République d'Ukraine

Ukraine

2) Données historiques

Avis: cette page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien.

Plan de l'article

1 Les origines
1.1 L'État kiévien
1.2 Le christianisme orthodoxe

2 L'Union de la Pologne et de la Lituanie
2.1 Le partage de la Galicie-Volhynie
2.2 L'Union de Lublin (1569)

3 Le partage de l'Ukraine entre la Pologne et la Russie
3.1 L'Ukraine de la rive gauche et l'Ukraine de la rive droite
3.2 Le dépeçage de l'Ukraine

4 La russification de l'Ukraine sous les tsars
4.1 L'interdiction de l'ukrainien
4.2 Les résistances à l'expansion du russe

5 L'Ukraine soviétique
5.1 La politique d'ouverture envers les nationalités
5.2 La politique de soviétisation
5.3 Le dégel provisoire et la Crimée
5.4 La russification intensive

6 La situation juridique des langues sous l'URSS
6.1 L'égalité juridique
6.2 La suprématie du russe
6.3 Le bilinguisme alterné du surjyk
6.4 Les emprunts à la langue russe

7 L'accession à l'indépendance de l'Ukraine (1991)
7.1 Le problème des frontières
7.2 La Déclaration des droits des nationalités
7.3 Le référendum sur l'indépendance

8 Les premières manifestations de l'identité ukrainienne
8.1 Une timide progression de l'ukrainien
8.2 Le clivage entre ukrainophones et russophones
8.3 La politique linguistique ambivalente

8.4 La République autonome de Crimée
8.5 Les réactions négatives

9 La Révolution orange et l'affirmation ukrainienne
9.1 La Révolution orange et la politique pro-ukrainienne
9.2 Le président croisé de la langue
9.3 La révolte russophone

10 Le retour d'un régime pro-russe
10.1 La loi russophile des trois K de 2012
10.2 Un régime corrompu aux illusions perdues

11 La crise ukrainienne de 2014
11.1 La destitution du président pro-russe
11.2 L'abolition ratée de la loi russophile
11.3 La cassure de 2014
11.4 Le gâchis des oligarques ukrainiens
11.5 L'élection d'un président nationaliste ukrainophone
11.6 La guerre du Donbass (2014)
11.7 La «décommunisation» et l'ukrainisation
11.8 L'invalidation de la «loi Kolesnichenko-Kivalov» (2018)
11.9 La loi sur la langue de remplacement (2019)

12 Le saut dans le vide avec Zelensky (2019)
12.1 Un président russophone ouvert
12.2 Entre l'enclume et le marteau
12.3 La persistance des points de friction

13 L'invasion russe du 22 février 2022
13.1 La guerre préventive
13.2 Les justifications
13.3 Le sort de la langue ukrainienne

14 Les éventuelles solutions à la question linguistique
14.1 La fédéralisation de l'Ukraine
14.2 Le retrait du cadre actuel
14.3 Un protectorat russe limité

1 Les origines

Avant l'arrivée des Slaves, le territoire de l'Ukraine était habité par des peuples indo-iraniens venus du Sud, d'abord les Scythes, puis les Sarmates. Ces peuples vécurent dans la région entre le VIIe et le IIIe siècle avant notre ère. Si les Sarmates sont restés au nord de la mer Noire, là où est située l'Ukraine aujourd'hui, les Scythes se sont installés jusqu'à l'est de la mer Caspienne dans les steppes eurasiennes. Plus au sud se trouvaient les Parthes, une importante puissance politique et culturelle iranienne dans la Perse antique (aujourd'hui l'Irak, l'Iran et l'Afghanistan).  Les Scythes et les Sarmates finirent par être absorbés par des peuples germaniques, notamment les Alains et les Goths.

Groupe

Langues

Slave de l’Ouest (occidental)

polabe (langue morte)
polonais, tchèque, slovaque, sorabe

Slave du Sud (méridional)

slavon (langue morte)
serbe, croate, monténégrin, bosniaque, slovène, bulgare, macédonien

Slave de l’Est (oriental) ruthène ancien (langue morte)
russe, biélorusse et ukrainien.
C'est au Ier siècle de notre ère que les Slaves entrèrent dans l'Histoire. À cette époque, des groupes de tribus parlaient une langue relativement commune, le «slave commun». Comme nous n'avions aucune trace écrite de cette langue, il fallut la reconstituer de façon purement hypothétique, en comparant les actuelles langues slaves parlées avec les textes les plus anciens. À partir du VIe siècle, l'unité des peuples slaves s'est fragmentée alors qu'ils entreprenaient de grands mouvements migratoires et se dispersaient. C'est au siècle suivant que commencèrent à se former trois grands groupes distincts parmi les langues slaves: le slave méridional, le slave occidental et le slave oriental (russe, biélorusse, ukrainien et ruthène). La langue ukrainienne fait donc partie du slave oriental avec le russe et le biélorusse.

1.1 L'État kiévien

À la suite des invasions germaniques dans l'Empire romain, la région de l'actuelle Ukraine subit plusieurs vagues d’immigrations germaniques jusqu'au moment où les Varèques, un peuple scandinave associé aux Vikings, s’y installèrent pour fonder en 862 la principauté de Kiev, qui devint la capitale du premier État organisé de cette région, laquelle comprend aujourd'hui l'Ukraine, la Biélorussie et une partie de la Russie.

À partir de 912, la principauté de Kiev se mit à accroître son influence sur de nouvelles tribus slaves. Le grand-duc de Kiev, Sviatoslav Ier (945-972), instaura un État puissant au nord des steppes de la mer Noire; après 972, son aire d'influence s'étendit vers le sud et vers l'est, jusqu'à la mer Caspienne. La principauté fut ainsi le premier État slave à s'imposer dans la région, ce qui éveilla l'intérêt de l'Empire byzantin situé plus au sud.

L'État kiévien devint à ce moment-là pour Byzance un important partenaire commercial, et aussi un précieux allié militaire.

La ville de Kiev demeura le centre de l'État kiévien durant deux siècles. C'est sous le règne de Vladimir le Grand (980-1015) que commença la christianisation de la principauté, ce qui contribua à unifier le royaume autour de la nouvelle identité que lui donnait le christianisme byzantin. À la suite du schisme de 1054, qui consacrait la séparation de l'Église catholique d'Occident et de l'Église orthodoxe d’Orient, l'État kiévien russe demeura fidèle au rite byzantin et à l'Église d'Orient.

1.2 Le christianisme orthodoxe

L'Église d'Orient resta toujours très influencée par la philosophie et la littérature grecques, ce qui facilita la conversion massive des peuples slaves au christianisme byzantin orthodoxe. Mais la langue utilisée dans la liturgie ne fut pas le grec, mais le slavon appelé, selon le cas, «slavon d'Église» ou «slavon russe», l'une des deux langues liturgiques slaves de l'orthodoxie, nées avec la christianisation de l'État kiévien et encore en usage dans certaines églises russes, biélorusses et ukrainiennes.

Le slavon était à l'origine une langue écrite commune aux Slaves orthodoxes et adaptée à l'oral au IXe siècle pour l'évangélisation des Slaves par les deux «apôtres slaves», Cyrille et Méthode, qui étaient grecs, sur la base de la langue slave qu'ils connaissaient : le parler slave de Macédoine de la région de Salonique (ville portuaire sur la mer Égée), c'est-à-dire le vieux bulgaro-macédonien.

Cette langue écrite des premiers textes est appelée le vieux slave ou proto-slave. Les frères Cyrille et Méthode se servirent du slavon comme langue véhiculaire, plutôt que le grec ou le latin, parce que le slavon avait l'avantage d'être suffisamment compris par la plupart des Slaves. Ils adaptèrent aussitôt l'alphabet grec au slavon, ce qui donna plus tard l'alphabet connu sous le nom de «cyrillique».

En réalité, l'alphabet inventé par Cyrille et Méthode n'est pas l'alphabet cyrillique, mais bel et bien l'alphabet glagolitique (du slavon glagoljati : «parole» ou «verbaliser»), lequel fut utilisé pour l'évangélisation des Balkans. Puis cet alphabet fut interdit par le pape et disparut presque entièrement dès le Xe siècle.

Le vieux slave fut ainsi la langue d'origine des peuples slaves, mais cette langue allait se fragmenter à partir du Xe siècle pour donner naissance, vers le XIVe siècle, au russe, à l'ukrainien et au biélorusse. Ces trois langues, ainsi que le ruthène, ont donc constitué d'abord une seule et même langue. Aujourd'hui, elles font partie d'un groupe linguistique appelé le slave oriental de la branche des langues slaves. Le russe, l'ukrainien et le biélorusse sont issus de l'ancien slave oriental, la langue parlée par les ancêtres des Russes, des Ukrainiens et des Biélorusses modernes.

Au XIIIe siècle, les Mongols envahirent la région (voir la carte), provoquant ainsi le démembrement de l'État kiévien. Avec le déclin de ce dernier et sa fragmentation en de nouveaux États, la langue slave orientale commença à évoluer en des langues distinctes, comparables à ce qui s'est passé avec le latin et les langues romanes (italien, espagnol, portugais, catalan, français, etc.).

2 L'Union de la Pologne et de la Lituanie

Le royaume de Galicie-Volhynie (en ruthène: Галицко-Волинскоє Королѣвство; en ukrainien: Галицько-Волинське князівство ou Halytsʹko-Volynsʹke knyazivstvo; en polonais : Księstwo halicko-wołyńskie; en russe: Галицко-Волынское княжество), aujourd'hui situé dans l'ouest de l'Ukraine, fut jadis un État de l'Europe orientale formé par l'union des principautés ruthènes de Galicie et de Volhynie à la fin du XIIᵉ siècle. On peut aussi consulter la carte des régions historiques: Volhynie, Galicie, Ruthénie, Podolie, Zaporoguie, Méotide, Tauride, Yedisan, Boudjak, Bucovine et Crimée.

2.1 Le partage de la Galicie-Volhynie

C'était à cette époque, notamment aux XIIIe et XIVe siècles, l'État le plus puissant de l'Europe orientale, surtout avec l'arrivée d'une immigration importante de commerçants juifs et arméniens, ainsi que des artisans allemands. Le royaume étendit son pouvoir en occupant Kiev. Ce fut l'âge d'or de la langue ruthène, d'où sont issus l'ancien ukrainien, l'ancien russe et l'ancien biélorusse.

Par la suite, le royaume de Galicie-Volhynie connut une période d'anarchie pendant laquelle la Pologne et la Hongrie tentèrent de prendre le contrôle du pays. Au XIVe siècle, la Pologne et la Lituanie commencèrent par s'affronter pour ensuite s'emparer de la Galicie-Volhynie et conclure un accord sur son partage.

À l'issue du conflit, la Pologne obtint la Galicie et une partie de la Volhynie, alors que le reste du royaume devint lituanien. Ainsi, l'ancien État kiévien (originaire de Kiev), qui n'était plus qu'un souvenir, se trouvait disloqué et partagé entre plusieurs États (Pologne, Lituanie, Moldavie, etc.), subissant à la fois l'influence des langues polonaise et lituanienne.

Les Ukrainiens actuels considèrent la Galicie et la Volhynie comme des Étatsprécurseurs de leur pays, alors que les Russes les considèrent comme des États «russes», et les historiens spécialisés comme des «Slaves orientaux». Étant donné qu'à cette époque les différences entre Russes, Biélorusses et Ukrainiens n'étaient pas encore apparues, et que les cosaques pouvaient être aussi bien Russes, Biélorusses et Ukrainiens, leur point commun étaient d'être orthodoxes et de lutter contre les Ottomans.

2.2 L'Union de Lublin (1569)

En 1569 eut lieu l'Union de Lublin — traité signé à Lublin en Pologne — qui unissait le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie en un seul État. C'est alors que tous les anciens territoires de la Galicie-Volhynie devinrent polonais, ce qui créa à l'époque le plus grand État d'Europe.

Ce traité de 1569 forma la République des deux nations sous un roi commun élu par les États des deux pays. Cette union durera jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, alors que les trois puissances voisines — la Russie, la Prusse et l'Autriche — se partageront cet ensemble politique. Tous les territoires de l'actuelle Ukraine, dont Kiev, se trouvèrent sous tutelle polonaise, lituanienne ou ottomane.

À partir de 1654, la Pologne, c'est-à-dire la République des Deux-Nations, entra en guerre contre la Russie au sujet des territoires situés aujourd'hui en Biélorussie et en Ukraine; elle ne réussit pas à soumettre les Cosaques zaporogues, alliés de la Russie.

C'est alors que commença une longue guerre russo-polonaise qui n'allait prendre fin qu'avec le traité d'Androussovo de 1667. L'Ukraine occidentale (à l'ouest du Dniepr) était pro-polonaise, mais l'Ukraine orientale se prononçait ouvertement pour son rattachement à la Russie.

Le traité d'Androussovo (1667), appelé aussi «trêve d'Androussovo», signé entre la République des Deux-Nations et la Russie, entérinait le partage de l'Ukraine entre la Pologne et la Russie. Le traité mettait fin à l'occupation russe, mais Moscou prenait possession de la rive orientale du Dniepr, y compris Kiev, tandis que la Pologne conservait la rive occidentale. Autrement dit, l'ouest de l'Ukraine, appelée aussi «Ukraine de la rive gauche», et la Biélorussie revenaient à la Pologne. Tout le sud de l'Ukraine actuelle, y compris la Crimée, demeurait sous occupation ottomane. La trêve de 1667 fut renouvelée en 1678 et aboutit au traité de Paix éternelle de 1686, dix-neuf ans plus tard.

Le traité d'Androussovo se traduisit par des gains nets pour la Russie, qui obtenait l'Ukraine orientale («Ukraine de la rive gauche») ainsi que de quelques autres territoires, dont Kiev, bien que cette ville soit située à l'ouest du Dniepr). En Russie, le traité fut généralement perçu comme un grand pas vers l'union des trois grandes nations slaves de l'Est: les Ukrainiens, les Biélorusses et les Russes, dans un même «État russe». Au contraire, en Ukraine occidentale, la trêve fut considérée comme un démembrement de la nation ukrainienne entre des États voisins puissants.

3.1 L'Ukraine de la rive gauche et l'Ukraine de la rive droite

L'Ukraine de la rive gauche droite sur la carte) est le nom historique de la partie de l'Ukraine située sur la rive orientale du Dniepr correspondant aux actuels oblasts de Tchernihiv, de Poltava et de Soumy, ainsi qu'à une partie des oblasts de Kiev et de Tcherkassy.

Quant à l'Ukraine de la rive droite gauche sur la carte), c'est le nom historique de la partie de l'Ukraine située sur la rive occidentale du Dniepr, correspondant aux actuels oblasts de Volhynie, de Rivne, de Vinnytsia, de Jytomyr, de Kirovohrad et de Kiev, ainsi qu'à une partie des oblasts de Tcherkassy et de Ternopil.

C'est dès 1667, sous le règne du tsar de Russie, Alexis Ier (1645-1676), que l'Ukraine commença à subir l'influence de la langue russe. Le tsar instaura dans l'Empire russe, y compris en Ukraine orientale, un État de plus en plus policier. Il poursuivit la colonisation de la Sibérie jusqu'au Pacifique. C'est à partir de cette époque que les Ukrainiens de l'Est commencèrent à se russifier, alors que les Ukrainiens de l'Ouest, devenus polonais, conservaient leur langue tout en l'imprégnant fortement de mots polonais. La Pologne avait accordé à l'Ukraine un statut de territoire autonome, tout en demeurant dans le giron polonais. Au milieu du XVIIe siècle, il y avait déjà d'énormes différences entre le russe et l'ukrainien: alors que le russe était parlé autour de Moscou, les territoires ukrainiens étaient déchirés entre plusieurs pays (comme l'Empire austro-hongrois et le régime de la Rzeczpospolita, l'ancêtre de la Pologne moderne).

Cette situation influença nécessairement les langues russe et ukrainienne, car cette dernière conserva sa grammaire en incorporant dans son lexique des éléments du polonais, du hongrois, du roumain et de l'allemand autrichien (ou austro-bavarois). Le russe, quant à lui, évolua progressivement vers la forme moderne que nous lui connaissons aujourd'hui.

3.2 Le dépeçage de l'Ukraine

En 1720, le tsar Pierre II, qui régna de 1727 à 1730, ordonna de réécrire en russe tous les décrets et documents juridiques rédigés en ukrainien.  En 1763, un décret de Catherine II (1762-1796) interdit l'enseignement de la langue ukrainienne à l'Académie de Kiev-Mohyla.

En 1772 eut lieu un premier partage après plusieurs victoires successives de la Russie contre l'Empire ottoman. À la suite d'un accord entre la Prusse et la Russie, un second partage se fit en 1793. Les territoires situés à l'ouest du Dniepr restèrent dans l'orbite de Varsovie (Pologne) jusqu'en 1793-1795. Les guerres entre la Russie, la Prusse et l'Autriche se terminèrent par le démembrement du reste de la Pologne en janvier 1795. La Russie s'appropria l'est de la Pologne, la Prusse prit l'ouest et l'Autriche acquit le Sud-Ouest (Galicie).

Aussi longtemps que l'ouest de l'Ukraine fut soumis à la tutelle des Habsbourg, elle fut autorisée à développer sa culture et sa langue nationales, surtout après la Constitution de 1867. Dès le XVIIIe siècle, les Ukrainiens purent développer leurs propres écoles qui enseignaient en ukrainien. L'impression de journaux en ukrainien fut permise à partir de 1848. La Galicie et, dans une moindre mesure, la Bucovine devinrent en quelque sorte le terrain fertile des revendications linguistiques des Ukrainiens. Il faut préciser que, de la part de l'Empire austro-hongrois, l'usage de l'ukrainien constituait un moyen d'enrayer la propagande panslaviste de Saint-Pétersbourg. Les Ukrainiens de Pologne et de l'Empire austro-hongrois furent traditionnellement appelés «Ruthènes».

À cette époque, le terme «ukrainien» ou oukraïna (en russe) n'était pas encore employé couramment. Les Galiciens, ceux qui habitaient la Galicie, l'ouest actuel de l'Ukraine, se faisaient appelés «Russiens» (en traduction française : les Ruthènes) pour se distinguer des Polonais. Cette appellation allait être employée jusqu’à la fin du XIXe siècle. Entre-temps, le peuple dit «ukrainien» n'existait pas encore, du moins pas en Galicie. Pour les autres régions plus à l'est, on parlait au mieux d'une variété locale du peuple russe.

4 La russification de l'Ukraine sous les tsars

Au XIXe siècle, l'Empire russe se caractérisait par des politiques très conservatrices et réactionnaires émises par des tsars autocrates. L'exception est survenue sous le règne réformiste d'Alexandre II (1855-1881), en particulier dans les années 1860. Mais, malgré les changements entrepris, il ne s'est pas empêché de mener une politique linguistique répressive à l'égard de l'ukrainien.

