat paraguayen destituait le président Fernando Lugo après que la Chambre des députés l'eût accusé, la veille, de mauvaise gestion. En moins de 24 heures, les deux chambres avaient complété la procédure, puis le vice-président, Francisco Franco, était assermenté comme nouveau président, moins de trois heures après le vote des sénateurs. L’accusation n’a d’ailleurs fourni aucune preuve, sous prétexte que les motifs allégués étaient de « notoriété publique » et qu'ils ne requéraient donc pas de démonstration subséquente. Devant une telle procédure expéditive qui ne respectait pas les droits de tout accusé à une défense pleine et entière, de nombreux observateurs qualifièrent cette destitution de «coup d’État parlementaire».

D'ailleurs, nombreux étaient alors les parlementaires qui appartenaient à une oligarchie dirigeante allergique à toute réforme; ils étaient prêts à bloquer tout projet politique qui menacerait leurs intérêts personnels et ceux de leur classe. Le président Fernando Lugo avait mis de l’avant des programmes sociaux afin de réduire la pauvreté; il avait institué la gratuité des soins médicaux et hospitaliers; il avait augmenté les dépenses dans l’éducation publique; il avait fait adopter une loi linguistique favorisant le guarani (la Loi sur les langues), la langue des pauvres, il avait autorisé la bilinguisation du système judiciaire et il voulait créer un impôt sur le revenu pour faire payer les riches, une façon de neutraliser l'oligarchie. C'en était trop!

3.4 Le retour des politiques pro-espagnoles

Par conséquent, les "colorados", le Parti Colorado, ce parti politique à tendance nationaliste, traditionaliste, conservatrice et anticommuniste fondé en 1887, reprit le pouvoir et s'empressa de mettre au rancart la politique «trop» favorable au guarani. Après le renversement du gouvernement, les efforts pour la valorisation du guarani comme langue co-officielle furent réduits, de sorte que le budget alloué au Secrétariat aux politiques linguistiques diminua suffisamment pour effectuer un recul pour la promotion de la langue guaranie et la diversité linguistique paraguayenne. Les outils nécessaires pour répondre aux objectifs d'un redressement du guarani n'existaient plus. En somme, les barrières et les limitations auxquelles se heurtent encore aujourd'hui la langue guaranie et les langues autochtones du pays ne sont pas techniques, mais politiques avant tout.

Depuis 2012 et jusqu'à aujourd'hui, la connaissance et l'usage de l'espagnol ont progressé de manière inhabituelle, tandis que la présence du portugais s'est répandue dans de nombreux départements en raison de la forte présence de colons brésiliens consacrés à l'agro-industrie du Paraguay. L'usage de la langue guaranie en a, par conséquent, été réduit. Un journal national a publié que, selon le recensement national de la population et du logement de 2012, quelque 10 % de la population paraguayenne avait cessé de parler cette langue.

Le guarani du Paraguay, bien que langue co-officielle du pays avec l'espagnol, a donc continué d'être relégué à l'arrière-plan par l'administration et son usage fut à peine normalisé. Les langues autochtones sont dans la même situation. La langue majoritaire de la population est considérée par l'élite politique prohispanisante comme une petite langue autochtone sans avenir et en voie de disparition. C'est le seul engagement ferme pris par l'État pour l'une de ses langues officielles.

3.5 Les travaux de l'Académie de la langue guaranie

Le 22 juin 2018, après plusieurs années de travaux, l'Académie de la langue guaranie ("Academia de la Lengua Guaraní" ou AGL), remplissant le mandat de la Loi sur les langues de 2010, approuvait la grammaire de la langue guaranie, à la suite de l'approbation de son alphabet en novembre 2015. En novembre 2020, l'Académie a également approuvé le Dictionnaire des langues, franchissant ainsi une étape substantielle dans la réalisation de ses objectifs missionnaires, afin que cette langue dispose des ressources orthographiques et grammaticales et des lexiques pour être utilisée dans différents domaines d’interaction sociale.

Beaucoup de citoyens paraguayens considèrent que les pouvoirs publics, le gouvernement, les municipalités et les institutions publiques en général, n'ont plus d'excuses pour ne pas appliquer les exigences de la Loi sur les langues. L'ALG, une institution privée de service public, a déployé tous ses efforts pour le développement de la langue guarani en essayant de la normaliser et de la moderniser, afin qu'elle puisse être employée dans l'administration et dans tous les domaines d'interaction sociale. Cependant, le dévouement et les efforts de cette instance collégiale ont reçu peu de soutien de la part de l'État, car rien n'a changé depuis ce temps. Les documents tels que les cartes d'identité, les passeports, les lois, les décrets, les ordonnances municipales et les communications officielles continuent d'être délivrés exclusivement en espagnol, comme c'était le cas auparavant, au mépris de la loi linguistique.

L'Académie de la langue guaranie peut entrer en concurrence avec l'Académie paraguayenne de la langue espagnole ("Academia Paraguaya de la Lengua Española"), car celle-ci, fondée en 1927, dans le but principal de «promouvoir et encourager la culture de la belle littérature» en langue espagnole au Paraguay.

3.6 La dominance de l'espagnol

Dans le contexte actuel, il n'est guère surprenant que l'espagnol puisse prédominer dans la vie urbaine (41% des citadins d'Asunción feraient habituellement usage de l'espagnol au foyer, contre 49 % pour les deux langues. En contrepartie, le guarani reste la langue la plus employée dans les zones rurales (74 % des personnes y feraient habituellement usage du guarani, contre 23 % pour les deux langues). Mais il est encore plus révélateur de constater que l'espagnol exerce une attraction et une dominance quasi exclusive dans l'administration, les établissements scolaires, les médias écrits, etc., soit tous les aspects importants de la vie publique. En somme, l'égalité juridique dissimule en fait une situation inégalitaire qui tendrait même à s'accentuer avec le temps. Depuis 2010, la Loi sur les langues n'a pas réussi à stopper cette tendance, voire à l'inverser. Mais il faudra du temps et lutter contre les magouilles qui rongent le pays.