Au Congrès de 1815, la Russie obtint l'Ukraine au complet en absorbant la Pologne. Contrairement à l'Ukraine occidentale, l'Est et le Sud subirent la russification des tsars. Durant deux siècles d'occupation, les décrets (les oukases) se succédèrent pour limiter, voire interdire l'usage de la langue ukrainienne. Pour les tsars, l'ukrainien était considéré non seulement comme un «dialecte inférieur au russe», mais aussi comme un «dialecte de transition» entre le polonais et le russe. D'ailleurs, l'ukrainien était appelé «dialecte petit russe». C'est pourquoi les tsars pratiquèrent une vigoureuse politique de russification à l'égard de l'ukrainien.

Afin de favoriser le processus de russification, les autorités russes incitèrent un grand nombre de leurs ressortissants à s'installer dans l'est de l'Ukraine, notamment pour exploiter ce territoire riche en charbon et en mines de fer, question de faire d'une pierre deux coups!

4.1 L'interdiction de l'ukrainien

Sous le tsar Alexandre Ier, l'enseignement en ukrainien dans les écoles avait déjà été interdit dès 1804, ce qui avait entraîné une dégradation considérable de la culture ukrainienne. En 1817, la langue polonaise fut obligatoirement enseignée dans toutes les écoles publiques de l'Ukraine occidentale (rive droite), pendant que le russe était imposé dans la partie orientale (rive gauche). Rappelons qu'une partie occidentale de l'Ukraine avait été sous juridiction polonaise.

Si la politique réformiste d'Alexandre II (de 1855 à 1881) avait pour objectif l'alphabétisation des campagnes, elle excluait les Ukrainiens, sauf s'ils étaient totalement russifiés! De fait, à la fin du XIXe siècle,ceux-ci formaient une classe sociale essentiellement rurale, l'ukrainien étant considéré comme la langue de ruraux incultes! La politique linguistique impérialiste d'Alexandre II s'intensifia lorsque plusieurs décrets furent publiés pour interdire l'usage de la langue ukrainienne, le «dialecte petit russe» ("малороссийском наречии" > malorossiyskom narechi), selon la terminologie de l'époque. Au mieux, on faisait allusion à la «petite langue russe» ou au «petit russe», pas à la langue ukrainienne. Pour les Russes, le «petit russe» n'était rien d'autre qu'un «dialecte» employé par les roturiers et considéré comme du «russe corrompu par l'influence de la Pologne». Dans ces conditions, il devenait légitime d'interdire ce « dialecte» qu'était l'ukrainien. Il en fut ainsi avec la circulaire Valuev (en russe : "Valuyevskiy tsirkulyar") de 1863 et le décret Ems (en russe : "Emskiy ukaz") de 1876.  Même le synode de l'Église orthodoxe russe finit par interdire aux prêtres de prêcher en «dialecte petit russe», que ce soit en ukrainien ou en biélorusse.

- La circulaire Valuev

La circulaire Valuev du 18 juillet 1863 constituait un décret du ministre des Affaires intérieures de l'Empire russe, Piotr Aleksandrovitch Valouïev, par lequel une grande partie des publications en langue ukrainienne était interdite, ce qui incluait les textes religieux, les manuels scolaires, les œuvres littéraires, les chansons folkloriques, les représentations théâtrales, etc. C'est à lui qu'on attribue, à tort ou à raison, cette formule célèbre: «Il n'y a jamais eu de langue ukrainienne, il n'y en a jamais eu et il n'y en aura jamais.» Voici un extrait de cette circulaire (en russe avec une traduction en français) :

Самый вопрос о пользе и возможности употребления в школах этого наречия не только не решен, но даже возбуждение этого вопроса принято большинством малороссиян с негодованием, часто высказывающимся в печати.

Они весьма основательно доказывают, что никакого особенного малороссийского языка не было, нет и быть не может, и что наречие их, употребляемое простонародием, есть тот же русский язык, только испорченный влиянием на него Польши; что общерусский язык так же понятен для малороссов как и для великороссиян, и даже гораздо понятнее, чем теперь сочиняемый для них некоторыми малороссами и в особенности поляками, так называемый, украинский язык. Лиц того кружка, который усиливается доказать противное, большинство самих малороссов упрекает в сепаратистских замыслах, враждебных к России и гибельных для Малороссии.

[La question même des avantages et de la possibilité d'employer ce dialecte dans les écoles a non seulement été non résolue, mais même l'introduction de cette question a été reçue par la majorité des Petits Russes avec indignation, souvent exprimée dans la presse.

Cela prouve très bien qu'il n'y a pas de petite langue russe particulière, il n'y en jamais eu et il ne peut pas y avoir, et que leur dialecte utilisé par le commun des mortels est la même langue russe, mais seulement corrompue par l'influence de la Pologne sur celui-ci; et que la langue russe commune est aussi claire pour les Petits Russes que pour les Grands Russes, et encore plus compréhensible que la prétendue langue ukrainienne compilée pour eux par quelques Petits Russes et surtout par les Polonais. La majorité des Petits Russes eux-mêmes reprochent à ce groupe qui essaie de prouver le contraire d'avoir des conceptions séparatistes hostiles à la Russie et fatales à la Petite-Russie.]

En fait, les autorités russes craignaient que les adeptes d'une langue ukrainienne distincte du russe puissent prôner une idéologie séparatiste non seulement à l'encontre de la langue russe, mais surtout à l'égard de la Russie.

- Le règlement sur les écoles primaires

L'année suivante, en 1864, ce fut le Règlement sur les écoles publiques primaires. À la suite de la nouvelle charte universitaire, de nouvelles lois sur les écoles primaires et secondaires furent promulguées sous Alexandre II. Elles furent au préalable élaborées sous la direction du ministre de l'Éducation, Alexandre Vassilievitch Golovnine, puis examinées par le Conseil d'État et approuvées par le tsar.

Contrairement aux lois de 1828, le nouveau règlement sur les écoles primaires de 1864 autorisait le financement des écoles primaires par les ministères. Une toute nouvelle organisation scolaire fut créée pour l'ensemble de l'enseignement primaire dans le but de donner accès à l'éducation aux citoyens russes de toutes les classes. Cette éducation n'était possible qu'en russe. C'est l'article 4 du Règlement qui semble le plus important:

Статья 4.

В начальных народных училищах преподавание совершается на русском языке.

Article 4

Dans les écoles publiques primaires, l'enseignement doit être en russe.

- Le décret Ems

Ces mesures concernant l'enseignement furent encore renforcées par le décret Ems du 18 mai 1867, lequel interdisait l'importation de livres en ukrainien dans l'Empire russe ainsi que l'impression de textes originaux ou de traductions en ukrainien, sauf pour les documents historiques (sans adopter l'orthographe ukrainienne moderne) et pour certains romans (sous réserve d'adopter l'orthographe russe). Mais ce ne fut pas tout, car les représentations théâtrales furent également interdites en 1876, ainsi que toute déclamation et lecture publique, sans oublier l'édition des partitions musicales en ukrainien. Puis la Chaire d'ethnographie de l'Université de Kiev fut supprimée.

Le décret Ems (d'après la ville de Bad Ems en Allemagne, où ce décret fut promulgué) du 30 mai 1876 était un oukase du tsar Alexandre II de Russie interdisant l'emploi écrit de la langue ukrainienne, à l'exception de la réimpression de documents anciens. Les actions suivantes furent interdites par le décret Ems:

• importer sur le territoire de l'Empire russe des livres écrits en ukrainien, appelé «dialecte russe», sans autorisation spéciale;
• publier des œuvres originales et des traductions de langues étrangères; une exception fut faite pour les «documents et monuments historiques» et les «œuvres de littérature élégante», sous réserve d'une censure préalable;
• mettre en scène des productions théâtrales ukrainiennes (l'interdiction fut levée en 1881), imprimer des notes avec des textes ukrainiens;
• organiser des concerts avec des chansons ukrainiennes;
• enseigner en ukrainien dans les écoles primaires;
• conserver des livres en ukrainien dans les bibliothèques des écoles secondaires.

Voici quelques extraits en russe (avec une traduction en français) du décret Ems:

1. Воспретить в Империи печатание, на том же наречии, каких бы то ни было оригинальных произведений или переводов, за исключением исторических памятников, но с тем, чтобы и эти последние, если принадлежат к устной народной словесности (каковы песни, сказки, пословицы), издаваемы были без отступления от общерусской орфографии (то есть не печатались так называемой «кулишовкою»).

2. Можно было бы разрешить к печатанию на малорусском наречии, кроме исторических памятников, и произведения изящной словесности, но с тем, чтобы соблюдалась в них общерусская орфография, и чтобы разрешение давалось не иначе, как по рассмотрению рукописей Главным Управлением по делам печати.

3. Воспретить равномерно всякие на том же наречии сценические представления, тексты к нотам и публичные чтения (как имеющие в настоящее время характер украинофильских манифестаций).

1. Il est interdit d'imprimer dans l'Empire russe, dans le même dialecte russe, les œuvres ou les traductions originales, à l'exception des documents historiques, mais pour ces derniers, s'ils appartiennent au folklore oral (les chansons, les contes, les proverbes), ils doivent être publiés sans s'écarter de l'orthographe entièrement russe (c'est-à-dire qu'ils ne sont pas imprimés au moyen du prétendu système "Kulishovka").

2. Il est possible de permettre l'impression dans le dialecte petit russe, en plus des documents historiques et des œuvres de littérature élégante, à la condition de respecter l'orthographe russe, et cette autorisation ne peut être accordée qu'après examen des manuscrits par la Direction principale de la presse.

3. Toutes les représentations théâtrales dans le même dialecte, ainsi que les textes de notes et les lectures publiques (comme ayant actuellement le caractère de manifestations ukraino-polonaises), sont interdites.

Le système dit "kulishovka" (en ukrainien) ou "kulichovki" était l'orthographe nommée ainsi d'après l'écrivain ukrainien Panteleimon Koulich (1819-1897). Afin de faciliter l'alphabétisation de ses compatriotes, Koulich proposa une orthographe simplifiée pour écrire l'ukrainien. Ce nouveau système d'écriture fut accueilli avec joie par les Polonais qui y virent une façon pour les «Petits Russes» de l'Ukraine de se distancier de leurs «frères» de la Grande Russie. Pour les Russes, ce système constituait une sorte d'attaque à la langue russe, d'où son interdiction.

- La russification sous Alexandre III et Nicolas II

Le tsar Alexandre III (de 1881à 1894) poursuivit la politique de russification de ses prédécesseurs, mais en y ajoutant une nouvelle «trouvaille» : l'interdiction de choisir un nom de baptême en ukrainien pour tout nouveau-né. C'est ainsi que les Piotr russes (Pierre en français) remplacèrent les Petro ukrainiens. Sous Alexandre III, les interdictions se succédèrent sans relâche. En 1881, l'ukrainien fut interdit dans les sermons à l'église; en 1884, ce fut à nouveau la prolongation de son interdiction dans les théâtres et dans les oblasts (régions); puis, en 1895, l'interdiction fut étendue à la publication de livres en ukrainien. Alexandre III étendit même la russification en Pologne, dans les pays baltes et en Finlande. L'Empire russe multiethnique devait être de langue russe et de religion orthodoxe.

Sous Nicolas II (1894-1917), le gouvernement russe proscrivit en 1901 l'usage du mot «Ukraine» et imposa la dénomination de la «Malorossiia» («Petite Russie»), par opposition à la Grande Russie (Russie centrale européenne) et à la Russie blanche (Russie de l'Est ou Biélorussie).

C'est pourquoi on disait que le tsar était «le souverain de toutes les Russies: la Grande, la Petite et la Blanche». Les Ukrainiens furent officiellement appelés les «Petits Russes». On attribue au tsar Nicolas II cette phrase: «Il n'y a pas de langue ukrainienne, juste des paysans analphabètes parlant peu le russe.»

L'affirmation selon laquelle l'ukrainien n'était pas une langue fut un leitmotiv de la relation russo-ukrainienne durant quelques siècles. Il est vrai que la distinction entre une langue et un dialecte est dans une grande mesure arbitraire, car elle relève davantage de l'idéologie ou de la politique que du vocabulaire lui-même. Un célèbre maréchal français du nom de Louis-Hubert Lyautey (1854-1934), qui contribua à l'expansion coloniale de son pays, fit un jour la déclaration suivante: «Une langue, c'est un dialecte qui possède une armée, une marine et une aviation.» On pourrait enchaîner en affirmant que les langues sont des dialectes qui ont «réussi». De toute façon, ce genre de distinction n'a rien à voir avec des critères d'ordre linguistique.

Au XIXe siècle, les Ukrainiens vivaient principalement dans des villages ou des petites villes. En 1897, la population de Kiev était composée principalement de Russes (environ 54%) avec seulement 22% d'Ukrainiens, 12% de Juifs et 8% de Polonais. Par conséquent, Kiev se développait en tant que ville russophone. Par la suite, en raison de la révolution industrielle, davantage d'ukrainophones commencèrent à venir des villages et des petites villes; le nombre d'Ukrainiens à Kiev augmenta constamment au cours du XXe siècle. Cependant, l'influence de la langue russe déjà bien établie allait demeurer très importante.

Dans l'Empire russe, la langue ukrainienne s’appelait également «petit russe»  — l'Ukraine s'appelait aussi «Petite Russie»  — et coexistait avec la langue «grand-russe» dans une relation de diglossie, donc de subordination dans laquelle le «petit russe» jouait le rôle de variété basse, celle parlée par les roturiers et les paysans, par opposition au «grand russe», celui de la variété haute, employée par les fonctionnaires de l’Empire et la haute société. Durant l'époque de l'Empire russe, les aristocrates aimaient aussi s'exprimer en français, une langue considérée plus prestigieuse que les langues slaves.

4.2 Les résistances à l'expansion du russe

Les Russes avaient commencé à industrialiser l'Ukraine. Des dizaines de milliers de Russes vinrent habiter dans l'est du pays, en Ukraine-Sloboda et au sud (la Novorossija: la «Nouvelle Russie»). Beaucoup d'Ukrainiens ruraux s'exilèrent dans les villes où ils adoptèrent le plus souvent le russe.  

Mais les politiques d'assimilation pratiquées par des tsars conservateurs et rétrogrades suscitèrent l'opposition des révolutionnaires. Le tsar Alexandre II, après avoir survécu à quatre tentatives d'assassinat, périt (le 13 mars 1881) dans un attentat à la grenade artisanale perpétré par un révolutionnaire polonais. Alexandre III dut lui aussi faire face à des tentatives d'assassinat. En 1905, sous l'impulsion des premiers mouvements révolutionnaires, les publications en ukrainien et les associations culturelles ukrainiennes furent à nouveau autorisées. On remit en place les structures qui permettraient de relever le niveau de culture et d'instruction des Ukrainiens, dont seulement 13% étaient alphabétisés en 1897.

Au cours de la Première Guerre mondiale, à la suite de la Révolution bolchevique de 1917, appelée «Grande Révolution socialiste d'octobre», l'Ukraine proclama son indépendance. Au même moment, en Galicie, en Bucovine et en Ruthénie subcarpatique, les Ukrainiens sous domination autrichienne s'affranchirent, puis fondèrent en 1918 leur propre république en Galicie orientale. Celle-ci ne tarda pas à rejoindre l'Ukraine «russe»(par opposition à la Galicie polonaise) pour former une fédération dénommée République populaire d'Ukraine occidentale comprenant la Galicie ukrainienne, la Ruthénie subcarpathique et la Bucovine. Cette période d'indépendance permit de prendre des mesures favorisant la langue ukrainienne.

Le 22 janvier 1918, la République adopta la Loi sur l'autonomie nationale et personnelle. Cette loi accordait aux représentants des nations russes, juives et polonaises vivant en Ukraine le droit à l'autonomie nationale et personnelle. Pour leur part, les Biélorusses, les Tchèques, les Moldaves (Roumains), les Allemands, les Tatars, les Grecs et les Bulgares qui résidaient en Ukraine pouvaient bénéficier d'un tel droit après avoir soumis au tribunal général de la Cour suprême une pétition spéciale de chacune de ces nationalités, laquelle devait être signée par au moins 10 000 ressortissants, sans distinction de sexe ni de religion, ne concernant pas les droits civiques, et déclarant qu'ils appartenaient à l'une de ces nationalités.

Cette loi était une première mondiale et elle avait un caractère constitutionnel; elle représentait une partie distincte de la Constitution de la République populaire d'Ukraine occidentale (avril 1918). Toutefois, en raison de la guerre civile qui se poursuivit en Ukraine de 1917 à 1921, ce modèle ne fut jamais mis en œuvre, sauf durant quelques mois.

En dépit de l’importance de la langue russe à l’époque tsariste, l'ukrainien s'est développé en parallèle au cours de tout le XIXe siècle; il allait devenir un symbole national auquel les Ukrainiens pourraient s’identifier, sans en même temps renoncer à la langue russe qui resterait la langue de prestige.

5 L'Ukraine soviétique

Proclamée en novembre 1917, la République populaire d'Ukraine occidentale dut affronter la République soviétique d'Ukraine soutenue par les bolcheviques. La Russie soviétique créa en 1922 la République socialiste soviétique d'Ukraine. L'Ukraine de l'Ouest et l'Ukraine du Sud-Est furent réunies à nouveau et annexées à l'URSS. Par sa population, la République socialiste soviétique d'Ukraine était la deuxième république fédérée de l'URSS et, par sa superficie, elle était la troisième (3% de sa superficie et 18% de sa population).

Au moment où naissait l'Union soviétique, en octobre 1917, les différences entre le russe et l'ukrainien étaient linguistiquement parlant au niveau où elles sont aujourd'hui: des langues différentes au même titre que le sont, par exemple, l'espagnol et le français ou l'allemand et l'anglais.

5.1 La politique d'ouverture envers les nationalités

En principe, la nouvelle Ukraine soviétique eut le droit d'utiliser sa langue, l'ukrainien. Sous le régime de Lénine, l'Union soviétique s'était engagée officiellement dans une politique dite «d'enracinement» (korenizaciâ). Lénine soutenait que, pour affirmer le pouvoir soviétique en Ukraine, il fallait faire des concessions sur la question nationale. La langue ukrainienne fut donc proclamée langue officielle de l’Ukraine, tandis que le russe obtient un statut de «langue des communications inter-ethniques» en URSS. Cette politique linguistique de l’État soviétique concernant l’égalité de toutes les langues nationales aboutit à la création de quartiers ethniques avec des écoles, des théâtres et des journaux dans les langues des minorités russe, bulgare, allemande, juive, grecque, polonaise, etc. À cette époque, Staline partageait les visées politiques de Lénine : « Il est […] clair que la nation ukrainienne existe réellement et que le développement de sa culture est un devoir des communistes. On ne peut pas aller à l’encontre de l’histoire.» Les diverses nationalités de l'URSS obtinrent donc le droit d'utiliser leur langue dans les écoles et les administrations locales. C'est ainsi que l'ukrainien fut réintroduit dans les écoles primaires en 1921.

L'ukrainisation favorisa une certaine consolidation de la nation ukrainienne et davantage de citoyens s'intéressèrent à la langue nationale; elle gagna tous les domaines de la vie publique. La presse devint à 85% ukrainienne et tous les livres furent généralement publiés en ukrainien. Les journaux et les périodiques en ukrainien augmentèrent considérablement. En 1929, quelque 80% des écoles et 30% des établissements supérieurs enseignèrent exclusivement en ukrainien. C'est à cette époque que l’ukrainien écrit fut normalisé. Cette langue développa aussi un grand nombre de particularismes régionaux et de variantes dialectales. Cependant, l'ukrainien demeura une langue limitée au plan du vocabulaire, notamment dans les domaines technique et scientifique.

Au cours de cette période, les besoins ethniques et culturels des minorités nationales de l’Ukraine devinrent pour la première fois un élément des politiques nationales. Afin de mettre en œuvre la politique de l’État dans le domaine des nationalités, un organisme national spécial, le Secrétariat des nationalités, fut créé, ainsi que plusieurs organismes nationaux locaux, particulièrement des organismes juifs, polonais et russes. Les institutions d’éducation ukrainiennes, polonaises, juives et autres, ainsi que les bibliothèques et les théâtres nationaux, interdits sous le tsarisme, reprirent leurs activités.

5.2 La politique de soviétisation

À partir des années 1930, les succès relatifs de l'ukrainien furent arrêtés net.

Un ordre de Staline en 1933 mit officiellement un terme à l’ukrainisation qui sera vite remplacée par une politique d’assimilation linguistique accompagnée cette fois d’une terreur incroyable! La répression commença à s’exercer contre les Ukrainiens et les membres des minorités nationales, notamment les Polonais. Dès 1933, des politiques d'épuration furent engagées par les Russes. Toutes les concessions linguistiques et culturelles accordées aux nationalités non russes furent réduites à néant par une politique agressive de russification. L’attaque des bolcheviks toucha évidemment l’Académie ukrainienne des sciences, dont presque tous les membres furent poursuivis et liquidés. On leur reprocha une atteinte aux droits des minorités nationales, notamment ceux des russophones. La plupart des recherches linguistiques qui avaient été effectuées au cours des années 1920 furent décrétées «nationalistes» et orientées vers le détachement de l’ukrainien de la langue du «frère russe». Toutes les éditions scientifiques de l’Institut de la langue ukrainienne et de l’Institut des recherches linguistiques furent qualifiées de «fascistes» et détruites.

L'enseignement de l'ukrainien dans les écoles fut aussitôt réduit pour laisser la place au russe, notamment dans les villes. En peu de temps, l'enseignement des langues minoritaires (polonais, hongrois, etc.) fut supprimés et, à partir de 1938, le russe devient obligatoire dans toutes ces écoles. 

Des Ukrainiens, des Polonais et plusieurs membres des autres minorités ethniques furent déportés. En même temps, Staline fit venir en Ukraine un très grand nombre d'immigrants russophones issus de toutes les régions de l'URSS dans le but de favoriser l'industrialisation de l'est du pays afin d'exploiter les mines de charbon et de fer. C'est aussi à cette époque que la soviétisation de l'Ukraine entraîna un grand nombre d'emprunts au russe, résultat de la politique de russification menée par le Parti communiste de l'URSS.

Le 19 septembre 1941, la Wehrmacht d'Adolf Hitler entra dans Kiev, qui comptait alors 900 000 habitants, dont de 120 000 à 130 000 Juifs. Il se trouve que les nazis avaient décidé d'exécuter tous les Juifs. Selon les rapports allemands d'aujourd'hui, 33 771 Juifs furent exécutés durant l'opération. Après les exécutions de masse, un camp de concentration fut créé à Babi Yar. Dans les mois qui suivirent, 60 000 exécutions eurent lieu au même endroit sur des Juifs, des Polonais, des Roms et des Ukrainiens.

- L'immigration russe et la déportation des indésirables

Puis l'Ukraine devint la cible préférée des mouvements de migration décidés par Moscou. Dès que les Soviétiques y construisaient une usine, presque toujours dans l'Est et le Sud, ils faisaient venir des Russes. Le nombre de Russes fut multiplié par trois: de 8,2% en 1920, ils passèrent à 16,9% en 1959 avant d'atteindre 22,1% en 1989. Progressivement, des mentalités différentes se formèrent entre l'Ouest et l'Est, parce qu'elles n'évoluaient pas au même rythme. Le russe réussit à reléguer l'ukrainien à l'arrière-plan social, surtout à l'est du fleuve Dniepr, avec comme résultat que le russe finit par s'imposer dans toute l'Ukraine, notamment dans les domaines de la politique, de l'économie et de l'enseignement supérieur. Toute la terminologie ukrainienne fut alors formée sur le modèle russe, avec quelques adaptations phonétiques.

Le russe devint nécessairement le symbole de la réussite sociale, de l'instruction et de l'intégration urbaine. Pour l'Ukrainien, le Russe était «le grand frère», la référence, l'autorité, mais également l'oppresseur à la fois redouté et méprisé. Pour le Russe, l'Ukrainien était le «provincial». Se formèrent alors des stéréotypes opposant le paysan, le provincial, le non-instruit, le «grand benêt» à l'urbain, l'instruit, le débrouillard, le «petit malin», bref, l'Ukrainien au Russe!   

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le régime stalinien déporta près de 400 000 Allemands d’Ukraine en URSS, puis 180 000 Tatars de Crimée, ainsi que des Grecs, des Bulgares et des Arméniens. Rappelons que Moscou avait pour politique de brasser les populations dans toute l'URSS afin de mélanger les peuples et favoriser la formation d'un «peuple soviétique» superposé à celui de chacune des régions. On espérait ainsi susciter une double identité, celle de la communauté soviétique à laquelle pouvait s'ajouter celle du lieu de naissance. La russification, tant linguistique que sociale, se faisait surtout dans les villes de l'Ukraine où le russe était pratiquement obligatoire pour assurer sa promotion sociale. La ville de Kiev illustrait bien cette dominance du russe dans la vie urbaine en Ukraine.

Les efforts de russification des tsars et ensuite des dirigeants soviétiques ont cependant entraîné des répercussions plus grandes chez les Ukrainiens que par exemple chez les Polonais, les peuples baltes (Estoniens, Lettons et Lituaniens), les Finlandais ou les peuples caucasiens (Géorgiens, Abkhazes, Tchétchènes, Ingouches, Azéris, etc.) parce que toutes les langues de tous ces peuples ne présentaient aucune parenté avec le russe. Comme l'ukrainien et le russe étaient des langues très apparentées et de même origine, l'apprentissage de la langue dominante (le russe) s'est fait au détriment de la langue dominée (l'ukrainien). En définitive, la barrière de la langue a toujours été moins forte pour les Ukrainiens que pour les Géorgiens, les Polonais, les Azéris, etc. Au cours de l'histoire, des milliers d'Ukrainiens ont donc changé de langue pour adopter le russe comme langue maternelle. De toute façon, une grande partie des russophones d'Ukraine ont les mêmes origines ethniques que les ukrainophones, sauf sous le régime stalinien qui favorisa l'immigration de Russes en Ukraine. En général, le régime soviétique a toujours favorisé l'arrivée des Russes et a contribué à leur forte implantation sur le sol ukrainien.

5.3 Le dégel provisoire et la Crimée

Après la mort de Staline en 1953 et la nomination de Nikita Khrouchtchev comme nouveau secrétaire du Parti communiste de l'URSS, l'Ukraine connut un certain «dégel» qui aboutit à un nouveau korenizaciâ («enracinement» < koren : "racine"). Devenu président de l’URSS, Nikita Khrouchtchev dénonça la politique «injustifiée» de déportation appliquée par son prédécesseur (Staline). Les Tatars, comme les autres peuples déportés (Polonais, Lituaniens, Allemands, etc.), retrouvèrent quelques-uns de leurs droits, mais ne furent pas autorisés à rentrer dans leur pays. Les Ukrainiens purent au contraire occuper des postes de direction dans leur pays.

En 1954, la Crimée, qui avait été à moitié détruite par la guerre, fut cédée par Nikita Khrouchtchev à l'Ukraine par simple décret, dans l'indifférence générale. Celui-ci, à l'occasion du tricentenaire du traité de Pereïaslav par lequel les Cosaques d’Ukraine avaient fait allégeance à Moscou, prit cette mesure pour commémorer la réunification de la Russie et de l’Ukraine. En transférant administrativement la Crimée à l'Ukraine, Nikita Khrouchtchev espérait sans doute inciter des paysans ukrainiens à s'installer dans la péninsule et favoriser la mise en place d'infrastructures de fournitures d'eau et d'électricité depuis Kiev. En réalité, le transfert de la Crimée à cette époque chargeait l’Ukraine de tous les problèmes économiques et politiques de la péninsule, détruite pendant la guerre et privée de nombreux habitants, par suite de la déportation par Staline des Tatars de Crimée vers le Kazakhstan lointain en 1945. Nikita Khrouchtchev se débarrassait d'un fardeau que personne ne voulait. Politiquement, cette cession ne semblait pas provoquer de graves conséquences. Par contre, selon l'ancien président Kravtchouk, l'Ukraine dut dépenser 110 milliards de dollars US pour maintenir la Crimée à flot sur le plan économique. À partir de ce moment, l'histoire de l'Ukraine suivit un cours parallèle à celle de l'Union soviétique qui poursuivit sa russification en Ukraine, ce qui suscita en même temps des mouvements nationalistes.

Dès la fin des années 1950, le «dégel» avait déjà pris fin, alors que s'amorçait une politique des nationalités moins libérale: l'assimilation des nationalités non russes au peuple russe et à sa langue. La réforme scolaire de 1958-1959 laissa les parents libres d'envoyer leurs enfants dans les écoles de leur choix. Dans les faits, cette politique entraîna l'affaiblissement de toutes les autres langues que le russe, y compris l'ukrainien. Au cours du XXIIe congrès du Parti communiste de 1961, le président soviétique, Nikita Khrouchtchev, inventa le concept de «deuxième langue maternelle» à l'égard du russe pour tous les citoyens soviétiques non russophones. 

5.4 La russification intensive

Au cours des deux décennies suivantes, la politique de russification se radicalisa, notamment dans l'enseignement, ce qui affermit encore davantage la position du russe en Ukraine. Le russe dominait dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'école, de l'université, de la recherche scientifique, de la culture, de l'administration publique, de l'économie, des médias, des relations extérieures, etc.

Non seulement l'ukrainien fut considéré comme le trait caractéristique des citoyens incultes et ruraux, mais il fut relégué à la vie au foyer, à l'école maternelle et primaire, à la radio locale et à certaines revues. Les élèves ukrainiens encouraient des sanctions à l'école secondaire lorsqu'ils étaient surpris à prononcer des mots en ukrainien.

Le mot d'ordre était le suivant: Говорити українською заборонено (Hovoryty ukrayinsʹkoyu zaboroneno), ce qui signifie «Il est interdit de parler ukrainien».
 

Cette situation n'est pas sans rappeler l'article 21 du Règlement pour les écoles primaires élémentaires de l'arrondissement de Lorient de 1836 en France: «Il est défendu aux élèves de parler breton, même pendant la récréation et de proférer aucune parole grossière.»  Ou encore cette affiche qui fut célèbre: «Il est défendu de parler breton et de cracher à terre.»

Il faut toujours tenir compte que, en plus de l’asservissement des personnes, commun à tous les citoyens des États de l'URSS, les Ukrainiens furent soumis à une oppression particulière en tant que minorité nationale «dangereuse», en raison notamment de leur population élevée (alors de 55 millions) et de leur proximité géographique avec la Russie.

Étant donné que cette importante «colonie» occupait un territoire contigu à la Métropole, cela incitait les autorités communistes à faire des efforts supplémentaires pour contenir toute résurgence de l'identité nationale ukrainienne. En même temps, la majorité des représentants de l'intelligentsia ukrainienne qui étaient actifs dans l'ukrainisation des années 1920 furent réprimés au cours des années 1930 pour des motifs de «nationalisme bourgeois» ou de «déviation nationaliste».

- L'intrusion de l'État soviétique dans la langue

Cette nouvelle politique de russification de la part des Soviétiques ressemblait certes à celle des tsars, qui s'appuyait sur des méthodes d’assimilation connues comme l'interdiction, l'imposition du russe dans l'enseignement, l'immigration, etc. Toutefois, la politique linguistique du Régime soviétique appliqua la russification avec une ampleur inconnue auparavant. De plus, cette politique toucha la langue ukrainienne elle-même, c'est-à-dire le code linguistique, ce que l'Empire russe n'avait jamais fait. En effet, les Soviétiques voulurent éliminer «l’encombrement nationaliste» dans la langue ukrainienne en imposant les directives suivantes :

• interrompre toute édition de dictionnaires et de grammaires;
• réviser au complet toute la terminologie en la calquant sur le russe;
• refaire la terminologie ukrainienne en l'intégrant à celle qui existait déjà en URSS;
• revoir l’orthographe ukrainienne;
• congédier tous les employés ukrainiens apparentés aux éléments «bourgeois» et «nationalistes».

Toutes ces directives furent soigneusement mises en application partout en Ukraine. Les autorités soviétique formèrent même des brigades spéciales pour sillonner le pays à la recherche des livres interdits, dont les dictionnaires, les grammaires et les livres d'histoire sur l'Ukraine. Les linguistes russes entreprirent de refaire les dictionnaires en les rendant bilingues de façon à rendre le russe indispensable. Ils supprimèrent de nombreux mots ukrainiens en les qualifiant de termes dépréciatifs tels «archaïsme», «dialectalisme», «vieilli», «mot polonais», «mot artificiel», etc. L'objectif était de remplacer le plus de mots ukrainiens par des mots russes ou russifiés. La russification toucha également la littérature: de nombreuses œuvres littéraires de langue ukrainienne furent interdites et retirées des bibliothèques.

Mais les Soviétiques «innovèrent» en matière de langue : ils poussèrent encore plus loin la russification de l'ukrainien. En effet, le régime imposa une véritable censure sur la structure de la langue ukrainienne en interdisant certaines règles d'orthographe, ainsi que des tournures syntaxiques et des formes grammaticales pour les remplacer par des variantes proches du russe, voire des formes nettement russes.

- Une politique coloniale

Cette politique de déformation de la langue ukrainienne allait se maintenir jusqu’à la fin des années 1980. C'était une véritable politique coloniale toujours soutenue par des slogans sur «la fraternité des deux peuples» ou «l’influence bénéfique du russe» sur la langue ukrainienne. En même temps, la langue ukrainienne fut restreinte aux communications privées et quasi complètement évincée de l'éducation, de la politique, de l'économie, des secteurs financier et bancaire, de l'armée, etc. Lorsqu'une langue est constamment mélangée à une autre, les mécanismes d'auto-régénération commencent à s'éteindre, ce qui entraîne l'incapacité même d'exister.

Le milieu des années 1970 fut une époque du lavage de cerveau total des Ukrainiens célébrant la «grande victoire» des «vaillantes armes russes» sur les envahisseurs allemands. Puis, à l’occasion du 30e anniversaire de la célébration de la victoire de l’URSS totalitaire sur l’Allemagne totalitaire, de nombreux noms des généraux tombés au combat et des maréchaux vivants de l’Union soviétique furent honorés dans la plupart des villes ukrainiennes où l'on trouvait des noms de rues, de places, etc., à leur mémoire. Les soldats ukrainiens qui s'étaient battus pour l'Ukraine furent généralement oubliés.

6 La situation juridique des langues sous l'URSS

Bien que l'épanouissement des nationalités d'URSS fût toujours présenté par les autorités soviétiques comme un «phénomène positif», cette philosophie demeurait une exception. Officiellement, le régime considérait que le maintien des langues des nationalités devait demeurer un fait temporaire, dont il convenait de tenir compte en attendant et en préparant la «fusion» des peuples de l'URSS en une Grande Nation soviétique, dont la langue normale ne saurait être que le russe. Les dirigeants locaux d'Ukraine durent dans la pratique composer avec la prééminence du russe sur leur territoire, et ce, malgré les protections constitutionnelles dont bénéficiaient, du moins en théorie, les citoyens de l’Ukraine soviétique.

6.1 L'égalité juridique

En effet, l'article 32 de la Constitution ukrainienne du 20 avril 1978 (aujourd'hui abrogée) proclamait l’égalité de tous les citoyens:

Статья 32

1) Граждане Украинской ССР равны перед законом независимо от происхождения, социального и имущественного положения, расовой и национальной принадлежности, пола, образования, языка, отношения к религии, рода и характера занятий, места жительства и других обстоятельств.

2) Равноправие граждан Украинской ССР обеспечивается во всех областях экономической, политической, социальной и культурной жизни.

Article 32 [abrogé]

1) Les citoyens de la République socialiste soviétique (RSS) d'Ukraine sont égaux devant la loi indépendamment de leur origine, de leur statut social et de leurs biens, de leur race et de leur nationalité, de leur sexe, de leur niveau d'instruction, de leur langue, de leur attitude vis-à-vis de la religion, du type et de la nature de leur occupation, de leur lieu de résidence et d'autres circonstances.

2) L'égalité en droit des citoyens de la RSS d'Ukraine est garantie dans tous les domaines de la vie économique, politique, sociale et culturelle.

Cette égalité était également proclamée pour les langues à l'article 34:

Статья 34

1) Граждане Украинской ССР различных рас и национальностей имеют равные права.

2) Осуществление этих прав обеспечивается политикой всестороннего развития и сближения всех наций и народностей СССР, воспитанием граждан в духе советского патриотизма и социалистического интернационализма, возможностью пользоваться родным языком и языками других народов СССР.

3) Какое бы то ни было прямое или косвенное ограничение прав, установление прямых или косвенных преимуществ граждан по расовым и национальным признакам, равно как и всякая проповедь расовой или национальной исключительности, вражды или пренебрежения — наказываются по закону.

Article 34 [abrogé]

1) Les citoyens de la RSS d'Ukraine de races et de nationalités différentes ont des droits égaux.

2) L'exercice de ces droits est assuré par la politique de développement harmonieux et de rapprochement de toutes les nations et nationalités de l'URSS, par l'éducation des citoyens dans l'esprit du patriotisme soviétique et de l'internationalisme socialiste,
par la liberté d'utiliser sa langue maternelle et celles des autres peuples de l'URSS.

3)
Toute restriction directe ou indirecte des droits, tout établissement de privilèges directs ou indirects pour les citoyens en raison de la race ou de la nationalité, de même que toute propagande d'exclusivisme racial ou national, de haine ou de mépris sont punissables par la loi.

L'article 43 n'ajoutait pas vraiment de mesure supplémentaire en matière de droit en éducation: [abrogé]

Статья 43

1) Граждане Украинской ССР имеют право на образование.

2) Это право обеспечивается бесплатностью всех видов образования, осуществлением всеобщего обязательного среднего образования молодежи, широким развитием профессионально-технического, среднего специального и высшего образования на основе связи обучения с жизнью, с производством; развитием заочного и вечернего образования; предоставлением государственных стипендий и льгот учащимся и студентам; бесплатной выдачей школьных учебников; возможностью обучения в школе на родном языке; созданием условий для самообразования.

Article 43

Les citoyens de la RSS d'Ukraine ont droit à l'instruction.

Ce droit est garanti par la gratuité de tous les types de formation, par l'organisation de l'enseignement secondaire obligatoire universel de la jeunesse, par le vaste développement de l'enseignement secondaire spécialisé, de l'enseignement professionnel et technique et de l'enseignement supérieur sur la base du rapport de l'enseignement avec la vie et avec la production; par le développement des cours par correspondance et des cours du soir; par l'octroi de bourses du gouvernement et d'avantages aux élèves et aux étudiants; par la liberté d'un enseignement à l'école dans la langue maternelle; par la création de conditions pour l'autodidaxie.