Les élites paraguayennes qui contrôlent ce pays n’ont pas la moindre volonté d'une quelconque démocratisation qui aurait des conséquences sur les langues. Elles résistent, mettent des barrières pour que les citoyens, exclus depuis des décennies en raison de la langue qu’ils parlent, demeurent des acteurs de leur propre histoire et de leur destin. Les décideurs ont peur que les opprimés enlèvent leurs bâillons, s'expriment et disent leur opposition dans leur langue, car ils pourraient alors rompre ces relations d'oppression et d'injustice. C'est un sujet peu abordé et débattu, mais il faut comprendre qu'au Paraguay, sans liberté d'expression, il n'y aura pas de démocratie politique, économique ou sociale. Le défi historique pour la classe politique paraguayenne et pour la société dans son ensemble demeure la démocratisation linguistique.

4 La politique linguistique du Paraguay

Le Paraguay est un pays caractérisé par une politique d’inégalités et d’injustice sociale depuis fort longtemps. Une minorité privilégiée monopolise la terre, les moyens de production, les communications, les ressources de l'État, ainsi que les usages linguistiques et les mots eux-mêmes, aux dépens de la grande majorité de la population, discriminée et exclue des biens naturels de la nation. Les locuteurs du guarani, pourtant très majoritaires, sont bâillonnés parce qu'ils se voient refuser le droit d'employer leur langue et d'exercer droit à la parole. Cette situation d'injustice et d'exclusion a un impact sur l'emploi des langues. Parmi les langues officielles, l’espagnol est assumé par l’État et les élites hispanophones qui le contrôlent; il est donc employé dans tous les domaines d’interaction sociale, à l'oral comme à l'écrit. En revanche, le guarani, parlé par la population majoritaire, reste discriminé et ses locuteurs se voient refuser le droit de s'exprimer et de participer à la vie politique et sociale. Il faut comprendre que d'accorder des droits, les abolir ou les interdire, c'est avant tout un acte éminemment politique.

4.1 Le statut des langues officielles

Dans un pays où 94 % de la population parle la même langue (malgré les variantes dialectales), il est difficile de ne pas tenir compte de la réalité linguistique. D'ailleurs, le Paraguay demeure le seul État de toute l'Amérique à avoir reconnu officiellement et à égalité une langue amérindienne dans sa constitution. Ainsi, à l'article 140, il est énoncé que les «langues officielles sont le castillan et le guarani». De plus, l'article 18 des Dispositions finales et transitoires de la Constitution précise que le gouvernement devra disposer de 10 000 exemplaires de la Constitution dans les langues castillane et guarani. De plus, en cas de doute dans l'interprétation du texte constitutionnel, c'est à l'«idioma castellano» (la langue castillane) qui prévaudra. 

Article 18

1) Le pouvoir exécutif doit disposer immédiatement d'une édition officielle de 10 000 exemplaires de la présente Constitution dans les langues castillane et guaranie.

2) En cas de doute dans l'interprétation, le texte rédigé en castillan prévaudra. 

3) Dans le système d'éducation, l'étude de la Constitution nationale sera valorisée.

Si l'espagnol et le guarani sont des langues à égalité au point de vue juridique, il n'en est pas ainsi dans la vie sociale. L'espagnol est associé aux situations de prestige, le guarani dans les communications informelles. D'ailleurs, la classe politique, dominée durant plus de six décennies par le Parti Colorado, a toujours méprisé le guarani. Il a fallu le 29 décembre 2010 pour que le gouvernement du président Fernando Lugo fasse adopter la Loi sur les langues (Ley de lenguas). Après de longues années d'attente, cette loi est considérée comme un instrument de revendication culturelle qui s'inscrit parmi les plus importantes des dernières décennies; elle coïncidait avec le début des célébrations du bicentenaire de l'Indépendance nationale. Le problème, c'est qu'elle n'est appliquée que très partiellement. Malgré l'article 140 de la Constitution et les déclarations des dirigeants politiques, le guarani conserve un statut pratiquement symbolique. En ce qui a trait aux symboles officiels de l'État, on constate que le guarani n'est utilisé ni sur les timbres ni dans les passeports, ni sur les cartes d'identité, mais seulement sur les billets de banque.

4.2 Le Parlement et les tribunaux

Au Parlement et à l'Exécutif (Conseil des ministres), seul l'espagnol est employé; aucune loi n'est promulguée ni rédigée en guarani. Ce rôle est exercé uniquement par la «première» langue officielle: l'espagnol qu'on appelle «castillan» dans la Constitution. Les débats parlementaires se déroulent uniquement en espagnol.

Dans les tribunaux, tous les citoyens de ce pays ont le droit d'employer l'une ou l'autre des deux langues officielles dans l'administration de la justice et leurs déclarations sont transcrites dans la langue choisie, sans l'intermédiaire d'une traduction quelconque. La personne qui emploie une autre langue est en droit d'être assistée en justice par des personnes qui connaissent sa langue. L'article 15 de la Loi sur les langues (2010) reconnaît l'emploi des deux langues officielles  dans l'administration de la justice:

Article 15

L'usage dans le domaine judiciaire

Les deux langues officielles sont acceptées indistinctement dans l'administration de la justice. À cette fin, celle-ci doit avoir des gestionnaires et des auxiliaires judiciaires avec une compétence en communication écrite et orale dans les deux langues officielles. Les décisions finales qui concernent des parties qui ne parlent que la langue guarani doivent être rendues dans les deux langues officielles, une fois établis l'alphabet et la grammaire officielle de la langue guarani.