Le seul cas où la Constitution mentionnait la langue ukrainienne touchait la procédure judiciaire. Selon l’article 157, celle-ci devait être conduite en ukrainien ou dans la langue de la majorité de la population de la localité donnée:

Статья 157

Судопроизводство в Украинской ССР ведется на украинском языке или на языке большинства населения данной местности. Участвующим в деле лицам, не владеющим языком, на котором ведется судопроизводство, обеспечивается право полного ознакомления с материалами дела, участие в судебных действиях через переводчика и право выступать в суде на родном языке.

Article 157 [abrogé]

La procédure judiciaire dans la RSS d'Ukraine se déroule dans la langue ukrainienne ou dans la langue de la majorité de la population de la localité donnée. Les personnes participant au procès et ne possédant pas la langue dans laquelle se fait la procédure judiciaire ont le droit de prendre pleinement connaissance du dossier, de prendre part aux actions judiciaires par l'intermédiaire d'un interprète et de s'exprimer durant l'audience dans leur langue maternelle.

Cet article permettait de subordonner l'ukrainien au russe en prétextant que la majorité d'une population concernée parlait une autre langue.

6.2 La suprématie du russe

En dépit des dispositions soviétiques proclamant le droit de chaque citoyen au libre choix de sa langue, notamment en matière d'enseignement et de création intellectuelle, en dépit également de l'égalité des ressources en vue de la préservation, de l'étude et du développement de toutes les langues des peuples de l’Union, en dépit encore de la préoccupation particulière de l'État soviétique envers les langues minoritaires et en dépit surtout de la nécessité de connaître les langues dans les relations interethniques, le russe gardait une préséance certaine sur toute autre langue, incluant l’ukrainien.

La situation était devenue telle en Ukraine qu’une majorité de parents préféraient faire instruire leurs enfants dans les écoles russes plutôt que dans les écoles ukrainiennes. Le russe était devenu la véritable langue de la promotion sociale, de la vie politique et de la réussite économique. Pourtant, la Loi sur les langues de 1989, adoptée par la RSS d’Ukraine proclamait l’ukrainien langue officielle (art. 2):

Article 2

1) Conformément à la Constitution de la RSS d'Ukraine, la langue officielle de la RSS d'Ukraine est l’ukrainien.

2) La RSS d'Ukraine garantit le développement complet et le fonctionnement de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie publique.

3) La République et les autorités locales, le Parti, les organismes publics, les entreprises, les institutions et les organisations garantissent à tous les citoyens les conditions nécessaires pour l'étude de la langue ukrainienne et sa pleine maîtrise.

Malgré le caractère formel de la proclamation de l'ukrainien comme langue officielle de la RSS d'Ukraine, le russe restait la «première» langue officielle, l'ukrainien, la «seconde». Certes, après l'accession à l’indépendance de 1991, la situation allait considérablement changer, mais l’ukrainien n’aura pas, partout sur le territoire de l’Ukraine, le statut réel auquel il aurait droit, notamment dans les oblasts du Sud et de l'Est, principalement dans les grandes villes. D'ailleurs, la Loi sur les langues de 1989 fut par la suite considérée comme une «loi sur le bilinguisme» par les ukrainophones ukrainophiles. Il n'est pas dû au hasard que les seules langues formellement mentionnées dans la loi soient l'ukrainien et le russe, celui-ci conservant toutes ses prérogatives en étant considéré comme la langue des communications interethniques, un avantage que n'avait pas l'ukrainien. Quant aux langues des minorités nationales, elles étaient désignées comme «les autres langues». 

Certes, c'est la partie orientale de l’Ukraine qui fut davantage soumise à la tutelle de la Russie et de la langue russe, et c'est là où s’est produit le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, ce qui a entraîné une forte immigration russe et/ou soviétique. Ce fait explique notamment la situation du russe comme la langue dominante dans les régions industrielles et dans les villes, tandis que l'ukrainien demeurait une langue en usage surtout dans les milieux ruraux et moins développés. De plus, le territoire de l'actuelle Ukraine comprend plusieurs régions qui ont été historiquement russophones parce qu'elles ont fait partie de l’Empire russe au sud, ce qu'on a appelé la «Nouvelle Russie». Or, ces régions n'ont jamais connu l’ukrainien comme langue d'usage, contrairement au centre-ouest du pays.

Au cours de cette époque soviétique, le développement de la langue ukrainienne fut continuellement entravé par de constantes conquêtes de la langue russe. Même la grammaire et l'orthographe de l'ukrainien, on le rappelle, furent modifiées à répétition pour ressembler davantage à celles du russe. Cette forme de colonialisme produisit des effets sur la langue ukrainienne à un point tel qu'un Ukrainien surpris à parler sa langue dans un lieu public passait pour un «nationaliste» extrêmement suspect, voire dangereux!

Dans la caricature de gauche, on peut lire dans le ballon, au-dessus du gros bonhomme russe sur le maillot duquel il est écrit "язык" ou yazik («langue»), la phrase suivante: "Девочка, подвинься, ты меня притесняешь" ("Devochka, podvin'sya, ty menya pritesnyayesh"), ce qui signifie: «Pousses-toi fillette, tu m'gênes!» À sa droite, on voit une jeune femme ukrainienne écrasée sur le maillot de laquelle il est écrit en ukrainien "мова" ou mova («langue»).

Cette caricature illustre une perception courante dans l'Ukraine soviétique. Le russe était considéré la langue des couches supérieures de la société, tant par par l’administration que par les institutions, alors que l'ukrainien se trouvait infériorisé et écrasé par la puissante langue russe. À cette époque, parler ukrainien dans le pays n'allait pas de soi, car c'est le russe qui dominait la sphère publique dans toutes les grandes villes.

C'est cette réalité soviétique oppressante que les Ukrainiens d'aujourd'hui ne veulent plus vivre.

Mais en même temps, beaucoup de russophones se montrèrent déçus du statut amoindri du russe dans la Loi soviétique sur les langues de 1989, car l'ukrainien demeurait la seule langue officielle, même si la loi n'empêchait pas le statu quo, puisque le russe continuait d'être grandement employé à tous les niveaux dans les régions méridionales et orientales. Évidemment, les russophones allaient vite préconiser un niveau plus élevé à la langue russe en demandant qu’elle soit haussée au statut d'une langue co-officielle ou au moins d'une langue co-officielle régionale, ce qu'ils allaient obtenir en 2012 par la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l'État ou «loi des trois K».

6.3 Le bilinguisme alterné du soujjyk

Aujourd'hui encore, beaucoup d'Ukrainiens utilisent un mélange d'ukrainien et de russe dans leurs conversations. Chacun combine les langues à sa manière. On appelle ce phénomène de «bilinguisme alterné» le sourjyk, écrit aussi surzhik ou surgik.

Bon nombre d'Ukrainiens sont devenus tellement bilingues qu'ils ne savent plus s'ils parlent le russe ou l'ukrainien comme première langue, et ce, d'autant plus que les deux langues sont assez rapprochées tout en étant différentes. Souvent, les locuteurs alternent d'une langue à l'autre au cours d'une même conversation avec le même interlocuteur. Par exemple, de jeunes auteurs peuvent écrire leur premier roman en russe, le second en ukrainien (ou l'inverse), et ainsi de suite alternativement. Le phénomène du sourjyk est également présent dans tous les journaux ukrainiens, même si l'ukrainien standard et normalisé tend à s'affirmer de plus en plus. Ainsi, l'indépendance ne pouvait certainement pas suffire à balayer comme par magie des siècles d'histoire et d'assimilation.

Certes, contrairement au régime tsariste qui avait interdit formellement l’ukrainien de 1831 jusqu’à la révolution russe de 1905, cette langue n’a jamais été interdite à l’époque soviétique, mais elle fut massivement subordonnée durant de longues périodes à la langue russe. En effet, le russe était la langue de communication avec l'étranger, avec la capitale de la Métropole (Moscou), avec l'ensemble des nations de l'URSS, de même qu'à l'intérieur de la République socialiste soviétique d'Ukraine.

Dans ce pays, comme ailleurs, le russe était aussi la langue de l'économie, celle de la plupart des médias (journaux et télévision), celle de l'enseignement supérieur (avec des exceptions pour la discipline «langue et littérature ukrainiennes»), celle de la science, celle de l'armée, etc. Quant à l'ukrainien, il se limitait au cercle familial, à l'école maternelle et à l'école primaire pour l'Ukraine occidentale, à quelques journaux et revues, à des publications en sciences humaines et à la radio locale, évidemment aux conversations privées dans les zones rurales. Évidemment, pour toute personne qui parlait le russe, il était possible de communiquer dans toute l'URSS pour toutes les situations possibles, sans aucune restriction.

6.4 Les emprunts à la langue russe

Le terme «russicisme» (ou plus rarement «russisme») désigne un mot emprunté à la langue russe ou construit sur la base de mots et d'expressions russes. Dans le cas d'emprunts à des langues non slaves, il s'agit de cas particuliers du slavisme. Dans l'ukrainien d'aujourd'hui, on compte une quantité considérable d'emprunts au russe. Le fait que les Ukrainiens et les Russes aient été des peuples voisins, ainsi que la longue domination de l'Empire russe et de l'Union soviétique ne pouvaient que laisser des traces profondes dans la langue ukrainienne.

Dans les zones de résidence compacte des Ukrainiens et des Russes, des contacts linguistiques inévitables ont conduit à l'interpénétration d'unités lexicales, c'est-à-dire de mots relatifs au vocabulaire. Après l'adhésion de l'Ukraine orientale au royaume de Moscou (à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle), de nombreux emprunts à la langue russe ont commencé à pénétrer dans la langue ukrainienne, notamment des termes administratifs, sociopolitiques, industriels et militaires, ainsi que du vocabulaire lié au mode de vie traditionnel de Moscou: kuryer («messager»), klerk («commis»), ukaz («décret»), fabrika («usine»), shakhta («mine»), morda («museau»), krepost («forteresse»), pekhota («infanterie»), myata («menthe»), самовар («samovar»), etc.

À l'époque où la plupart des terres ukrainiennes faisaient partie de l'Empire russe, toutes les communications officielles s'effectuaient en russe. La langue du pouvoir judiciaire, de l'administration et de l'armée a exercé son influence sur la langue des Ukrainiens ordinaires. Le fameux décret Emsky interdit la publication de la littérature en ukrainien et l'obtention d'une éducation dans la langue russe a russifié les dirigeants ukrainiens. La langue ukrainienne n'est restée qu'un moyen de parler au quotidien, c'est-à-dire une langue purement orale qui ne pouvait pas répondre à tous les besoins, car il lui manquait de nombreux termes et des expressions spécifiques.

Par surcroît, De plus, plusieurs écrivains ukrainiens ont beaucoup emprunté au russe ou ont commencé à écrire leurs œuvres après avoir reçu auparavant un enseignement en russe. Évidemment, de nombreux emprunts russes sont apparus dans les domaines de la politique (partiyi = «parti»; bilʹshovykiv = «bolchevik»; komsomol = «komsomol»), de l'ingénierie (zavod  «usine»; elektrychka = «train électrique»; pidshypnyk = «roulement»), du travail de bureau (ukaz = «décret»; zakonoproekt = «projet de loi»). 

En plus du russe comme tel, des mots des langues étrangères, souvent d'Europe occidentale, sont passées par le russe à l'ukrainien. La médiation russe, avec le polonais et l'allemand, était une source importante pour un grand nombre de terminologies en langue étrangère (conférence, déclaration, canonnade, cybernétique, synthèse, biochimie, lauréat, analyse, etc.). En ukrainien moderne, on trouve aussi beaucoup de mots d'origine française (bouillon, rôle, plage, couturier, etc.), allemande (rang, clichés, sol, paysage), anglaise (leader, confiture, football, sponsor, budget, chèque, gestion, manager), néerlandaise (port, pilote, crabe, corde), italienne (piano, spaghetti, mafia, madone), espagnole (corrida, tango, fiesta), polonaise (bouton, mazurka, confiture) ou tchèque (travail, porte, camp, coton, slogan, honte, hésiter, propre).

7 L'accession à l'indépendance de l'Ukraine (1991)

Les réformes entamées en 1985 par Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président en exercice de l'URSS, donnèrent un nouvel élan aux mouvements des nationalités au sein de l’URSS. Le 16 juillet 1990, alors que l'URSS existait encore, le Rada (Conseil) suprême de l’Ukraine adopta une Déclaration sur la souveraineté nationale de l’Ukraine:

La République soviétique ukrainienne garantit à tous les citoyens de la République, indépendamment de leur origine, de leur situation sociale, de leurs propriétés, de leur appartenance raciale et nationale, de leur sexe, de leur formation, de leur langue, de leurs opinions politiques, de leurs convictions religieuses, de leur profession, de leur domicile et d'autres circonstances, l'égalité devant la loi (paragraphe IV). La République soviétique ukrainienne ... garantit à toutes les nationalités qui vivent sur le territoire de la République le droit au libre développement national culturel (paragraphe VII). L'Ukraine donne au droit international la primauté sur le droit national (paragraphe X). 

Ainsi, d'après le précédent paragraphe, les lois nationales qui contrediraient les traités internationaux tels que ceux de l'ONU, du Conseil de l'Europe, de l'OSCE, etc., seraient sans effet.

7.1 Le problème des frontières

Il importe de rappeler que l'Ukraine indépendante a hérité de frontières souvent redéfinies. En effet, l'Ukraine de 1922, c'est-à-dire la République socialiste soviétique d'Ukraine, créée par la Russie soviétique en réunissant l'Ukraine de l'Ouest et l'Ukraine du Sud-Est, fut plusieurs fois modifiée jusqu'en 1954 et même plus tard en 2014 par l'annexion de la Crimée.

En 1939, l'URSS avait accordé à l'Ukraine un territoire pris sur la Pologne (voir la figure ci-contre): la Volynie (Volhynie et Rivne) et la Galicie (Lviv, Ternopil, Ivano-Frankivsk). En 1940, on y ajouta la Bucovine (Tchernivtsi) et le Boudjak (sud-ouest d'Odessa), deux territoires «cédés» cette fois par la Roumanie. La même année, la Transnistrie fut transférée de l'Ukraine à la Moldavie et est devenue aujourd'hui, de facto, une enclave russe autoproclamée entre la Moldavie et l’Ukraine. 

L'URSS transféra en 1945 un territoire pris sur la Tchécoslovaquie à l'Ukraine: la Ruthénie (Transcarpathie). En 1948, l'URSS annexa l'île roumaine des Serpents ("Ostrov Zmeïnyi") ─ en fait six îlots d'une superficie de 0,17 km² ─ dans la mer Noire et en fit une base militaire de surveillance aérienne et maritime, avec radars et autres équipements sophistiqués. Enfin, en 1954, le président Nikita Khrouchtchev donna la Crimée (qui allait être annexée à la Russie en 2014) à l'Ukraine, officiellement pour commémorer la réunification de la Russie et de l’Ukraine.

Ainsi, l'Ukraine devait forcément abriter des minorités supplémentaires, soit polonaise, ruthène, roumaine et russe, sans oublier les autres minorités déjà installées dans le pays.

Aujourd'hui, les linguistes répertorient quelque 40 langues minoritaires, la plupart étant originaires de l'ancienne Union soviétique. De plus, après la chute de l’URSS et l'accession à l’indépendance de l’Ukraine, les autorités se sont retrouvées avec des territoires dont les habitants entièrement russophones étaient devenus des citoyens ukrainiens. Bref, l'Ukraine était en 1991 un pays multiethnique.

7.2 La Déclaration des droits des nationalités

Puis, le 1er novembre 1991, le Parlement ukrainien adopta une déclaration solennelle, la Déclaration des droits des nationalités d'Ukraine. Celle-ci joua un rôle déterminant pendant la campagne précédant le référendum sur l'indépendance de l'Ukraine, qui eut lieu le 1er décembre. Les citoyens des diverses nationalités crurent que le nouveau pays pouvait construire un État démocratique légitime. C'est que l'article 1er de la Déclaration garantissait à tous les peuples, aux groupes nationaux et aux citoyens vivant sur le territoire de l'Ukraine l'égalité des droits politiques, économiques, sociaux et culturels. À l'article 2, l'État ukrainien garantissait à toutes les nationalités le droit de préserver leur habitat traditionnel, de maintenir l'existence d'unités administratives nationales et d'assumer la responsabilité de créer les conditions propices au développement des langues et des cultures nationales. Quant à l'article 3 de la Déclaration, il garantissait à tous les peuples et groupes ethniques le droit d'employer librement leurs langues maternelles dans toutes les sphères de la vie publique:

Article 3

L'État ukrainien garantit à tous les peuples et groupes ethniques le droit d'employer librement leurs langues maternelles dans toutes les sphères de la vie publique, y compris dans l'éducation, l'élaboration, la réception et la diffusion de l'information.

7.3 Le référendum sur l'indépendance

Les autorités ukrainiennes organisèrent un référendum sur l'autodétermination qui eut lieu le 1er décembre 1991. Ce référendum posait la question suivante: «Êtes-vous favorable à la déclaration d'indépendance de l'Ukraine?». La participation s'éleva à 84,18%, tandis que la population vota à 92,3% pour le OUI. Les résultats du référendum démontrèrent éloquemment que la grande majorité de la population, toutes ethnies confondues, avait voté en faveur de l'indépendance.

La carte de gauche montre que 19 oblasts ont voté à plus de 90% pour le OUI, 5 oblasts à plus de 80% et une seule, la Crimée, à plus de 50%. De toute façon, ukrainophones et russophones ont voté pour l'indépendance. Même si le taux d’abstentions fut élevé (60%) en Crimée, les habitants, russophones et non-russophones, se sont prononcés dans une proportion de 54% pour l’indépendance de l’Ukraine et selon 46%, contre. Le pourcentage atteignit même 58% à Sébastopol, base de la marine russe. Bref, toutes catégories ethnolinguistiques confondues, les Ukrainiens votèrent massivement pour l'indépendance.

C'est alors que  le dernier dirigeant de la République socialiste soviétique d'Ukraine, Leonid Kravtchouk (1991-1994), devint le premier président de l'Ukraine post-soviétique, mais son investiture n'eut lieu que le 22 août 1992. 

Leonid Kravtchouk était un idéologue ukrainophone du Parti communiste qui finit par promouvoir à la fin des années 1980 les idées indépendantistes. C'était un apparatchik de l’ancienne bureaucratie soviétique qui sut profiter de la situation chaotique au moment de l'effondrement de l’Union soviétique et qui changea littéralement de camp pour devenir un président «nationaliste». Cependant, les projets de Kravtchouk de dérussification furent ralentis par des difficultés d'ordre économique et politique. La langue russe demeurait encore celle de l'élite, de la science et de la littérature. Elle était utilisée en général par les couches supérieures de la société, par l’administration et les institutions, ainsi que par les ouvriers et les travailleurs dans les industries. Au contraire, la langue ukrainienne était encore considérée comme essentiellement rurale et parlée par les paysans travaillant la terre.