En août 2013, la Cour suprême de justice (Corte Suprema de Justicia) approuvait l’Accord sur lequel se fondait la mise en œuvre de la Loi sur les langues dans le système judiciaire. L’accord prévoyait la bilinguisation obligatoire du pouvoir judiciaire dans tous les districts judiciaires de la République, ce qui concerne tous les fonctionnaires judiciaires de rang supérieur et inférieur par juridiction et compétence, ainsi que ceux qui font partie des organismes administratifs du pouvoir judiciaire. Des cours de mise à niveau en guarani ont été donnés aux fonctionnaires judiciaires afin de pouvoir répondre à la demande. Depuis, la justice est l'un des domaines où une certaine égalité des langues officielles est mise en œuvre.

L'article 105 du Code de procédure civile (2015) énonce clairement que «la langue espagnole doit être employée dans tous les actes de la procédure», mais que si un justiciable «n'est pas en mesure de s’exprimer en guarani, le juge ou le tribunal désigne un traducteur assermenté»:

Article 105

Langue

Nomination d'un traducteur ou d'un interprète. La langue espagnole doit être employée dans tous les actes de la procédure. Lorsqu'un justiciable appelé à témoigner n’a pas connaissance de la preuve et qu’il n’est pas en mesure de s’exprimer en guarani, le juge ou le tribunal désigne un traducteur assermenté. Un interprète est désigné lorsqu’il s’agit d’interroger des personnes sourdes, muettes ou sourdes-muettes, qui ne peuvent être comprises que par un langage spécialisé. Les documents rédigés dans une langue étrangère ne peuvent être versés au dossier que s’ils sont traduits en espagnol par un traducteur assermenté.

Le Code de procédure pénale de 1998 révisé en 2012 est beaucoup plus explicite:
 

Article 115

LANGUES

Dans les actes de procédure, seules les langues officielles peuvent être employées, sous peine de nullité, sauf exception établies par le présent code.

Par conséquent, le guarani est permis, mais les documents écrits doivent être en castillan, quitte à y adjoindre une traduction pour un locuteur guarani:

Article 116

PRÉSENTATIONS ÉCRITES

La langue castillane doit être employée dans les présentations écrites. De même, les procès-verbaux sont rédigés dans ladite langue, sous réserve que les déclarations ou interrogatoires sont faites indistinctement dans une langue ou dans l'autre. Pour vérifier la fidélité du dossier, le requérant a le droit de demander l'intervention d'un traducteur de confiance, qui signera le document en signe de conformité.

L'article 117 clarifie que l'une ou l'autre des langues officielles peut être employée lors des audiences, ce qui désigne les communications orales:
 

Article 117

AUDIENCES

1) Au cours du procès et lors d'autres audiences, l'une ou l'autre langue peut être employée de manière interchangeable ou simultanée. Si l'une des parties, les juges, les requérants ou le public ne comprennent pas facilement l'une des langues officielles, le juge ou le tribunal désignera un interprète assermenté.

2) S'il n'est pas possible de désigner un interprète assermenté sans retarder la procédure, un interprète de bonne foi sera désigné parmi les personnes présentes pour faciliter la communication entre tous les participants à l'audience ou au procès.

Enfin, l'article 118 du Code de procédure pénale énonce que «le jugement doit être rédigé en castillan»:
 

Article 118

JUGEMENT

Le jugement doit être rédigé en castillan. Toutefois, après son prononcé et sa lecture formelle, le tribunal doit ordonner, dans tous les cas, que le secrétaire ou la personne désignée par le tribunal en explique le contenu en langue guaranie.

Cet article 1128 établit ainsi une hiérarchie entre les langues officielles. Le juge, même s'il comprend très bien le guarani, doit rendre son jugement en espagnol, et c'est un personnel subalterne qui doit expliquer au besoin la sentence en question.

Dans les faits, la plupart des procès ont quand même lieu en espagnol, mais les juges peuvent recourir à une procédure entièrement en guarani si le justiciable le demande. Dans ce cas, le juge doit rendre sa sentence en guarani plutôt qu'en espagnol parce que les parties se sont exprimées dans cette langue.  Il subsiste néanmoins des obstacles pour la traduction des documents écrits, ce qui signifie que le juge aura tendance à rédiger ses jugements en espagnol. Malgré des initiatives importantes, l'accès à la justice continue d'être gravement limité pour les populations autochtones du pays, et d'importants problèmes structurels et procéduraux subsistent.

4.3 Les services publics

Dans les services publics, l'espagnol reste la langue des communications institutionnalisées; on peut toutefois utiliser le guarani dans les communications verbales avec les fonctionnaires au rang le plus bas de la hiérarchie administrative.

- La législation

Mais la Loi sur les langues de 2010 prévoit des droits linguistiques individuels précis en matière d'emploi du guarani dans l'administration, la justice, les médias, l'enseignement et dans le monde du travail:  

Article 9

Les droits linguistiques individuels

Tous les citoyens de la République ont le droit :

1. De connaître et d'utiliser les deux langues officielles, tant à l'oral qu'à l'écrit, et de communiquer avec les fonctionnaires en général dans l'une d'elles. Les citoyens indigènes ont également le droit de connaître et d'utiliser leur propre langue.

2.
De recevoir des informations dans leur langue de la part des employeurs privés dans les matières de travail et d'administration d'intérêt général.

3.
De recevoir des informations officielles en guarani et en castillan dans les médias de l'État ou les médias privés qui émanent d'une information officielle de l'État.

4. De ne pas subir de discrimination pour des motifs linguistiques.

5. D'utiliser l'une ou l'autre des deux langues officielles
dans l'administration de la justice et que leurs déclarations soient transcrites dans la langue choisie, sans l'intermédiaire d'une traduction quelconque. La personne qui utilise une autre langue est en droit d'être assistée en justice par des personnes qui connaissent sa langue.

6.
De recevoir depuis les débuts du processus scolaire une instruction formelle dans sa langue maternelle, pourvu que celle-ci soit l'une des langues officielles du pays ou une langue indigène.

7. D'apprendre d'autres langues nationales et étrangères.

Il restait à faire appliquer ces mesures qui risquaient de déranger de vieilles habitudes dans le pays. De plus, l'article 10 de la Loi sur les langues énonce des droits linguistiques collectifs, ce qui signifie que des services seront offerts sans avoir à les demander, notamment en éducati9on (bilinguisme), dans les services gouvernementaux, les médias et la signalisation.

Article 10

Les droits linguistiques collectifs nationaux

Les droits linguistiques de la communauté nationale sont les suivants:

1.
Disposer d'un programme d'instruction bilingue guaranie-castillanne dans tout le système d'éducation nationale de l'enseignement primaire à l'enseignement supérieur ainsi que des programmes distincts pour les peuples indigènes.

2. Bénéficier de
services disponibles de l'État dans les deux langues officielles.

3. Bénéficier de la
présence équitable des langues guaranie et castillane dans les médias et dans les programmes officiels émanant des médias de communication privés.

4. Disposer de services d'information et de signalisation dans les deux langues officielles. 

Tout le chapitre III de la Loi sur les langues est consacré à l'«usage des langues officielles dans le domaine public». L'article prévoit que les lois de la République continueront d'être promulguées en castillan (espagnol), mais que les institutions de l'État doivent disposer de textes dans les deux langues officielles. La même procédure doit être utilisée dans les arrêtés municipaux, une fois établis l'alphabet et la grammaire officielle de la langue guaranie. L'article 15 prescrit l'emploi des deux langues officielles indistinctement dans l'administration de la justice, y compris les sentences des juges. Le bilinguisme doit aussi s'appliquer dans les avis, les formulaires et les imprimés officiels (art. 16), dont la carte d'identité (art. 18).

Article 18

Les documents d'identité

La carte d'identité, le passeport et tout autre document d'identification personnelle doivent contenir les données dans les deux langues officielles, une fois établis l'alphabet et la grammaire officielle de la langue guarani.

Sauf que les cartes d'identité sont toujours demeurées en espagnol. En dépit de la Loi sur les langues, il en est ainsi, toujours massivement en espagnol, pour les étiquettes des produits alimentaires et des médicaments (art. 22), les toponymes (art. 21), les écriteaux et les avis oraux dans les transports publics (art. 24), les panonceaux des rues, la signalisation, les affiches commerciales, la dénomination des établissements d'enseignement et des centres culturels, récréatifs, sociaux, sportifs, religieux et autres (art. 25).

Quant à l'article 17 de la Loi sur les langues, il prescrit que, pour accéder à des postes de fonctionnaire dans les organismes publics nationaux, départementaux et municipaux, la préférence soit accordée aux personnes possédant une meilleure maîtrise dans les deux langues officielles. Les fonctionnaires qui doivent avoir des contacts directs avec la population disposent de cinq ans pour acquérir la maîtrise orale dans les deux langues officielles. Il s'agit là d'un véritable bouleversement de toute la politique linguistique pratiquée depuis l'indépendance il y a deux cents ans.

De plus, des milliers de personnes sont maltraitées ou traitées avec négligence dans le système de santé parce qu'elles ne maîtrisent pas l'espagnol. Les citoyens guaranis unilingues, soit près de 20 % de la population, se voient refuser le droit à l'information et à la participation parce que de nombreux fonctionnaires ne comprennent pas ou plutôt affirment ne pas comprendre la langue majoritairement employée dans le pays. D'ailleurs, cette langue n’est pratiquement pas employée dans les communications officielles. Les peuples autochtones souffrent encore davantage de ce type de ségrégation.

- Le Secrétariat aux politiques linguistiques

Le Paraguay est doté d'un Secrétariat aux politiques linguistiques (Secretaría de Políticas Lingüísticas/Paeaguái Ñe'Ñnguéra Sãmbyhyha), le sigle espagnol étant SPL. La loi oblige cet organisme à élaborer des programmes et des projets pour la normalisation des langues, notamment le guarani et l'espagnol, mais également pour les langues autochtones.

Toutefois, les progrès en matière de politiques linguistiques au Paraguay sont rares et limités à de bonnes intentions. Le Secrétariat aux politiques linguistiques, institution chargée de la mise en œuvre des politique sur les langues, a subi d'importantes réductions du budget, année après année. En effet, de huit milliards de guaranis accordés au Secrétariat aux politiques linguistiques en 2012, il en était à 3,5 milliards en 2022, soit moins de 500 000 euros, et est depuis menacé de disparition.

Le SPL est de loin le portefeuille doté du budget le plus faible au sein du pouvoir exécutif. Les réductions répétées subies sont perçues comme des actes de camouflet pour la diversité linguistique et représentent l'intention nulle de normaliser la langue guaranie et de renforcer la protection des autres langues autochtones. Les politiques linguistiques paraguayennes visent clairement à maintenir le statu quo, donc empêcher le SPL d'exercer son mandat, dont celui d'élaborer des programmes de normalisation linguistique.

4.4 L’enseignement de l'espagnol

Le système d'éducation du Paraguay compte trois niveaux : le primaire, le secondaire (deux cycles) et l'universitaire. L'école primaire est gratuite et, en principe, obligatoire pour les enfants âgés de 6 à 14 ans. Le taux d’alphabétisation officiel des Paraguayens atteint 94 %. Le pays possède plusieurs universités, telles que l’Université nationale d’Asunción (1890) et l’Université catholique de Notre-Dame d’Asunción (1960).

- Les droits à l'enseignement des langues nationales

En matière d'enseignement, l'article 77 de la Constitution de 1992 déclare ce qui suit:

Article 77

L'enseignement dans la langue maternelle

1) L'enseignement du premier cycle scolaire doit être offert dans la langue maternelle officielle de l'élève. Il sera appris aux élèves de comprendre et d'employer ainsi les deux langues officielles de la République.