8 Les premières manifestations de l'identité ukrainienne

Il n'existait pas encore d'élite ukrainophone dans le pays. Leonid id Kravtchouk (1991-1994), le premier président de l'Ukraine indépendance, dut faire face aux résistances des populations russophones des oblasts de Kharkiv, de Louhansk, de Donetsk, de Zaporijjia, sans compter la Crimée, qui comptait une majorité de russophones et d'Ukrainiens russifiés. Les élus locaux de ces régions russifiées firent du russe leur langue officielle.

Néanmoins, la présidence de Kravtchouk devait se caractériser par sa rupture avec le système soviétique en ce qui avait trait à la législation sur les langues jugée auparavant trop «russocentriste». Cette période post-indépendance marqua le début de la régression de la domination du russe dans tous les domaines de la vie publique, avec comme conséquence la désoviétisation et la décommunisation, ainsi qu'un timide début d'appropriation de la langue ukrainienne dans les principaux domaines de l'État.

8.1 Une timide progression de l'ukrainien

Avec l'accession à l'indépendance en 1991, la république d’Ukraine s'est trouvée confrontée à la question des minorités au sein d’un État de droit. La défense des droits des minorités nationales devint alors l'un des objectifs prioritaires du gouvernement ukrainien. Étant donné que la population ukrainienne était composée de plusieurs ethnies — plus du quart des citoyens du pays n'étaient pas des «Ukrainiens de souche» — et que ces groupes étaient très diversifiés au plan culturel, religieux et linguistique, l'Ukraine devait opter pour une société multiculturelle.

Certes, les Ukrainiens sont redevenus plus libres de leurs mouvements à la suite de l'accession à l'indépendance, mais cette nouvelle liberté demeurait encore limitée, comparativement à celle des Européens de l'Ouest. Par exemple, l'imposition des visas et la fermeture des passages frontaliers ne correspondant pas aux normes de l'Union européenne représentaient un douloureux retour en arrière. Beaucoup d'Ukrainiens furent déçus de leur indépendance, particulièrement la minorité hongroise qui formait alors 13% de la région frontalière. Cette minorité se rendait compte qu'elle habitait un pays qui se développait économiquement à pas de tortue, tout en constatant que la mère patrie, la Hongrie, s'alignait vers les changements, la prospérité et la démocratie. C'est alors que beaucoup d'Ukrainiens d'origine hongroise commencèrent à plier bagage et prirent, par vagues successives, le chemin de l'eldorado européen, laissant derrière eux un pays à l'avenir incertain.

En peu de temps, de 1991 à 1994, l'Ukraine avait perdu plus de 60% de son PNB et la moitié de la population vivait sous le seuil de la pauvreté. Bref, le bilan du président Leonid Kravtchouk apparut négatif pour l'ensemble des Ukrainiens, notamment chez les ukrainophones encore submergés par la vague de russophilie.

Leonid Kravtchouk a pu conserver son pouvoir en pratiquant une politique d’équilibre en matière de langues. Au cours de son mandat, bien qu'il n'ait jamais imposé la diffusion de l’ukrainien, il a permis à une élite ukrainophone d'accéder à des postes importants au sein de l'administration et de l'éducation. Par le fait même, il a favorisé des avancées significatives en matière d'adaptation de la langue ukrainienne dans ces domaines névralgiques. Par contre, Kravtchouk n’a rien fait contre la prédominance du russe sur la presse et la vie culturelle. Il avait même maintenu en place de nombreux anciens dirigeants communistes, tous russophiles, dans des postes importants, que ce soit au sein du parti au pouvoir, à la tête des régions et des ministères. Il ne put parvenir à imposer des réformes indispensables ni faire adopter une nouvelle constitution. Ce président a pu faire adopter la Loi sur les minorités nationales en Ukraine, le 24 juin 1992, car elle perpétuait les droits acquis par la minorité russophone. En ce sens, le mandat de Kravtchouk (1991-1994) fut perçu comme une période d'immobilisme pour beaucoup d'ukrainophones qui ne disposaient pas encore d'une loi sur la langue officielle.

8.2 Le clivage entre ukrainophones et russophones

Dès le mois de septembre 1993, le russophone Leonid Koutchma, alors premier ministre, démissionna de son poste et se porta candidat à l'élection présidentielle de 1994 contre l'ukrainophone Leonid Kravtchouk. Au moment de son élection, Leonid Koutchma, qui parlait fort mal l'ukrainien, incarnait aux yeux des électeurs l'industriel soviétique ouvert de l'ère Gorbatchev.

Koutchma mena une campagne électorale novatrice en utilisant les médias télévisés. Dans ses slogans pré-électoraux, il parlait ouvertement de renforcer les liens avec la Russie et promettait la Russie comme deuxième État; il encourageait la population russophone à soutenir sa candidature. Par conséquent, cette élection à la présidence mit davantage en relief le clivage entre les ukrainophones de l'Ouest et les russophones du Nord et de l'Est.

Il remporta l'élection grâce aux votes de la région industrielle russophone, l'est de l'Ukraine, et devint le deuxième président de l'Ukraine indépendante. La carte ci-contre montre que l'Ukraine s'est trouvée séparée en deux: à l'ouest, les partisans pro-ukrainiens de Kravtchouk (45,06%) contre à l'est les pro-russes de Koutchma (52,15%). Ce fut une élection très sectaire, presque ethnolinguistique entre ukrainophones et russophones.

Avant son élection, Koutchma avait promis de faire du russe une «langue officielle» (en anglais: "official language") en conservant à l'ukrainien le statut de «langue d'État» (en anglais: "State language"), la distinction entre les deux termes étant peu significative en français. La «langue d'État» serait une langue qui remplit la fonction d'intégration dans le cadre d'un État donné dans les sphères politique, sociale et culturelle, et agirait comme un symbole de cet État. La «langue officielle» serait la langue employée par le gouvernement, la législation et la procédure judiciaire, mais en français cette différence demeure inutile.

Le nouveau président voulut  stimuler l'économie par le rétablissement des relations économiques avec la Russie et passer ainsi plus rapidement à l'économie de marché. Toutefois, la situation économique ne s'améliora pas sous la présidence de Leonid Koutchma, un dirigeant qui pratiquait le népotisme et qui ne faisait rien pour améliorer le sort des plus démunis. Cet oligarque préférait veiller sur la fortune de sa famille, alors que la criminalité organisée devenait la nouvelle force motrice de l'Ukraine indépendante. 

C'est pourquoi la popularité du président Koutchma décrut rapidement, tandis que ses réformes ne parvenaient pas à améliorer la situation économique, et ce, alors que la classe dirigeante se transformait en oligarchie capitaliste faisant main basse sur les richesses industrielles du pays.

- Les traités d'amitié avec la Russie

L'Ukraine signa de nombreux traités d'amitié avec la Russie. Il y eut d'abord le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (1994) par lequel l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan renonçaient à posséder des armes nucléaires et à transférer leur arsenal nucléaire à la Russie en contrepartie d'une compensation financière.

Suivirent plusieurs traités d'amitié, dont le Mémorandum de Budapest (1994), qui engageait la Russie à respecter l'indépendance de l'Ukraine, sa souveraineté et ses frontières existantes». La Russie s'engageait en particulier à «s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’Ukraine. On peut consulter tous ces textes en cliquant ICI s.v.p. En 1994, Koutchma vainquit Leonid Kravtchouk et fut même réélu pour un second mandat, alors qu'en même temps il n'a jamais tenu sa promesse préélectorale de faire du russe la langue officielle. Le président s'est probablement rendu compte que les relations ukraino-russes étaient un champ de mines où tout accord est compliqué par une profonde méfiance d'une communauté sur l'autre.

8.3 La politique linguistique ambivalente

En adhérant au Conseil de l'Europe en novembre 1995, l'Ukraine contracta par le fait même un certain nombre d'obligations auprès de cet organisme. Le pays s'acquitta de l'une de ces obligations en adoptant une nouvelle constitution fondée sur les principes démocratiques et inspirée de l'idée de la primauté du droit. Le président Koutchma maîtrisa la politique d’équilibre en apparaissant tantôt comme le défenseur des ukrainophones, tantôt celui des russophones, selon les circonstances et ses intérêts. Un bon exemple de cette politique ambivalente est la Constitution adoptée en 1996.

- L'officialisation de l'ukrainien

En faisant adopter la Constitution du 18 juin 1996, Koutchma fit brusquement progresser la langue ukrainienne en lui octroyant le statut de langue officielle:

Article 10

1) La langue officielle de l'Ukraine est l'ukrainien.

2) L’État assure le développement et le fonctionnement
de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale partout sur le territoire de l'Ukraine.

Selon cet article 10, la langue ukrainienne devait prédominer dans tous les domaines de la vie sociale, c'est-à-dire dans le secteur public et les organismes de l'autonomie locale, en éducation dans la santé, à la télévision et au cinéma, dans les services, les médias, l'armée, etc. De par son statut, en tant que seule langue officielle, l'ukrainien devenait obligatoire sur tout le territoire de l'Ukraine. Cependant, les parlementaires avaient prévu des mesures d'atténuation.

- Le statut du russe

De fait, ce même article 10 de la Constitution contenait des dispositions en faveur du russe:

Article 10

1) La langue officielle de l'Ukraine est l'ukrainien.

2) L’État assure le développement et le fonctionnement de la langue ukrainienne dans tous les domaines de la vie sociale partout sur le territoire de l'Ukraine.

3) En Ukraine,
le libre développement, l'emploi et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales d'Ukraine sont garantis.

4) L'État doit
promouvoir l'apprentissage des langues de communication internationale.

5)
L'emploi des langues en Ukraine est garanti par la Constitution et est régi par la loi.

Comme on peut le constater, le Constitution de 1996 révèle une certaine ambiguïté: d'une part, elle confirme l’ukrainien comme seule langue officielle de l'Ukraine; d'autre part, elle précise que «le libre développement, l’emploi et la protection du russe et des autres langues de minorités nationales d'Ukraine sont garantis». En réalité, Leonid Koutchma était bien conscient que le russe détenait le statut de langue co-officielle de facto et que rien ne changerait dans les faits, sauf que le symbole changeait en faveur de l'ukrainien.

Néanmoins, la politique linguistique russophile du président conduisit à des absurdités qui irritèrent la population russophone. Par exemple, les écoliers furent obligés de lire les œuvres de l'écrivain russe Alexandre Pouchkine dans leur traduction en ukrainien. Dans les manuels scolaires des écoles russes, la langue russe fut affublée du statut de «langue étrangère», puis à celui de «langue facultative». Dans les programmes d’histoire, la présence de la Russie fut totalement extirpée, comme si l'histoire commune de l'Ukraine et de la Russie n'avait jamais existé. Dans le paysage linguistique, des centaines de noms de villes avec des noms russes furent remplacées par des appellations ukrainiennes.

- Les droits substantiels des minorités

À l’article 1er, la Constitution (aujourd'hui en vigueur) proclame que l'Ukraine forme un «État souverain et indépendant, démocratique, social et fondé sur le droit». En vertu des obligations inhérentes d'adhésion au Conseil de l'Europe, l'article 11 de la Constitution accorde des droits linguistiques substantiels aux minorités:

Article 11

L'État favorise la consolidation et le développement de la nation ukrainienne, sa conscience historique, ses traditions et sa culture, et aussi le développement des particularités ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses de tous les peuples autochtones et des minorités nationales de l'Ukraine.

Dans son article 24, la Constitution de l'Ukraine garantit à tous les citoyens les mêmes libertés et droits constitutionnels, et interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur de la peau, les convictions politiques, religieuses et autres, l'origine ethnique ou sociale, la fortune, la langue ou toute autre condition similaire :

Article 24

Les citoyens ont des libertés et des droits constitutionnels identiques, et sont égaux devant la loi. Il ne saurait exister aucun privilège, ni aucune restriction fondée sur la race, la couleur de peau, les convictions politiques, religieuses ou autres, les origines sociales ou ethniques, la richesse, le lieu de résidence, la langue ou tout autre élément.

Conformément à sa nouvelle orientation politique, l’État ukrainien entreprit la révision systématique des lois et des règlements nationaux afin de les aligner sur les règles et les principes européens, ainsi que sur les principes universels du droit international. Afin d’éliminer les effets néfastes d'une politique par laquelle l'URSS avait cherché à faire perdre aux républiques qui la constituaient leur identité nationale, l'Ukraine prit différentes mesures législatives et administratives destinées à préserver l'originalité culturelle des diverses ethnies peuplant le territoire national, dont bien sûr le groupe constituant la majorité nationale du pays: les Ukrainiens de souche, les ukrainophones, qui avaient subi un grand nombre d’injustices sous les tsars et l'Union soviétique. Par ailleurs, dans son arrêt du 14 décembre 1999, le Tribunal constitutionnel confirma l'obligation d'employer l'ukrainien dans l'ensemble des domaines officiels.

8.4 La République autonome de Crimée

Puis des tensions avec la Russie au sujet de la Crimée ne tardèrent pas à se manifester. Peu après l'accession à l'indépendance, un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se forma en Crimée, proclamant même son indépendance, mais celle-ci fut abrogée en mai 1992. Le même mois, le Parlement de la fédération de Russie déclara nul et caduc le transfert de 1954 qui rattachait la Crimée à l'Ukraine. Mais les Russes se ravisèrent et finirent par reconnaître la Crimée comme faisant partie de l’Ukraine. À ce moment-là, la république de Crimée devint une entité autonome, tout en faisant partie «intégrante et inséparable» de l’Ukraine. La péninsule était peuplée de Russes orthodoxes, d’Ukrainiens, de Tatars musulmans et de quelques minorités grecques, bulgares et juives karaïtes.

Plusieurs dispositions de la Constitution ukrainienne de 1996 — les articles 134 à 139 — sont consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, était dotée de sa propre constitution selon laquelle elle exerçait le pouvoir dans des domaines comme la préservation de la culture.

Quant à la ville de Sébastopol (340 297 habitants en 2001), en raison de son statut particulier, elle ne faisait pas partie de la République autonome de Crimée. Elle dépendait directement de l'État ukrainien, de telle sorte que le maire était désigné par le président de l’Ukraine. La ville abritait la base navale de la flotte russe de la mer Noire, partagée depuis un traité (Traité d'amitié, de coopération et de partenariat entre la fédération de Russie et l'Ukraine) signé le 31 mai 1997 entre la Russie et l'Ukraine, traité qui devait prendre fin en 2022. La Russie considère aujourd'hui l'annexion de ce territoire majoritairement peuplé de Russes comme une question réglée. En 1991, alors qu'il s'adressait aux Criméens, le président Leonid Kravtchouk eut ces propos au sujet de la Russie qui lorgnait la Crimée : «En 1954, l'Ukraine a reçu une poupée cassée. Nous l'avons réparée et, maintenant, ils la veulent.»

8.5 Les réactions négatives

L'une des difficultés de l'État ukrainien était de fonder la nation ukrainienne sur la base d'une langue nationale, l'ukrainien, et de faire des concessions importantes aux minorités, notamment la minorité russe. Il s'agit là d'une sorte de contradiction juridique qui entraîne forcément des complications dans l'application des droits de la majorité et de ceux des minorités. Pendant qu'une partie de l'élite politique et intellectuelle ukrainienne se plaignait que le soutien à l'ukrainien était insuffisant, d'autres, particulièrement les russophones, soutenaient qu'il était trop fort, d'où la nécessité de revendiquer le droit d’employer librement la langue russe non seulement dans les régions du Sud et de l’Est, mais également d'accorder au russe le statut de «deuxième langue officielle» à l’ensemble du pays. Évidemment, tout cela n'était pas pour rassurer l'opinion publique ukrainophone qui ne voyait pas dans une éventuelle nouvelle loi un quelconque compromis. Ils craignaient au contraire que le poids du russe en vienne à faire reculer la langue ukrainienne, car cela signifiait que la langue ukrainienne était inutile dans la plupart des régions du pays.

En 1998, le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), auteur notamment de L’Archipel du Goulag, publiait son essai La Russie sous l’avalanche, dont un chapitre est consacré aux relations russo-ukrainiennes, dont voici un extrait :

Les autorités ukrainiennes ont choisi la voie d’une persécution active de la langue russe. On lui a non seulement refusé le statut de deuxième langue d’État officielle, mais on l’évince encore énergiquement de la radio, de la télévision, de la presse. Dans les universités, depuis l’examen d’entrée jusqu’au projet de diplôme: tout est exclusivement en ukrainien, et si la terminologie manque – débrouille-toi.

Dans les manuels scolaires de russe, la langue est totalement expulsée, réduite à une langue « étrangère », à une langue facultative ; des programmes d’histoire, on a totalement extirpé l’histoire de l’État russe; et, depuis les programmes de littérature, c’est à peine si l’on n’a pas retiré l’ensemble des classiques russes. On entend résonner des accusations telles que « l’agression linguistique de la Russie », ou « les Ukrainiens russifiés sont la cinquième colonne ». Ainsi commence non une élévation de la culture ukrainienne, mais un écrasement de la culture russe. Et on harcèle opiniâtrement l’Église orthodoxe ukrainienne, celle qui est restée fidèle au Patriarcat de Moscou, avec ses 70% d’Ukrainiens orthodoxes.

La répression et la persécution fanatiques de la langue russe (que, dans les derniers sondages, plus de 60% de la population d’Ukraine ont reconnu comme étant leur langue principale) sont une mesure simplement bestiale, et dirigée, en outre, contre la perspective culturelle de l’Ukraine elle-même.

Soljenitsyne n'y allait donc pas avec le dos de la cuillère en qualifiant cette politique de «mesure simplement bestiale». Bien que pour les russophones cette politique linguistique de compromis ait paru vexatoire, elle fut très modérée dans les faits, car sous la présidence de Koutchma (1994-2005) il n'y eut pas de réels changements ni de projets significatifs au sujet de la situation linguistique, ce président russophone ayant toujours voulu conserver de bonnes relations économiques avec la Russie en bénéficiant du rapprochement avec l’Occident. Quant à Soljenitsyne, il défendait la Russie dans ses projets d'expansion et dénonçait «l'encerclement total de la Russie» par les pays de l'OTAN.

C’est d'ailleurs dans ce contexte que l’Ukraine adhéra en 1995 au Conseil de l’Europe. La politique linguistique pro-ukrainienne fut néanmoins un demi-succès, puisque les Ukrainiens continuèrent de raffoler des films russes, des téléséries russes et des vedettes russes. Dans certaines régions du Sud-Est, il était quasiment impossible d'entendre parler ukrainien. Fait anecdotique: au cours de la visite du pape Jean-Paul II en Ukraine (2001), des Ukrainiens affirmèrent que le pape polonais parlait mieux l’ukrainien que leur président ukrainien russophone (Koutchma). Finalement, sous la présidence de ce dernier, l'Ukraine s'enlisa.

9 La Révolution orange et l'affirmation ukrainienne

Au cours de la campagne électorale de2004, Viktor Iouchtchenko avait trouvé une alliée de taille en la personne de Yulia Timochenko, une femme d'affaires ayant réussi dans l'industrie du gaz et devenue depuis l'une des personnalités les plus riches de l'Ukraine. Certains médias avaient surnommé la populaire femme charismatique tantôt de «Jeanne d'Arc de la Révolution orange», tantôt de «princesse Leila de la Révolution orange», tantôt de «égérie de la Révolution orange», tantôt de «pasionaria ukrainienne». Cette dame millionnaire exerçait alors une extrême fascination chez les Ukrainiens, mais pas du tout chez les russophones! Mme Timochenko, avec son prénom «Yulia» et ses tresses blondes, fut l'un des symboles de la Révolution orange.