2) Les minorités ethniques dont la langue maternelle n'est pas le guarani peuvent choisir l'une des deux langues officielles.

Au Paraguay, la loi n° 68 du 17 octobre 1990 rendait obligatoires l'introduction des langues nationales, l'espagnol et le guarani, dans le système d'éducation.  Cette loi a été  modifiée par la loi n° 28 du 10 septembre 1992. L'article 1er de la loi n° 28 rend obligatoire l'enseignement des langues nationales dans le système d'éducation des niveaux primaire, secondaire et universitaire:

Article 1er

L'enseignement des langues nationales, l'espagnol et le guarani, est déclaré obligatoire dans les programmes d'études aux niveaux primaire, secondaire et universitaire.

Il est prévu que le ministre de l'Éducation et de la Culture doit formuler des programmes d'enseignement en fonction de l'usage correct de la langue guaranie dans toutes les situations de communication. Selon l'article 31 de Loi générale de l’éducation n° 1264 (Ley General de Educación) du 26 mai 1998, la langue d'enseignement du premier cycle primaire doit être la langue maternelle officielle de l'élève («en la lengua oficial materna del educando»; l'autre langue officielle sera enseignée comme langue seconde.  

Article 31

1) L'enseignement est donné dans la langue officielle maternelle de l'élève à partir du début du cursus scolaire ou depuis le premier cycle. 

2) L'autre langue officielle est aussi enseignée depuis le début de l'enseignement scolaire selon la méthode pédagogique propre à une langue seconde.

Le chapitre V de la Loi sur les langues de 2010 est entièrement consacré aux langues dans l'enseignement. L'article 26 déclare que les enfants paraguayens ont le droit de recevoir une instruction primaire dans leur langue maternelle, pourvu que celle-ci soit l'une des langues officielles de l'État. Les langues officielles doivent être offertes dans les établissements d'enseignement publics et privés, qui composent le système d'éducation nationale (art. 28). Ces langues officielles doivent être utilisées comme véhicule d'enseignement à tous les niveaux du système d'éducation: maternelle, primaire, secondaire et supérieur (art. 29).

Article 26

L'alphabétisation dans la langue maternelle

Les garçons et les filles qui habitent le territoire national ont le droit de recevoir une instruction primaire dans leur langue maternelle, pourvu que celle-ci soit l'une des langues officielles de l'État.

Les peuples autochtones utilisent lors de l'étape initiale de l'enseignement scolaire leurs langues respectives.

Les autres communautés culturelles choisissent l'une des langues officielles.

Article 28

L'enseignement des langues officielles.

Les langues officielles doivent être offertes dans les établissements d'enseignement publics et privés qui composent le système d'éducation nationale, en appliquant des méthodes qui garantissent l'efficacité maximale de la communication.   

Article 29

Les langues officielles comme instrument pédagogique

Les langues officielles sont utilisées comme véhicule d'enseignement à tous les niveaux du système d'éducation: maternelle, primaire, secondaire et supérieur, conformément à la maîtrise nécessaire pour chaque niveau.  

Selon l'article 30 de la Loi sur les langues, les centres de formation destinés aux enseignants doivent préparer des éducateurs bilingues en guarani et en castillan. Selon les circonstances, dans l'exercice de leur fonction, les enseignants utilisent les deux langues officielles comme véhicule d'enseignement. Dans le territoire d'une langue indigène, les enseignants doivent également être formés dans cette langue, qui est aussi utilisée comme véhicule d'enseignement.

Article 30

La formation des enseignants

Les centres de formation destinés aux enseignants doivent préparer des éducateurs bilingues en guarani et en castillan. Selon les circonstances, dans l'exercice de leur fonction, les enseignants utilisent les deux langues officielles comme véhicule d'enseignement. Dans le territoire d'une langue indigène, les enseignants doivent également être formés dans cette langue, qui est aussi utilisé comme véhicule d'enseignement.

Depuis quelques années seulement, le guarani est enseigné dans les écoles primaires. Mais la langue d'enseignement continue généralement d'être l'espagnol, même dans les zones rurales et les districts populaires urbains. Dans les faits, le guarani sert simplement d'auxiliaire pour l'apprentissage de l'espagnol durant les trois premières années du primaire, même si, en haut lieu, on parle officiellement d'«enseignement bilingue». Bien que le Congrès national ait adopté la loi n° 28 du 10 septembre 1992, qui garantit l’enseignement de l’espagnol et du guarani dans les écoles du pays, l'État n'a vraiment jamais mis en œuvre ces dispositions, car seulement huit écoles sur un total de 20 000 appliquaient en 2008 la règle de l’enseignement en guarani. Or, ladite règle devait être appliquée dans au moins 10 000 écoles, compte tenu du nombre d’enfants locuteurs du guarani qui vivent dans le système d'éducation.

Plus précisément, il est stipulé dans le «Programme d'enseignement bilingue» du gouvernement que l'espagnol et le guarani sont utilisés pour la communication orale, alors que l'espagnol est la seule langue autorisée pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Selon la définition officielle, l'enseignant bilingue est «une personne qui parle l'espagnol et le guarani, et qui alphabétise en espagnol» (Grazziella CORVALÁN). Ce processus ne dure que trois ans, le temps de passer ensuite uniquement à l'espagnol. En 2024, aucun enfant guarani ne pouvait encore être alphabétisé dans sa langue qui est proclamée officielle comme l'espagnol.

- Les problèmes en éducation

Cette situation inégalitaire du bilinguisme paraguayen n'est pas sans soulever de nombreux problèmes d'ordre social et pédagogique. Il est vrai que la majorité de la population est en faveur du guarani comme l'une des deux langues d'enseignement, mais celles-ci n'ont guère le même statut. En réalité, le guarani joue un rôle simplement «auxiliaire» («papel auxiliar») dans l'apprentissage de l'espagnol. Rien ne semble être fait pour améliorer la situation de diglossie dont souffrent les locuteurs du guarani. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que seulement 55 % des élèves terminent leurs études primaires. 

L'espagnol étant la langue dominante dans les domaines officiels, il est essentiel que les enfants paraguayens apprennent l'espagnol. Pourtant, sans le guarani dans les salles de classe, il est difficile pour les enfants parlant le guarani d'apprendre l'espagnol et d'autres contenus scolaires enseignés en espagnol, ainsi que pour les enseignants d'enseigner. En effet, selon les experts en langues, il est généralement admis que l'enseignement devrait être donné dans la langue maternelle des enfants afin d'améliorer au mieux les performances scolaires globales ainsi que l'acquisition d'une langue seconde. Bref, l'acquisition de l'espagnol est cruciale pour la réussite scolaire et donc sociale, et celle-ci se fait au détriment de la langue maternelle.

C'est pourquoi les spécialistes paraguayens croient que le système d'éducation du pays est «aliénant et expulsif» ("enajenante y expulsivo")», qui «déparagayise» ("desparaguayiza") la culture les enfants et des jeunes, et qu'il les prépare à l'émigration vers la ville et de la ville à l'extérieur du pays. Ce serait un système dont le contenu pédagogique ne renforce aucunement l'identité culturelle des individus et ne les prépare pas à vivre au Paraguay. Pour conter ce phénomène, il faudrait avoir comme objectif la maîtrise efficace de la langue guaranie. Au Paraguay, il s'agit de deux langues officielles — l'espagnol et le guarani — et d'une troisième langue à portée internationale (l'anglais).

Dans la situation actuelle, beaucoup de jeunes arrivent à l'université sans savoir lire et écrire suffisamment l'espagnol, et sans pouvoir exprimer leurs pensées, parfois sans pouvoir parler cette langue. Avec la Loi sur les langues (2010), on croyait possible de corriger une bonne partie de ces inconvénients parce qu'une telle loi obligerait le système d'éducation à assumer le multiculturalisme, le bilinguisme et les expressions dialectales paraguayennes en distinguant le castillan (espagnol) du guarani. Une telle loi, qui a été adoptée en décembre 2010, devrait forcer aussi le ministère de l'Éducation et de la Culture à adapter la pédagogie et la didactique des langues. Il en résulterait un enseignement du «guarani paraguayen» et d'un «castillan paraguayen» en lieu et place d'un «guarani de laboratoire» ("guarani recreado en laboratorio") et d'un «castillan pur», ces deux variétés ne correspondant guère à l'identité paraguayenne.  

Beaucoup s'interrogent à propose de quel type de professionnels les établissements d’enseignement forment. Il est incompréhensible que des citoyens formés dans un système d'éducation bilingue espagnole-guaranie, de l'école à l'université, ne puissent pas communiquer dans les deux langues. Le modèle d’éducation bilingue mis en œuvre dans le pays mériterait d'être revu et reformulé de toute urgence. Telle qu’elle a été conçue, l’éducation bilingue paraguayenne est «guaranicide» et aucune mesure corrective n’est prévue.

Encore en 2021, de très nombreux cas de violations des droits linguistiques sont commis dans le pays. Dans les écoles, des milliers de garçons et de filles parlant le guarani continuent de se voir refuser le droit d'être alphabétisés dans leur langue et sont contraints d'apprendre de manière obligatoire l'espagnol, en violation de l'article 77 de la Constitution de la République. Le modèle est sans contredit castillanisant.

- L'enseignement des langues étrangères

L'enseignement des langues étrangères est prévu à l'article 75 de la Loi générale de l’éducation, n° 1264, du 26 mai 1998:

Article 75

Les institutions publiques ou privées spécialisées dans l'étude et la diffusion des langues étrangères ou les langues des autres groupes ethniques dans notre pays reçoivent une reconnaissance officielle, sous réserve de la conformité avec les règlements établis à cet effet par le ministère de l'Éducation et de la Culture.

L'article 6 de la Loi sur les langues prévoit également l'enseignement des langues étrangères:

Article 6

L'enseignement des langues étrangères

L'État doit promouvoir l'enseignement des langues étrangères, en particulier celles qui sont des langues officielles des États associés dans les organisations supranationales.

Pour ce qui est des langues étrangères, elles sont enseignées au secondaire. La palme va à l'anglais, suivi du portugais et du guarani. Le guarani est enseigné comme langue seconde aux élèves hispanophones qui ont généralement le choix entre cette langue et l'anglais ou le portugais, parfois l'allemand ou le français.  L'étude du français ne concerne que 0,5 % des élèves du secondaire. Il s'agit d'un succès bien modeste, mais il faut savoir que le français ne s'inscrit dans aucune tradition dans ce pays, contrairement au portugais, à l'anglais et à l'allemand. 

- Les mennonites

Quant aux mennonites, en raison de leur autonomie administrative, ils dispensent l'enseignement à leurs enfants en allemand standard. Le programme élaboré par leur Conseil général de l'éducation prévoit que l'espagnol sert de langue seconde, afin que les élèves puissent, plus tard, accéder aux établissements universitaires du pays. De cette manière, ils ont rendu possible ce qui sans doute constitue un pas de plus pour tenter de s'intégrer dans la société paraguayenne. Les Germano-Paraguayens disposent également de leurs propres réseaux de radio et de télévision.

4.5 L’affichage et les activités économiques

Au Paraguay, l'emploi du guarani, d'ailleurs assez rare dans l'affichage, est considéré par certains comme du «pur exhibitionnisme». Il reste plutôt confiné chez les groupes nationalistes et les partis politiques lors des élections. Pourtant, le guarani n'est pas interdit. Sans prestige, il reste simplement confiné aux relations familiales et interpersonnelles. Il arrive cependant que des municipalités rurales apposent des affiches bilingues sur les édifices publics, mais il s'agit alors d'initiatives locales, non de pratiques résultant d'une directive ministérielle. L'espagnol règne sans partage dans le paysage paraguayen. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les affiches ci-dessous pour constater qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant d'en arriver à une égalité des langues.