Contre toute attente, le président de la Russie, Vladimir Poutine, vint en Ukraine soutenir la candidature de Viktor Ianoukovitch, son protégé et vassal. Poutine qui aimait bien accuser les États-Unis d'ingérence est venu faire pression en Ukraine pour privilégier son candidat aux Ukrainiens. Pouvons-nous imaginer que le président des États-Unis puisse, par exemple, arriver en France pour soutenir le candidat Emmanuel Macron! Il serait expulsé manu militari !

9.1 La Révolution orange et la politique pro-ukrainienne

Comme on s'y attendait, les élections présidentielles de décembre 2004 furent remportées par Viktor Iouchtchenko (2005-2010), mais elles portèrent aussi un dur coup au légendaire bilinguisme ukrainien-russe. Les ukrainophones avaient voté presque en bloc pour le nouveau président (couleur orange), mais beaucoup de russophones de Kiev en avaient fait autant.

Par contre, les russophones et russophiles convaincus résidant dans les oblasts du Sud-Est (en bleu: Kharkiv, Donetsk, Louhansk, Zaporijjia, etc.), ainsi qu'en Crimée, votèrent pour le candidat pro-russe, Viktor Ianoukovitch. Russophones et russophiles crurent qu'ils faisaient face à des «nationalistes frustrés» qui allaient brimer leurs droits et que le candidat Viktor Iouchtchenko voulait entourer leurs régions de barbelés et y mettre le feu! Ils se figuraient aussi que les «méchants nationalistes» de l'Ouest tabassaient quiconque parlait russe! Chez les ukrainophones, des murs furent couverts d'expressions telles que «Moscovites, sortez» ("Moskali, vykhodʹte"). Le régime alors en place brandit même le spectre de la guerre civile entre l'Ouest ukrainophone et gréco-catholique, et l'Est russophone et orthodoxe.

En fait, il faut admettre que les conflits entre l'Ouest ukrainophone et le Sud-Est russophone furent exacerbés par des politiciens des deux clans, qui avaient intérêt à diviser le pays pour mieux régner : les «bons oranges» contre les «méchants bleus», ou sa variante les «bons bleus» contre les «méchants oranges». Pour Moscou, c'était l'arrivée au pouvoir des nationalistes extrémistes, ceux que Poutine appellera les «nazis». Pourtant, dans sa campagne électorale, Iouchtchenko avait toujours fait allusion à un «compromis historique», mais les russophones avaient peur de faire affaire avec un croisé de la langue!

- La Révolution orange
 

À la suite de la proclamation, le 21 novembre 2004, du résultat du deuxième tour de l'élection présidentielle, une série de manifestations politiques se déroulèrent en Ukraine. Ce fut le début de la «Révolution orange» (ou manifestations à la place Maïdan). Pourquoi orange? En Ukraine, une tradition veut qu'une jeune femme voulant dire non à un prétendant plaçait une citrouille (donc orange) devant sa porte. Au soir du 23 novembre 2004, quelque 200 000 manifestants hissant des drapeaux de couleur orange (ou le jaune du drapeau national) occupèrent le centre de Kiev, la capitale, pour dire non au résultat des élections entachées de fraudes (en réalité: des élections truquées!).

Adepte du régime post-soviétique et pro-Moscou, Viktor Ianoukovitch avait grossièrement triché pour remporter la présidentielle contre une figure d’opposition charismatique, Viktor Iouchtchenko. De plus, beaucoup d'Ukrainiens furent outrés par l'appui médiatique, politique et logistique du président russe Vladimir Poutine et de son gouvernement à V. Ianoukovitch. Tout en dénonçant ces «fraudes», Viktor Iouchtchenko exigea que de nouvelles élections soient organisées au mois de décembre. Le pouvoir tenta de résister à la marée de l’opposition et aux pressions de l’opinion internationale.

Une chose est certaine: ce sont les ukrainophones de l'Ouest qui firent la Révolution orange, non les russophones de l'Est, ni vraiment les ukrainophones de Kiev, qui ont toujours été plus conciliants, bien que, eux aussi, en aient eu ras-le-bol de la politique racoleuse et de la corruption généralisée. Les pancartes dans la foule de la Révolution orange à Kiev ne portaient aucune inscription en russe. Le 23 janvier 2005, soit après son élection à la présidence de l'Ukraine, Viktor Iouchtchenko déclarait aux Ukrainiens massés sur la place de l'Indépendance:

Ми, громадяни України, стали єдиною українською нацією. Нас не розділити ні мовами, якими ми розмовляємо, ні вірами, які ми ісповідуємо, ні політичними поглядами, які ми обираємо. У нас одна українська доля. У нас одна українська гордість.

Nous, les citoyens d'Ukraine, sommes devenus une nation unie. Personne ne peut nous séparer, que ce soit sur la base des langues que nous parlons, des religions que nous pratiquons ou des opinions politiques que nous choisissons. Nous partageons un destin ukrainien commun. Nous avons une fierté ukrainienne commune. Nous sommes fiers d'être Ukrainiens.

L'arrivée d'un président ukrainophone très nationaliste rompait la politique linguistique de l'équilibre entre deux langues et bouleversait l'opinion publique russophone qui remettait en question leur identité ukranienne.

9.2 Le président croisé de la langue

Lors de la Journée de l'écriture et de la langue ukrainiennes, le président Iouchtchenko, qui s'est toujours exprimé en ukrainien devant une foule, énonçait ainsi ses convictions à propos de la langue ukrainienne :

Українська мова – не просто засіб спілкування. Це – наша історична пам'ять, невичерпна духовна й культурна скарбниця. Це – живий зв'язок між тисячолітнім минулим, сучасністю і майбутнім великого народу.

В історії українців рідна мова завжди відігравала особливу роль: вона була основним націєтворчим чинником, єднала нас в один народ, хоча наші землі були розтерзані між чужими імперіями.

Саме зі слова розпочалося наше національне відродження, яке увінчалося відновленням української державності. Імперські сили прекрасно розуміли, що Україна не буде упокорена, доки не вбито українську мову. Тому лінгвоцид чинився століттями – у вигляді прямих "валуєвських" та "емських" заборон, таємних постанов ЦК КПРС, масових репресій проти інтелігенції, нав'язування комплексів меншовартості й поступового витіснення української мови з суспільного життя.

Ми вистояли й перемогли, бо врятували свою мову й створили велику європейську літературу.

Сьогодні українська мова має статус державної, але справа не лише в статусі. Вона відіграє вирішальну роль у процесі національного відродження й консолідації єдиної української політичної нації, у згуртуванні всього світового українства.

L'ukrainien n'est pas seulement un moyen de communication. C'est notre mémoire historique, un trésor spirituel et culturel inépuisable. C'est un lien vivant entre le passé millénaire, le présent et l'avenir d'un grand peuple.

Dans l'histoire des Ukrainiens, la langue maternelle a toujours joué un rôle particulier: elle a été
un facteur majeur de la construction nationale, nous unissant en une seule nation, même si nos terres étaient déchirées entre des empires étrangers.

C'est à partir de la parole que notre renouveau national a commencé, couronné par la restauration de l'État ukrainien. Les forces impériales étaient bien conscientes que l'Ukraine ne serait pas maîtrisée tant que la langue ukrainienne n'aurait pas été éliminée. C'est pourquoi le linguicide a été créé pendant des siècles -- sous la forme d'interdictions directes tels la circulaire Valuev et le décret Ems, ainsi que des décrets secrets du Comité central du PCUS, de répression de masse contre l'intelligentsia, d'imposition de complexes d'infériorité et du déplacement progressif de la langue ukrainienne de la vie publique.

Nous avons résisté et gagné parce que nous avons sauvé notre langue et créé une grande littérature européenne.

Aujourd'hui,
la langue ukrainienne a le statut de langue officielle, mais ce n'est pas seulement un statut. Elle joue un rôle décisif dans le processus de relance nationale et de consolidation d'une seule nation politique ukrainienne, en unissant tout le monde ukrainien.

Ce genre de discours devait plaire aux ukrainophones, mais devait faire face à de grandes résistances de la part des russophones plus portés vers la culture russe que l''ukrainienne. Au cours de son mandat, Viktor Iouchtchenko fit des efforts importants pour garantir les droits constitutionnels concernant la langue ukrainienne, mais ses pouvoirs limités transformèrent souvent ses initiatives en simple rhétorique, car la plupart de ses décrets et ordonnances (non mentionnés ici) ne furent pas respectés ou se heurtèrent, entre autres, aux obstacles dressés par celui qui sera son successeur, le russophone et russophile Viktor Ianoukovitch du Parti des régions. Une fois que la «Révolution orange» eut triomphé et qu'elle eut créé bien des attentes, les déceptions devaient forcément suivre, l'Ukraine étant encore dirigée par des humains! 

- Les inévitables déceptions

Le 4 février 2005, Viktor Iouchtchenko signait le décret portant la désignation de Yulia Timochenko au poste de première ministre. Sa candidature fut soutenue par 373 députés de la Verkhovna Rada (Parlement), qui donnèrent leur accord à la nomination. Cependant, huit mois après la Révolution orange, la plus grande déception semblait être Viktor Iouchtchenko lui-même. Il s'est révélé un politicien médiocre, peu rassembleur et incapable de faire passer ses projets de réforme. Plus de la moitié des projets de loi restèrent sur les tablettes, y compris ceux portant sur la langue! L'une des rares actions politiques qu'il a réussi à implanter fut l'introduction du doublage obligatoire des films pour les cinémas en ukrainien. Au lieu de lancer les réformes promises, les dirigeants, dont le président Victor Iouchtchenko et la première ministre Yulia Timochenko, passèrent leur temps à se chamailler. La presse ukrainienne interpréta ce constat comme «une défaite de l'équipe orange».

Le Parlement ukrainien était formé d'un grand nombre de partis politiques et plusieurs d'entre eux changeaient d'allégeance au gré de leurs intérêts. Le président Iouchtchenko ne put les rallier à sa cause, tandis que Yulia Timochenko fondait son propre parti politique (le Bloc) et accusait à maintes reprises Viktor Iouchtchenko de coopérer avec les «oligarques» du pays, et de maintenir une attitude libérale à l'égard de la corruption.

- La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires

Au cours de sa campagne électorale en 2004, Viktor Iouchtchenko avait toujours parlé d’un compromis historique pour une nouvelle politique linguistique. D'une part, il se comporta en croisé de la langue ukrainienne et de l’identité nationale, d'autre part, il voulut rétablir la situation présumée idéale du russe en tant que l'une des nombreuses langues minoritaires, pendant que la langue ukrainienne devait occuper toutes les fonctions administratives en tant que langue officielle. Même s'il se présentait comme le porte-parole de l’ukrainisation du pays, la politique linguistique échoua piteusement pendant que le président perdait ses appuis chez les russophones.

Néanmoins, le président réussit, le 19 septembre 2005, à faire ratifier par le Parlement ukrainien la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l'Europe. L'Ukraine reconnut alors les langues suivantes : l'allemand, le biélorusse, le bulgare, le gagaouze, le grec, l'hébreu, le hongrois, le moldave, le polonais, le roumain, le russe, le slovaque et le tatar de Crimée. Contrairement à d'autres États qui ont ratifié la Charte, l'Ukraine choisit de reconnaître les langues de toutes les ethnies présentes sur son territoire, tout en préférant reconnaître l'hébreu plutôt que le yiddish pour sa minorité juive. La Charte entra en vigueur le 1er janvier 2006. En même temps, Viktor Iouchtchenko fit déboulonner des centaines de statues de Lénine, tandis qu'un grand nombre de rues changèrent de noms ou de héros, passant de personnages russes à des personnalités ukrainiennes. Il donne à la langue russe un statut de «langue étrangère» comparable à celui de l'anglais, ce qui choqua les russophones!

9.3 La révolte russophone

Au cours des premiers mois de 2006, certains conseils municipaux et certaines assemblées régionales du sud et de l’est de l’Ukraine décidèrent d’élever le statut de la langue russe : les régions et les villes de Donetsk, de Kharkiv et de Louhansk, les régions de Zaporijjia et de Mykolaïv, ainsi que les villes de Sébastopol et de Dnipropetrovsk la déclarèrent soit «langue régionale» soit «seconde langue officielle». Ces mesures marquaient l'échec de la politique linguistique pro-ukrainienne du président Iouchtchenko. Une autre preuve de cet échec est que le Parti des régions, pro-russe et porte-drapeau du bilinguisme, s’est renforcé au cours de cette période. À cet égard, le gouvernement ukrainien commettait un grave erreur, non pas en proclamant légitimement l’ukrainien comme langue unique officielle, mais en donnant le statut de «langue étrangère» au russe, au même titre que l’anglais ou l’allemand. Cette tactique devait alimenter la propagande du président russe, Vladimir Poutine, qui pouvait ainsi affirmer que ses «compatriotes russophones» d'Ukraine étaient opprimés.

Quant aux réformes économiques, elles continuèrent de traîner de la patte. Les relations avec l'Est russophone devinrent glaciales et le gouvernement ukrainien finit par ne compter aucun ministre issu de cette région pourtant névralgique. Après les élections législatives de mars 2006, à l'issue de quatre mois de crise, l'ancien candidat à la présidence et principal opposant du président Iouchtchenko, Viktor Ianoukovitch, fut choisi en août 2006 comme premier ministre de l'Ukraine. Le président Iouchtchenko accepta sa candidature après avoir obtenu du camp pro-russe un pacte comportant des assurances sur le maintien de la politique pro-occidentale en Ukraine. La cohabitation des anciens rivaux ne fut pas facile, surtout après que le président eut perdu le pouvoir de limoger le premier ministre, au terme d'une réforme constitutionnelle entrée en vigueur au début de l'année 2006.

En somme, le mandat du président Iouchtchenko, qui représentait pour les russophones l’ukrainisation violente, est celui qui a le moins réussi cette politique d'ukrainisation. De fait, non seulement le Parti des régions s'est consolidé au cours de ce mandat, mais l’élection présidentielle de 2010, qui suivit, allait balayer l’élite orange, car le russophile Viktor Ianoukovitch allait remporter l’élection. Pour les russophones, l'ukrainisation prônée par Iouchtchenko mettait en péril leurs droits linguistiques, et faisait reculer leur langue et leur culture.

10 Le retour d'un régime pro-russe

Compte tenu de ce qui précédait, l'Ukraine allait tellement mal que les Ukrainiens élurent le russophone et russophile Viktor Ianoukovitch (2010-2014), celui-là même qu’ils avaient chassé six ans plus tôt. Avec 5,4% des suffrages, Viktor Iouchtchenko fut battu à plate couture (5,4% des voix) par Ianoukovitch (48,6%). Quant à Yulia Timochenko, elle arriva deuxième au scrutin présidentiel (45,8% des voix). Lorsqu'on examine la carte électorale de 2010, rien n'avait changé depuis l'élection de 2004: les ukrainophones et les russophones avaient, les uns et les autres, encore voté pour le même parti.

Cette fois, les drapeaux des milliers de manifestants sur la place de l'Indépendance à Kiev ne déployèrent pas la couleur orange, mais les couleurs bleu et jaune, le drapeau du Parti des régions (pro-russe), celui du nouveau président, et de ses alliés, les communistes et les socialistes.

Viktor Ianoukovitch se proclama président. Dans sa campagne électorale, il avait promis d'être le président de tous les Ukrainiens et de «régler» définitivement le statut de la langue russe.

Le président Ianoukovitch parlait le russe comme langue maternelle. Après son élection, il s'efforça de parler davantage l'ukrainien, sa langue seconde. Cependant, dans chacune de ses apparitions publiques, la moindre de ses fautes d'ukrainien faisait de lui la risée du pays, et ce, non seulement chez les ukrainophones, mais aussi chez les russophones. De fait, de nombreux politiciens russophones, peu importe leur parti politique, suivirent des cours particuliers «pour apprendre correctement» la langue officielle de leur pays.

Suivant l’exemple du président russe (Vladimir Poutine), Viktor Ianoukovitch décida ensuite en octobre 2010 de changer la Constitution et de concentrer les pouvoirs entre ses mains, de réprimer les médias et de répartir les richesses ukrainiennes entre une poignée d’oligarques russophones. Afin de se rapprocher de la Russie, Viktor Ianoukovitch accepta de signer, le 21 avril 2010, un traité portant à la fois sur la diminution du prix du gaz russe livré à l'Ukraine de 30% et sur le prolongement pour 25 ans du bail de la flotte russe de la mer Noire en Crimée. Les députés ukrainiens nationalistes protestèrent violemment contre cet accord au moment du vote au Parlement.

10.1 La loi russophile des trois K de 2012

En mai 2012, le Parti des régions de Viktor Ianoukovitch présenta un projet de loi linguistique au Parlement afin de conférer un statut bien défini à la langue russe. Conformément à sa promesse électorale, le Parti des régions voulait fonder sa politique linguistique sur la situation linguistique qu'il considérait comme réelle: il suffisait de codifier le bilinguisme effectif du pays en accordant au russe le statut de «deuxième langue officielle». La mesure signifiait que ce statut s'appliquait aussi à l’ensemble du pays, donc aux régions où la proportion de la population russophone était peu importante. Les débats dégénérèrent à un point tel que l'examen du projet se termina à coups de poings entre députés pro-russes et opposants. Un compromis fut trouvé: introduire une deuxième langue officielle si la proportion de la minorité qui la parle atteint 10%.

- Les magouilles parlementaires
 

Le 3 juillet 2012, par un tour de passe-passe habile, le Parlement ukrainien adopta à la majorité (248 députés sur 450, soit 55% des voix) la Loi sur les principes de la politique linguistique de l'État (Закон про засади державної мовної політики) qui fut aussitôt appelée «loi Kivalov-Kolesnichenko». En tout, il aura fallu moins de deux minutes pour que le projet de loi sur la langue soit voté sous le nez d'une opposition abasourdie et hypnotisée. En désaccord autour d'un projet de loi sur le statut de la langue russe en Ukraine, plusieurs dizaines de députés s'opposèrent au cours d'un débat houleux, qui s'est terminé en bagarre générale, un député ayant même dû être transporté à l'hôpital.

Selon les membres de l'opposition de l'époque, la loi n'avait même pas été inscrite à l'ordre du jour, et la procédure légale n'aurait pas été respectée. Faire du russe une langue officielle de facto était une promesse électorale du président pro-russe Ianoukovitch, mais la façon de le faire souleva forcément la controverse. Après le vote, des députés russophones se moquèrent des ukrainophones en les traitant d'«incapables». En signe de protestation, le président de la Rada suprême (Chambre basse du Parlement), Vladimir Litvine, présenta sa démission.