Le bilinguisme espagnol-guarani est rarissime et il se limite à quelques organismes publics tels la Direction générale de l'immigration ou du Secrétariat aux politiques linguistiques. On peut lire aussi une très rare affiche commerciale de téléphonie mobile de la firme luxembourgeoise Tigo en trois langues: Rohechaga'úta / Te voy a extrañar / I will miss you.  

Dans le domaine des médias, l'espagnol exerce sa suprématie, mais les radios locales surtout celles appartenant aux communautés religieuses  ont recours à la langue guaranie. La télévision ne présente généralement pas d’émission en guarani, sauf lors de circonstances spéciales, mais la radio présente plusieurs émissions. La grande presse du pays est en espagnol et seule la presse écrite à caractère religieux s'adresse aux habitants en guarani. Après plus d'un siècle d'absence de périodiques en guarani, la publication Ára a débuté en avril 2006, qui pour l'instant est mensuel, mais il est prévu d'en augmenter la fréquence.

La monnaie nationale semble un cas d'exception. Le Paraguay (Banco Central del Paraguay) a pris le guarani comme unité monétaire nationale. Ce nom, on le sait, désigne l’ethnie majoritaire du pays, ainsi que la langue de ce groupe. On sait moins cependant que le mot signifie aussi «guerrier» et que, en nommant la monnaie avec ce mot, c'était une façon pour le Paraguay de s'identifier comme pays distinct et indépendant de l'Espagne. 

7  La Convention relative aux peuples indigènes et tribaux

Le gouvernement du Costa Rica a signé la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux n° 169 (ou Convención sobre pueblos indígenas y tribales) de l’Organisation internationale du travail (OIT); le Parlement costaricien l’a ratifiée le 2 avril 1993. Ce document d’une grande importante implique 14 États, dont en Amérique centrale le Guatemala, le Costa Rica, le Honduras et l’Équateur.

La Convention reconnaît aux peuples indigènes le droit de jouir pleinement des libertés fondamentales, sans entrave ni discrimination (art. 3). Les dispositions de cette convention doivent être appliquées sans discrimination aux femmes et aux hommes de ces peuples. Les gouvernements des États signataires doivent mettre en place des moyens par lesquels les peuples autochtones pourront, à égalité avec le reste de citoyens de leur pays, participer librement et à tous les niveaux à la prise de décisions dans les institutions électives et les organismes administratifs et autres qui sont responsables des politiques et des programmes qui les concernent (art. 6). L’article 7 reconnaît aux populations concernées le droit de contrôler leur développement économique, social et culturel propre. Les États doivent aussi tenir compte des coutumes et du droit coutumier de ces populations (art. 8). L’article 20 de la Convention oblige les gouvernements à «prendre des mesures spéciales pour assurer aux travailleurs appartenant à ces peuples une protection efficace en ce qui concerne le recrutement et les conditions d'emploi». Les gouvernements doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter toute discrimination entre les travailleurs appartenant aux peuples intéressés.

La partie VI de la Convention est consacrée à l’éducation, donc indirectement à la langue. L’article 26 est très clair sur la possibilité des autochtones d’acquérir leur instruction à tous les niveaux:

Article 26

Des mesures doivent être prises pour assurer aux membres des peuples intéressés la possibilité d'acquérir une éducation à tous les niveaux au moins sur un pied d'égalité avec le reste de la communauté nationale.

Le paragraphe 3 de l’article 27 reconnaît «le droit de ces peuples de créer leurs propres institutions et moyens d'éducation» et que des ressources appropriées leur soient fournies à cette fin. C’est l’article 28 qui semble le plus important en cette matière:

Article 27

1) Lorsque cela est réalisable, un enseignement doit être donné aux enfants des peuples intéressés pour leur apprendre à lire et à écrire dans leur propre langue indigène ou dans la langue qui est le plus communément utilisée par le groupe auquel ils appartiennent. Lorsque cela n'est pas réalisable, les autorités compétentes doivent entreprendre des consultations avec ces peuples en vue de l'adoption de mesures permettant d'atteindre cet objectif.

2) Des mesures adéquates doivent être prises pour assurer que ces peuples aient la possibilité d'atteindre la maîtrise de la langue nationale ou de l'une des langues officielles du pays.

3) Des dispositions doivent être prises pour sauvegarder les langues indigènes des peuples intéressés et en promouvoir le développement et la pratique.

Les États appuieront l'élaboration de programmes scolaires correspondant à la réalité des peuples autochtones et mobiliseront les ressources techniques et financières nécessaires à leur bonne application. Quant à l’article 31, il précise que «mesures de caractère éducatif doivent être prises dans tous les secteurs de la communauté nationale, et particulièrement dans ceux qui sont le plus directement en contact avec les peuples intéressés, afin d'éliminer les préjugés qu'ils pourraient nourrir à l'égard de ces peuples». Dans cette perspective, il est précisé que «des efforts doivent être faits pour assurer que les livres d'histoire et autres matériels pédagogiques fournissent une description équitable, exacte et documentée des sociétés et cultures des peuples intéressés».

Comme il se doit, les États signataires de la Convention reconnaîtront et établiront des mécanismes pour assurer l'exercice de tous les droits des peuples autochtones, en particulier en ce qui concerne l'éducation, la langue et la culture.