L'adoption de cette fameuse «loi des trois K» — qui sera invalidée en 2018 — entraîna, sous les fenêtres du Parlement, des affrontements entre les défenseurs de la langue ukrainienne et les partisans du renforcement du statut de la langue russe. Ces derniers firent valoir que le russe était la langue maternelle de millions de citoyens russophones en Ukraine, alors que les autres considéraient que le russe n'avait pas besoin de ce nouveau statut puisqu'il était obligatoire dans toutes les écoles ukrainiennes et qu'il demeurait très présent dans les médias, tant dans les journaux que dans les émissions de radio et de télévision. Les députés favorables à la «loi russe» affirmèrent à plusieurs reprises que la nouvelle loi favorisait non seulement l'usage de la langue russe dans la vie courante, mais qu'elle protégeait aussi les langues minoritaires du pays. Pour les défenseurs de l'ukrainien, la loi Kivalov-Kolesnichenko de 2012 n'avait aucune chance de protéger quelque langue minoritaire que ce soit (biélorusse, bulgare, gagaouze, polonais, etc.). La police dut à plusieurs reprises disperser des manifestants à coup de gaz lacrymogènes non seulement à Kiev, mais également dans d'autres villes importantes du pays.

- Le statut du russe comme «langue régionale»

La loi Kivalov-Kolesnichenko de 2012, appelée «loi Kivalov-Kolesnichenko», d’après les noms de ses initiateurs (voir l'article à ce sujet), des députés ukrainiens russophones du Parti des régions. Cette loi fut aussi appelée par les ukrainophones «loi des trois K» (Kremlin-Kivalov-Kolesnichenko), parce qu'elle correspondait aux objectifs de Moscou. La loi se voulait conforme aux dispositions de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, dans la mesure où elle permettait aussi l'emploi à égalité avec la langue officielle (l'ukrainien) de deux ou de plusieurs langues régionales ou minoritaires dans une région donnée, là où le nombre d'une minorité représentait 10% ou plus de la population, soit en principe dans 13 régions sur 27, dont Kiev, la capitale. L'octroi de statut de «langue régionale» équivalait dans les faits à rendre toute autre langue aussi officielle que l'ukrainien. 

C'est ainsi que, dans les mois qui suivirent l'adoption de la loi n° 5029-VI de 2012 ou «loi des trois K», le russe fut déclaré «langue régionale» dans les oblasts d'Odessa, de Kharkiv, de Kherson, de Mykolaïv, de Zaporijjia, de Dnipropetrovsk, de Louhansk, de Donetsk, de Soumy et de Tchernihiv, sans oublier la ville de Sébastopol en Crimée.

De plus, le hongrois dans l'oblast de Transcarpathie, le moldave et/ou le roumain dans l'oblast de Tchernivtsi avaient obtenu ce même statut dans plusieurs villes de l'Ukraine occidentale.

Au lendemain de l'adoption de la loi, le ministère ukrainien des Finances déclara que les dépenses pour la mise en œuvre de la loi s’élèveraient de 12 à 17 milliards d’hryvnias par an, soit l'équivalent de 500 à 700 millions de dollars US/année.

Étant donné que les auteurs du projet de loi n'avaient fourni aucun calcul du coût de l’application de la loi, le Ministère n’a pu concrétiser l’adoption du projet de loi. En l’absence de mécanisme de financement, la Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l'État ou «loi des trois K» devenait davantage un geste politique qui risquait de diviser davantage la société ukrainienne.

De plus, le fait d'inscrire le minimum de 10% de la population minoritaire s'avérait une véritable insulte pour les ukrainophones qui voyaient ainsi leur langue noyée littéralement par la co-oficialité du russe, la barre étant jugée nettement trop haute.  

- L'extension des droits à 18 langues

Dans les faits, l'adoption de la «loi russe», comme on l'a aussi appelée, accordait au russe, comme à toute autre langue, un statut de «langue régionale» dans 13 des 27 régions administratives de l'Ukraine, notamment dans les régions d'Odessa, de Donetsk, de Dnipropetrovsk, de Kharkiv, etc., y compris à Kiev et dans la région de Sébastopol en Crimée, où la Russie possède une importante base militaire.

Dans certaines municipalités et quelques villages, c'étaient le hongrois, le tatar de Crimée et le roumain, qui bénéficiaient de ce statut. Dans quelques régions (Ternopil et Lviv), les autorités locales refusèrent d'appliquer la loi. D'ailleurs, la signification politique de cette loi conférait un soutien à la langue russe, puisque la plupart des autres langues des différentes régions ne purent franchir la barre des 10%. De son côté, l'opposition contestait la loi : elle la considérait comme une menace pour la langue nationale, l'ukrainien, et promettait de l'abolir si elle parvenait au pouvoir. Aux yeux des ukrainophones, le renforcement du russe et de nombreuses autres petites langues aurait tôt fait d’étouffer leur langue. Les ukrainophiles étaient convaincus que si le russe devenait une «deuxième langue officielle», la connaissance de la langue ukrainienne n’étant plus nécessaire, le phénomène d'extension du russe ferait tache d’huile et s’étendrait à encore plus de domaines de la vie quotidienne.

10.2 Un régime corrompu aux illusions perdues

Sur un fond d'accusation de corruption par la justice ukrainienne, le président Ianoukovitch intenta des poursuites contre une quinzaine d'anciens membres du gouvernement Louchtchenko, dont l'ex-première ministre Yulia Timochenko, qui fut condamnée à sept ans de prison ferme «pour abus de pouvoir». En 2012, l'Union européenne signait des accords de libre-échange et d'association politique avec l'Ukraine. Cependant, Bruxelles déclara que ces accords ne seraient pas ratifiés, tant que l'Ukraine ne répondrait pas aux préoccupations concernant la «détérioration de la démocratie et de la primauté du droit ukrainien», en faisant allusion notamment à l'emprisonnement des opposants du président Ianoukovitch, dont Youlia Timochenko en 2011 et en 2012. Le 25 février 2012, l'Union européenne donnait un délai de trois mois à l'Ukraine pour mener à bien les changements nécessaires à son système judiciaire et à son système électoral afin de permettre la signature officielle des accords bilatéraux.

- Un président cleptomane

Les opposants au président Viktor Ianoukovitch l'accusèrent d'avoir vidé les caisses de l'État, où des milliards de dollars quelque 40 milliards d'actifs publics via des comptes offshore ou des sociétés écrans auraient disparu. Le président avait en effet plongé son pays dans un état de banqueroute désastreux, résultat de nombreuses années d’un régime politique corrompu et d’une soumission chronique aux intérêts russes. Bien que Ianoukovitch soit issu des régions de l'Est, le Donbass, il ne fit rien pour aider ses compatriotes russophones, préférant piller le pays au bénéfice de sa famille. Son fils ainé, Oleksander, figurait parmi les hommes les plus riches de l'Ukraine; l'enrichissement familial avait connu une impressionnante augmentation depuis l'élection de Viktor Ianoukovitch à la présidence.

Alors qu'il devait son élection à l'appui traditionnel des régions situées à l'est du Dnipro, il vit se réduire le soutien de ses partisans qui étaient mécontents de la dégradation économique du pays. À l'ouest de la capitale, Kiev, le président fut carrément méprisé. La photo ci-contre, la luxueuse maison de campagne du président, témoigne de la corruption du régime.

- La non-adhésion à l'Union européenne

Après avoir promis à maintes reprises de diriger l’Ukraine vers l’Union européenne, Viktor Ianoukovitch annonça, le 21 novembre 2013, qu'il refusait de signer l'accord d'association avec l'Union européenne, à la suite des pressions de la Russie. Son geste alluma la révolte qui allait lui coûter son poste et plonger son pays dans un conflit meurtrier. En effet, les Ukrainiens sortirent de nouveau dans la rue : des milliers de personnes protestèrent contre la volte-face des autorités et occupèrent la place de l'Indépendance, où ils érigèrent des barricades et affrontèrent à plusieurs reprises les forces de l'ordre. Si la Révolution orange de 2004 correspondait à un soulèvement populaire de tous les espoirs, les affrontements de l’automne 2013 se voulaient plutôt une révolte contre les illusions perdues.

L'Ukraine était devenue l'un des pays les plus corrompus de la planète. Le système judiciaire s'en remettait totalement à l'arbitraire, tandis que l'État de droit paraissait quasiment inexistant. Il faut admettre aussi que ce régime politico-judiciaire «altéré» est aussi un legs de l'Union soviétique où régnaient constamment la corruption, le népotisme, l'intimidation et les menaces! Par contre, pour beaucoup d'Ukrainiens, l'Europe représentait une sorte de «normalité», celle des relations entre l'État et ses citoyens, des règles du jeu politique claires et transparentes, d'un État de droit, d'une justice qui fonctionne. D'un point de vue identitaire, la plupart des Ukrainiens, ceux des régions de l'Ouest notamment, se considéraient comme des Européens. Or, l'Ukraine se trouvait fort dépendante de la Russie au plan économique : le pays avait besoin de la Russie pour ses approvisionnements en ressources naturelles, en particulier le gaz, que Moscou lui offrait à tarif réduit. Pendant que l'Union européenne proposait son aide à la condition que l'Ukraine procède à d'importantes réformes, la Russie offrait une aide sans condition.

La politique d’admission à l’Union européenne est régie par l’article 49 du Traité sur l’Union européenne, lequel rappelle que tout État de l'Union doit respecter les principes fondamentaux énoncés à l’article 2, notamment le respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités:

Article 2

L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes.

Manifestement, l'Ukraine ne pouvait à ce moment-là satisfaire à ces conditions, car depuis l'indépendance les conflits entre ukrainophones et russophones n'ont jamais pu être réglés.

11 La crise ukrainienne de 2014

Chez beaucoup d'Ukrainiens, la décision du président Ianoukovitch de refuser les accords avec l'Union européenne fut perçue comme une tentative de ramener l'Ukraine dans le giron de la Russie, alors qu'une bonne partie des Ukrainiens tentaient de s'en distancer. En même temps, d'autres voulaient se débarrasser d'un président sur qui pesaient de graves soupçons de népotisme et de corruption. Pire, le président pro-russe (Ianoukovitch), fidèle aux méthodes soviétiques, avait même ordonné qu’on ouvre le feu sur les manifestants pro-ukrainiens qui réclamaient son départ, faisant des dizaines de victimes. Non seulement ce drame galvanisa le public, mais il intensifia le mouvement de contestation, amenant plusieurs hauts responsables des forces de sécurité à démissionner, jusqu’à ce que le dirigeant ukrainien se retrouve isolé, sans moyen de répression.

Beaucoup de russophones de l'est du pays, plus proches de la Russie, géographiquement, culturellement et linguistiquement, craignirent les représailles russes en cas de signature d'un accord avec l'Union européenne. Le président russe, Vladimir Poutine, menaça justement de suspendre les livraisons de gaz naturel vers l'Ukraine et de diminuer l'importation de produits ukrainiens. Les manifestants exigèrent le départ du président Ianoukovitch et menacèrent de prendre d'assaut le palais présidentiel.

11.1 La destitution du président pro-russe

Finalement, le 22 février 2014, le président Ianoukovitch fut destitué par le Parlement, après une dernière flambée de violence qui fit plus de 80 morts. Dans un climat pour le moins trouble, les partisans pro-européens se retrouvèrent en majorité, car de nombreux députés du Parti des régions (pro-russe) s'étaient absentés ou avaient changé de parti. Sur un total de 445 députés présents, 328 votèrent en faveur de la destitution, soit 73,7%. Un nombre de députés encore difficile à déterminer d'indéfectibles votèrent vainement contre cette destitution.

D'un point de vue strictement légal, il y avait seulement trois motifs pour désigner un nouveau président en Ukraine: le décès du chef d'État, sa démission et une motion de non-confiance au Parlement. La procédure de motion de confiance est prévue par la Constitution et tient compte de la participation de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême et de la Rada suprême. Or, cette procédure n'a jamais été entamée dans le cas de la destitution de Viktor Ianoukovitch. Il s'agissait d'un coup de force tel qu'on les connaissait sous l'Union soviétique. D'ailleurs, les députés russophones ne se privaient pas, de leur côté, à entreprendre des coups de force similaires, comme en 2012. Que ce soit les ukrainophones ou les russophones, ils avaient tous appris ce genre de manœuvre sous l'Union soviétique. Selon le Service des frontières de l'État ukrainien, Ianoukovitch a tenté de fuir l'Ukraine via un vol depuis Donetsk, mais il a été arrêté par les garde-frontières.

Le lendemain, soit le 23 février, le Parlement ukrainien nommait Alexandre Tourtchinov, un proche de l'opposante Yulia Timochenko, au poste de président de la République par intérim, en remplacement de Viktor Ianoukovitch.

11.2 L'abolition ratée de la loi russophile

Puis, le même jour, la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien), cette fois à majorité pro-ukrainienne, abrogea la loi «des trois K» de 2012 en adoptant le projet de loi «sur la reconnaissance de la date d'expiration» de ladite loi (проект Закону "Про визнання таким, що втратив чинність, Закону України„ Про засади державної мовної політики"), soumis le 28 décembre 2012. La loi Kivalov-Kolesnichenko avait été perçue comme une provocation anti-ukrainienne organisée sous la présidence de Viktor Ianoukovitch pour russifier l'Ukraine et préparer l'invasion russe, qui commença de fait un an et demi après son adoption. Cette loi qui jetait les bases d’un bilinguisme officiel dans les régions où la population minoritaire dépassait les 10%, comme en Crimée et dans l’est du pays

L'abolition de cet article 7, qui protégeait toutes les minorités, mais avant tout russophones, mit à son tour le feu aux poudres, dont en voici la teneur:

Article 7  («loi Kivalov-Kolesnichenko»)

Langues régionales ou minoritaires de l'Ukraine

1)
Les principes de la politique linguistique prévue à l'article 5 de la présente loi sont appliqués à toutes les langues régionales ou minoritaires parlées sur le territoire de l'Ukraine.

2) En vertu de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, les langues régionales ou minoritaires de l'Ukraine,
auxquelles s'appliquent les mesures visant l'emploi des langues régionales ou minoritaires déterminées dans la présente loi : le russe, le biélorusse, le bulgare, l'arménien, le gagaouze, le yiddish, le tatar de Crimée, le moldave, l'allemand, le grec moderne, le polonais, le romani, le roumain, le slovaque, le hongrois, le ruthène, le karaïte et le trasianka.

3) Pour chaque langue définie au deuxième paragraphe du présent article, les mesures visent à l'emploi des langues régionales ou minoritaires, comme le prévoit la présente loi, à la condition que le nombre de locuteurs des langues régionales résidant dans la région où la langue est employée représente 10% ou plus de sa population.

Par décision du conseil local dans certains cas et en tenant compte des situations particulières, de telles mesures peuvent être appliquées à la langue lorsque le groupe de la langue régionale est inférieur à 10% de la population du territoire concerné.

Le droit de soulever la question concernant l'application des mesures visant à l'utilisation des langues régionales ou minoritaires appartient également aux habitants du territoire sur lequel cette langue est employée.

Au cas où les signatures de plus de 10% des personnes vivant dans un territoire particulier sont recueillies, le conseil municipal doit prendre une décision dans les 30 jours suivant la réception des listes de souscription. Les actes ou les omissions du Conseil local peuvent être contestés devant les tribunaux, conformément à la procédure administrative.

La procédure pour constituer des groupes d'initiative et la préparation des listes de signature sont déterminées dans ce cas par la législation en matière de référendum.

4) L'effectif du groupe de langue régionale dans une zone particulière est déterminé sur la base du recensement de la composition linguistique de la population en termes d'unités administratives (la République autonome de Crimée, les régions, les oblasts, les villes  et les villages). [...]

Évidemment, les ukrainophones auraient voulu provoquer délibérément les russophones qu'ils n'auraient pas fait mieux! Sans surprise, l'abrogation hâtive de cette loi, à l'instar de son adoption tout aussi hâtive en 2012, entraîna instantanément une nouvelle crise politique en Ukraine, provoquant une vague de manifestations dans toutes les parties russophones du pays, et surtout en Crimée. Cette abrogation de la loi par le Parlement ukrainien, après la fuite de l’ancien président Viktor Ianoukovitch le 23 février 2014, fut immédiatement instrumentalisée et récupérée par la Russie qui y a vu un geste provocateur contre la «population russophone» de l'Ukraine et comme l’une des justifications de l’annexion de la Crimée et du déclenchement des hostilités dans le Donbass. Sauf que le président par intérim, Alexandre Tourtchinov, ni son successeur Petro Porochenko n'ont jamais signé l'abrogation de la loi qui demeurait donc en vigueur. Et elle allait le demeurer encore six ans!

Évidemment, les russophones avaient tout fait, eux aussi, pour provoquer la colère des ukrainophones. Non seulement ils avaient magouillé pour faire adopter à la va-vite «leur» loi russophile, mais le seuil du statut spécial d'une langue fixé à 10% constituait une véritable insulte pour les ukrainophones. Avec un seuil de 10%, pratiquement tous les russophones se trouvaient dans une «région bilingue», alors que, selon les opposants ukrainophones à la loi, le seuil du statut spécial d'une langue aurait dû être de 50% de la population d'une région. Avec un seuil de 50%, le russe ne se serait qualifié que dans les régions de Crimée, de Donetsk et de Louhansk, ce qui aurait été inacceptable pour les russophones. Dans d'autres pays, un seuil fixé entre 20% et 30% apparaît généralement acceptable.

Le même jour, le 23 février 2014, des manifestations anti-Maïdan éclatèrent principalement dans l'est de l'Ukraine, notamment à Kharkiv, la seconde plus grande ville d’Ukraine. Quelques jours plus tard, le 28 février, les manifestations évoluèrent en insurrection armée de la part des pro-Russes dans le Donbass (le Donetsk et le Louhansk) contre le nouveau gouvernement ukrainien. L'insurrection, aidée par des troupes russes sans insignes, devint sécessionniste: se déclarèrent indépendantes la République populaire de Donetsk (7 avril) et la République populaire de Lougansk (11 mai). Dès le 2 mai 2014, l'armée ukrainienne était intervenue, mais elle fut stoppée en juillet par les troupes russes, tandis que la Russie, pays frontalier, fut accusée de soutenir militairement les insurgés.

- La rédaction d'une loi plus ukrainophile

Le président par intérim Tourtchinov demanda, le jeudi 27 février, au Parlement ukrainien de créer un groupe de travail afin de rédiger une nouvelle loi sur le statut des langues en Ukraine. Le 3 mars, celui-ci déclara qu'il ne signerait pas le projet de loi d'abrogation tant qu'une loi de remplacement n'aurait pas été adoptée pour «tenir compte des intérêts de l'est et de l'ouest de l'Ukraine, et de tous les groupes ethniques et les minorités».

Le projet de loi devait être préparé de toute urgence, compte tenu des agitations autour de cette question problématique. Par ailleurs, la commission spéciale de la Rada suprême chargée de rédiger la nouvelle loi linguistique examinait la possibilité de renoncer progressivement à l'alphabet cyrillique (très chère aux russophones) pour le remplacer par l'alphabet latin. Des députés ukrainiens promettaient d'enrichir leurs compatriotes si ceux-ci renonçaient à l'alphabet cyrillique. Ce genre de proposition ne contribuait certainement pas à apaiser les russophones. Or, ces derniers ne voulaient entrer ni dans l'Union européenne ni dans l'OTAN, et ne soutenaient pas le nouveau gouvernement à Kiev. Chez les russophones des régions de l’Est, généralement acquises à l’ancien gouvernement, la prise du pouvoir par les «pro-Européens» fut accueillie par de très vives réticences. Cette destitution leur paraissait comme un coup d’État institutionnel, en dépit du maquillage juridique qu’on lui a trouvé après coup.