En vertu de la Constitution, le caractère officiel attribué à la langue espagnole et au guarani justifie l'emploi des deux langues dans tous les actes officiels et les communications institutionnalisées. Pour ce faire, il faut que guarani cesse d'être confiné aux rapports informels et personnels, alors que l'espagnol sert pour toutes les communications à caractère officiel: enseignement, administration publique, médias, affichage, etc. Le problème avec le guarani au Paraguay, c'est qu'il est massivement parlé dans les régions rurales et dans la vie économique, mais qu'il ne constitue aucunement la langue des élites politiques, intellectuelles et commerciales.  L'emploi du guarani n'est ni interdit ni refusé, mais celui-ci ne devrait plus occuper un rang inférieur à l'espagnol, la langue de l'élite et du continent. Au Paraguay, les élites ne se caractérisent par selon des critères raciaux, abstraction faires des petites communautés autochtones non guaranies, mais par leur appartenance à des partis politiques presque intouchables, dont le Parti Colorado fondé en 1887 par le général Bernardino Caballero. C'est un parti de droite qui a occupé le devant de la scène politique depuis un siècle et demi, suffisamment pour faire la pluie et le beau temps.

Force est de constater que, jusqu'à présent, la politique linguistique du Paraguay en fut une de non-intervention, puisqu'elle s'en tenait à un statut quasi symbolique. Depuis toujours, les divers gouvernements successifs, de toute évidence, ne se sont pas intéressés à la question et ont refusé d'intervenir. La langue guaranie n'a jamais été menacée dans sa survie, mais son prestige en a été considérablement amoindri et sa position sociale, nettement dévalorisée. Ce ne sont pas les discours apologétiques sur l'identité paraguayenne qui pouvaient donner une apparente égalité au guarani, alors que la situation était proprement inégalitaire.

Le bilinguisme du Paraguay est resté tout à fait déséquilibré au profit de l'espagnol. Il fallait espérer que l'adoption de la Loi sur les langues de 2010 puisse briser ce statut quasi symbolique du guarani. Une décennie plus tard, les autorités n'ont pas beaucoup avancé dans leur politique linguistique, prétextant que la langue guaranie ne possédait pas les instruments nécessaires à la vie moderne. Cependant, depuis 2018 et 2020, le Secrétariat aux politiques linguistiques (Secretaría de Políticas Lingüísticas) a approuvé la normalisation de l'orthographe, de la grammaire et du lexique de la langue guaranie. Comme d'habitude, il existe encore le risque de la non-application de ces avancées et des politiques qui pourraient s'ensuivre. D'ailleurs, depuis le mois de juin 2021, il est juridiquement obligatoire pour toutes les institutions publiques de proposer des communications bilingues, mais cela n'est pas encore respecté.

Faute d'une planification sérieuse, le guarani paraguayen est la langue la plus touchée par l’improvisation et l’absence d’actions systématiques et soutenues. Dans les conditions actuelles, l’avenir de la langue guaranie, parlée par la majorité de la population, demeure encore incertain. Au Paraguay, l'idéologie de l'unilinguisme qui existe depuis des décennies et des siècles n'a jamais été surmontée. Lorsque le gouvernement parle d'implanter un certain bilinguisme, c'est avec le castillan et une langue internationale, l'anglais. L'officialisation théorique de la langue guaranie n'a pas suffi à la déstigmatiser ni à permettre à la société de surmonter des croyances non scientifiques et erronées telles que celle selon laquelle «le guarani entraîne la pauvreté» ou «le guarani handicape l'espagnol».

Dans ce pays, trop d'adultes subissent encore de la discrimination et des mauvais traitements parce qu'ils ne parlent que le guarani et ne parlent pas couramment l'espagnol; ils ne parviennent pas à transmettre leur langue à leurs enfants parce qu'ils croient, ou on leur a fait croire que cette langue n'a aucun avenir pour leurs enfants. Par ailleurs, la question des autres petites langues amérindiennes du Paraguay demeure encore en suspens, tandis que la plupart de celles-ci sont en voie d'extinction. Il faudrait élargir leurs fonctions sociales et les intégrer à des rôles publics et institutionnels non traditionnels. Ce n'est pas pour demain!

Or, l'espagnol dénommé «castillan» au Paraguay, l'une des langues les plus parlées au monde, n'a besoin d'aucune planification dans ce pays, étant donné qu'il connaît une croissance vertigineuse grâce à son prestige indiscutable au niveau local et international. Au cours des dernières décennies, l'espagnol a atteint toutes les régions du territoire comme jamais auparavant, que ce soit dans les médias, les écoles, les communications officielles, la signalisation routière, les nouveaux outils technologiques et d'autres moyens disponibles aujourd'hui. Il y a des décennies, on affirmait que le guarani s'apprenait dans la rue au Paraguay; aujourd’hui, la langue la plus apprise dans la rue et dans tous les quartiers est l’espagnol, et non plus le guarani. Il suffit de regarder dans les grandes villes les inscriptions sur les panneaux et les panneaux routiers pour constater la nette prépondérance de l'espagnol.

La garantie et le refus des droits linguistiques sont des décisions politiques prises par une petite élite qui contrôle les partis politiques et le Parlement. Les dispositions linguistiques de la Constitution de 1992, la Loi générale sur l'éducation de 1998 et la Loi sur les langues de 2012 ont été perçues comme des avancées significatives au moment de leur adoption, mais tous ces instruments juridiques n'ont pratiquement jamais été appliqués et sont restés lettre morte. Tout est demeuré déclaratoire, sans supprimer la discrimination que subissent les locuteurs du guarani et des langues autochtones. Lorsque de timides mesures ont fini par être mises en œuvre en dépit des limitations et des contraintes, ce fut grâce au militantisme des individus et des institutions qui défendent et promeuvent la langue guaranie, et presque toujours contre la volonté de l'État. Le défi auquel le Paraguay devrait être confronté est de trouver la volonté politique et les ressources économiques nécessaires pour répondre aux besoins fondamentaux à tous les citoyens du pays, y compris les besoins d'ordre linguistique, et non pas de transformer le guarani en un acte de résistance politique et social. 

Dernière mise à jour: 04 mai 2024

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