11.3 La cassure de 2014

Plus rien ne devait être pareil en Ukraine à partir de cette années-là. Dans les faits, la seule légitimité du nouveau gouvernement relevait de la colère des manifestants pro-européens et d'un parlement à ses ordres. Si le gouvernement ukrainien finit par retirer le projet de loi sur l’abolition de la loi sur les langues de 2012 (Loi sur les principes de la politique linguistique de l'État ou «loi Kivalov-Kolesnichenko»), il ne put empêcher l’éclatement du pays, bien que la loi soit toujours en vigueur.

Dans les faits, le conflit linguistique était avant tout une affaire politique, étant donné que les tensions n'avaient commencé qu'à partir de l'éviction du pro-russe Viktor Ianoukovitch. Jusque là, les russophones ne se plaignaient pas vraiment d'être des citoyens ukrainiens, ni en Crimée qui avait sa «république autonome», ni ailleurs, y compris dans la ville de Sébastopol qui était russe, avec le statut de «ville fédérale» de Russie. Dans le pays de Poutine, le renversement du président pro-russe Ianoukovitch fut interprété comme une usurpation du pouvoir par des Ukrainiens ultranationalistes, donc des «nazis» (ou des «fascistes») russophobes, prêts à donner l'Ukraine, y compris la Crimée, aux adversaires des Russes, c'est-à-dire à l'OTAN. Dès lors, le président Vladimir Poutine devait se radicaliser parce qu'il voyait l'Ukraine quitter l'influence russe pour l'Europe et l'Occident: l'Ukraine devenait une menace pour le régime du président Poutine en Russie.

- L'ukrainisation renforcée

Malgré l’adoption d’une constitution démocratique de 1996, les problèmes persistèrent en raison de l'impréparation de la société civile engluée dans les stéréotypes hérités du passé soviétique et de l'incapacité de l’élite dirigeante de réformer profondément le pays qui devait sombrer dans la corruption. Cette situation fut à son comble sous le régime du président Ianoukovitch. Il devint alors évident que les chances de trouver une solution pacifique à la réintégration des zones russophones dissidentes furent à peu près nulles. En réaction, les autorités se sentirent obligées de s'engager dans une ukrainisation systématique en raison des pressions constantes des nationalistes ukrainiens, ce qui en même temps accentuait les désirs de séparation chez les russophones. Le gouvernement intérimaire de Kiev se montra inapte à rassurer les populations orientales pro-russes et ne parvint pas à prouver qu'il était un gouvernement soucieux des intérêts de tous les Ukrainiens.

- L'intervention du président Poutine en Crimée

Aux yeux de Moscou, les opposants qui avaient renversé le régime pro-russe de Viktor Ianoukovitch étaient de «dangereux fascistes», qui se baladaient dans les rues de Kiev avec des armes automatiques à la main et menaçaient d'occire les minorités russophones en Ukraine. Tout cela était éminemment faux, mais comme il fallait s'y attendre la Russie avait un prétexte pour aider ses «frères russes».

En effet, le Conseil de la fédération de Russie avait autorisé, le 1er mars 2012, le recours à la force en Ukraine en raison de la situation hautement alarmante dans ce pays, de la menace pesant sur la vie des citoyens russophones et sur les effectifs du contingent militaire russe déployés dans la République autonome ukrainienne de Crimée conformément à un accord bilatéral. Par la suite, la Région autonome de Crimée devint le théâtre de nombreux affrontements entre les prorévolutionnaires ukrainiens et les pro-Russes. Le Parlement local ainsi que les aéroports de Sébastopol et de Simferopol furent occupés par des hommes armés qui se revendiquaient comme groupes d'autodéfense de la population russophone.

La situation politique de l'Ukraine n'est pas aisée à comprendre dans la mesure où elle impliquait l'intrusion de la Russie du président Vladimir Poutine. Du point de vue de Moscou, l'élargissement de l’Union européenne jusqu'en Ukraine constituerait un véritable affront. C'est pourquoi le président russe désirait y faire contrepoids avec son projet d'«Union eurasienne». En offrant 15 milliards à l'Ukraine, Poutine croyait fermement d'avoir empêché l'intégration européenne de son voisin. Pour lui, la crise ukrainienne était orchestrée de toutes pièces par les États-Unis (sans preuves) et constituait un nouveau cas d’immixtion occidentale dans la sphère d’influence traditionnelle de la Russie. Devant ce qu’il percevait comme des ingérences hostiles, le président russe était prêt à employer tous les moyens dont il disposait, y compris l'occupation d'une partie de l'Ukraine pour protéger une minorité russophone prétendument menacée. La Russie devait voler au secours d’une minorité russophone en annexant le territoire d’un pays souverain, en l'occurrence la Crimée. Évidemment, ce genre de solidarité avec une minorité frère dans un autre pays peut paraître suspect en raison de son implication militaire. On peut aussi penser que Vladimir Poutine voulait surtout s'assurer la pérennité du traité qui lui permettait de garder sa flotte en Crimée et se faire promettre que l’Ukraine n’adhérerait pas à l’Union européenne.

Pour saisir tant soit peu la crise ukrainienne, il faut considérer que la Russie avait toujours été omniprésente, même de manière indirecte, dans les affaires intérieures ukrainiennes. La Russie gardait la même attitude envers l’Ukraine qu’avant l’effondrement de l'Union soviétique: elle tendait à considérer ce pays comme l'une de ses «colonies», un territoire sur lequel elle avait un «droit de regard» et un droit d’intervention. La Russie de Vladimir Poutine caressait ainsi l’espoir de refaire de l’Ukraine un pays satellite; elle ne voulait donc pas «perdre» ce vaste pays au bénéfice de l’Europe. La Russie ne désirait même pas en principe s'approprier le Donbass, le «bassin houiller du Donets» correspondant aux oblats de Louhansk et de Donetsk, un territoire avec des mines désuètes au coût d'extraction exorbitant, ce qui constitue plus un fardeau qu'un actif. Elle désirait seulement que l'Ukraine soit suffisamment déstabilisée pour se disqualifier comme candidate à l'Union européenne.

11.4 Le gâchis des oligarques ukrainiens

En 1995, les Ukrainiens étaient aussi riches que les Polonais, mais moins riches que les Russes.  En 2014, le revenu moyen se situait autour de 4000 $ US (ou 2900 €) pour les Ukrainiens, mais autour de 13 000 $US (9500 €) pour les Polonais et de 14 000 $US (10 200 €) pour les Russes (mais près de 50 000 $US pour les Suédois et plus de 60 000 $US pour les Américains). L'économie de l'Ukraine était devenue anémique et dépendante de la Russie avec des industries désuètes. L'Ukraine devait prendre des décennies avant de rattraper la Pologne.
 

Il est légitime de chercher à savoir qui était responsable de tout ce gâchis. Selon de nombreux observateurs de la politique ukrainienne, c'étaient les oligarques et les politiciens sous leurs ordres, car c'étaient eux qui avaient été bien plus préoccupés à s'enrichir avec leurs familles qu'à bâtir leur pays. Cette minorité influente héritait des préjugés de l'élite soviétique concernant la langue et la culture ukrainiennes, si ce n'était, dans certains cas extrêmes, l’existence même du pays. De plus, ces oligarques et politiciens associé ont hérité de ressources administratives exceptionnelles et accumulé des richesses considérables. Par exemple, Leonid Koutchma, président de l'Ukraine de 1994 à 2005, Viktor Ianoukovitch, le président destitué, Yulia Timochenko, l'ex-première ministre, et Petro Porochenko, le président qui sera élu en mai 2014, sont tous des oligarques milliardaires qui ont travaillé avec les anciennes autorités russes et ont amassé leur fortune sur les dépouilles de l'Ukraine postcommuniste. Plutôt que de tenter d'améliorer le sort des démunis, ils ont tous préféré veiller sur la fortune de leurs familles, alors que la criminalité organisée devenait la nouvelle force motrice de l'Ukraine indépendante.

Les habitants de l'Ukraine se sont sentis volés et étranglés par les oligarques qui ont gouverné leur pays depuis l'indépendance. Si Yulia Timochenko, Victor Iouchtchenko et Petro Porochenko étaient ukrainophones, Leonid Koutchma et Viktor Ianoukovitch étaient russophones, ce qui signifie que tous les Ukrainiens pouvaient  jouer «avec les règles» plutôt que «selon les règles». Ce n'est pas un hasard si tous les oligarques ukrainiens ne parlaient que le russe en privé.

Les oligarques ukrainiens se sont retrouvés au premier plan de la politique de leur pays. Ils semblaient perpétuer en fait une tradition solidement établie depuis l'Union soviétique. À l'élection présidentielle de 2014, que ce soit de façon directe ou indirecte, ces oligarques ont encore joué un rôle majeur dans la transition politique provoquée par le mouvement Euromaïdan en faisant élire l'un des leurs, Petro Porochenko, un ukrainophone, qui avait fait fortune dans les chocolats Roshen. Les oligarques sont toujours bien incrustés dans le paysage politique ukrainien. Certains de ces Ukrainiens richissimes ont par ailleurs assis leur domination dans de nouveaux secteurs de l'économie, à la faveur de la guerre dans laquelle est plongé le pays. Seul, jusqu'ici, le président Volodymyr Zelensky s'est distingué comme comédien et humoriste, mais lui aussi est devenu riche par ses succès à la télévision! 

11.5 L'élection d'un président nationaliste ukrainophone

Dès le début de sa présidence en 2014, Porochenko devait mener le pays à travers la première phase de la guerre dans le Donbass, poussant les forces séparatistes russes à se rebeller. C'est aussi ce président qui allait promouvoir la langue ukrainienne, le nationalisme ukrainien, le capitalisme inclusif, la décommunisation et la décentralisation administrative.
 

Dans le passé, la plupart des russophones voyaient l'ukrainien comme une «langue folklorique», alors que plusieurs considèrent maintenant cette langue comme un symbole de l'indépendance. On rapporte ces propos de Lénine: «Si nous perdons l’Ukraine, nous perdons la tête.» Est-ce que cela signifie que l'Ukraine a enfin repris en mains son destin et que les jours de la langue russe sont comptés dans ce pays? Est-ce plutôt que Moscou craint que le «virus démocratique» ukrainien ne contamine la Biélorussie, puis la Russie? Beaucoup de russophones d'Ukraine considèrent désormais l'Ukraine comme «leur pays» et sont prêts à se bilinguiser. Bon nombre de russophones sont donc devenus des Ukrainiens tout en ayant le russe comme langue maternelle. Cela n'en fait pas nécessairement des Russes, sinon les Australiens, les Nigériens, les Anglais, les Irlandais, les Ougandais, etc., seraient tous des Américains!

L'Ukraine aura toujours ce grand voisin, la Russie, qu'il sera impossible d'ignorer. En 2014, l'opposition pro-russe veillait au grain et parlait toujours de faire du russe la «seconde langue officielle» du pays, comme en Biélorussie. Pourtant, seule une minorité russophone en Ukraine souhaitait donner au russe ce statut de «seconde langue officielle». De fait, dans une proportion de 70%, les russophones considéraient alors qu'une «bonne connaissance de l’ukrainien» était nécessaire, tandis que le besoin d'une bonne connaissance du russe était appuyé par 44% d'entre eux. Bref, les positions semblaient ambivalentes.

- Le statut des langues

Dans un passé relativement récent, le Parlement ukrainien (la "Verkhovna Rada") avait vu apparaître de nombreux projets de loi sur le statut de l'ukrainien. Pas moins d'une quinzaine d'entre eux auraient été reçus au Comité parlementaire en matière de culture et de moralité, dont quatre prévoyaient un statut particulier au russe. De plus, les autorités ukrainiennes auraient adopté plus de 80 lois et quelques centaines d'autres actes législatifs destinés à limiter l'emploi du russe et à valoriser l'ukrainien. Selon plusieurs observateurs, la plupart de ces projets de loi seraient inconstitutionnels, car la Constitution adoptée le 28 juin 1996 prévoit que la seule langue officielle est l’ukrainien: le premier paragraphe de l’article 10 énonçant que «la langue officielle de l'Ukraine est l'ukrainien».

Depuis l'adoption de la «loi Kivalov-Kolesnichenko» de 2012 et son abrogation annulée, depuis l'élection à la présidence du pro-occidental Petro Porochenko, un ukrainophone, et les élections législatives d'octobre 2014, l'Ukraine se trouvait avec des formations pro-occidentales à la Verkhovna Rada. Cependant, le président Porochenko n'avait pas plus (que ses prédécesseurs) signé l'abrogation de la loi de 2012, qui devait rester en vigueur quelques années encore.

Sous la présidence de Porochenko, les oligarques d'Ukraine étaient toujours propriétaires de la plupart des médias et des chaînes de télévision. Ce sont eux qui avaient accordé leur appui à l'ancien président Viktor Ianoukovitch, car celui-ci défendait leurs intérêts et ne remettait pas en question leur prédominance sociale. Ils soutenaient son orientation vers la Russie, puisque celle-ci garantissait la stabilité économique du pays et plus précisément les «subventions au gaz». Ce sont eux aussi qui ont soutenu le nouveau président , pour les mêmes raisons. Les oligarques espéraient sans doute changer l'Ukraine après l'élection de Porochenko. Toutefois, celui-ci, bien qu’issu de ce club sélect, dut affronter d'énormes défis politiques et économiques. Le pays était exsangue depuis une vingtaine d'années en raison des luttes de clans, visant non pas à bâtir un pays, mais à le piller. Dans son discours d’investiture du 7 juin 2014, Petro Porochenko s’adressa aux citoyens de la région industrielle russophone du Donbass contrôlée en grande partie par les rebelles et où il comptait se rendre rapidement. Il leur promit de mener une décentralisation du pouvoir et de garantir l’usage libre de la langue russe. Mais en même temps le nouveau président refusa tout «compromis» avec la Russie sur l’appartenance de la Crimée à l’Ukraine.

11.6 La guerre du Donbass (2014)

L'Ukraine s'enfonça dans une escalade de violences, d’impostures et d'actes de cynisme, ce qui rappelle le comportement de ceux qui entraînèrent le monde vers le désastre de la Première Guerre mondiale.
 

Quoi qu'il en soit, ce sont les Russes qui ont fourni les armes aux milices, qui les ont formées et qui les ont financées. C'est la Russie qui a envoyé ses troupes d’élite s’entraîner dans le Donbass, déguisées en séparatistes, avec des armes des plus sophistiquées, ce qui a eu pour effet de prolonger une guerre qui n'aurait jamais dû commencer. Environ 70% des forces sécessionnistes étaient constituées de l’armée fédérale russe, des services secrets et des forces spéciales russes : militaires sous contrats, soldats de l’armée régulière, mercenaires recrutés dans des centres spéciaux en Russie ou provenant des forces de l'ordre tchétchènes. Cependant, ce sont les ukrainophones qui s'opposèrent à un statut particulier pour les oblasts du Donbass et qui s'opposèrent au moindre changement au statut du russe.  

Dans l'éventualité où la Russie continuerait à s'ingérer dans les affaires internes de l'Ukraine, elle continuerait aussi à financer les groupes pro-russes armés et à poursuivre son chantage pour le gaz naturel. L'important pour la Russie, il faut le réitérer, c'est que l'Ukraine demeure dans sa sphère politico-économique. Malheureusement, la guerre russo-ukrainienne avait déjà en 2014 causé la mort de plusieurs milliers de personnes innocentes (au moins 13 000).

En août 2014, la Russie ne se contentait plus d'armer, de financer et d'entraîner les rebelles pro-russes de l'est de l'Ukraine, elle combattait clairement à leurs côtés. Le président Vladimir Poutine jurait que ses soldats avaient profité de leurs congés pour donner un «petit coup de pouce» en Ukraine, de leur propre chef. Autrement dit, l'Ukraine servait de destination de vacances pour les soldats russes!

Puis en septembre 2014, un accord appelé «Protocole de Minsk» fut formulé par un groupe de contact trilatéral sur l'Ukraine, composé des représentants de l'Ukraine, de la Russie, de la «République populaire de Donetsk» et de la «République populaire de Louhansk», dans le but de mettre fin à la guerre en Ukraine orientale.

Quoi qu'il en soit, l'accord de Minsk n'atteignit jamais son objectif de faire cesser tous les combats dans l'est de l'Ukraine. Le premier problème résidait dans le fait que l'Ukraine n'était pas prête à accepter une décentralisation politique, tandis que la Russie reprochait à Paris et Berlin de prendre fait et cause pour l'Ukraine, ce qui a donné comme résultat que, dans les deux régions en question, sous la direction des commandants russes, on pratiquait la prise d’otages, les tortures et les meurtres des nationalistes ukrainiens.

- La fissure entre deux communautés linguistiques

Cette crise ukrainienne démontre aussi que les ukrainophones et les russophones n'ont jamais cessé de se chamailler et n'ont rien fait pour en arriver à une entente. Lorsque le président élu était ukrainophone, celui-ci favorisait des politiques pro-ukrainiennes et anti-russes ; lorsqu'il était russophone, il privilégiait des politiques pro-russes et anti-ukrainiennes. Par son action, le gouvernement ukrainien durcissait le conflit qui risquait de se prolonger. À dire vrai, ukrainophones et russophones continuaient d'agir comme ils l'avaient toujours fait depuis l'indépendance: ils s'ingéniaient à ne pas aboutir à une entente avec le résultat que ce qui était gagné par une communauté linguistique constituait nécessairement une perte pour l'autre. L'adoption à la hâte de la «loi Kivalov-Kolesnichenko» en 2012 en était un exemple manifeste.

Cette loi, on le rappelle, avait été adoptée par une majorité parlementaire pro-russe contre l'avis de la majorité des députés ukrainophones. S'ils prenaient le pouvoir à leur tour, ceux-ci avaient promis de l'abolir, en refusant de tenir compte de l'avis de la majorité des députés russophones. Comme s'il était nécessaire que les représentants d'une communauté fassent tout en leur pouvoir pour provoquer l'Autre et nier son existence.

L'adoption à la sauvette de la loi visant à renforcer l'usage de la langue russe n'a fait que raviver l'éternelle division entre la partie occidentale du pays, ukrainophone, nationaliste et identitaire, plutôt orientée vers l'Europe, et la partie orientale, plus conservatrice et nettement russophile. La carte de gauche illustre cette fissure entre les Ukrainiens de l'Ouest (région pro-occidentale) et ceux de l'Est (région pro-russe), avec une frange nationaliste (modérée) entre les deux, qui inclut Kiev.

Loin de freiner le mouvement vers une plus grande autonomie dans le Donbass, les politiques de l’Ukraine ont pour effet de pousser ces deux régions vers l’est parce que le puissant voisin russe semblait offrir une solution de rechange raisonnable pour retrouver la stabilité, tandis que Kiev se faisait chaque jour un peu plus lointaine pour les populations du Donbass. Cette polarisation entre deux communautés linguistiques fut vécue comme si ce qui était obtenu par une communauté se trouvait perdu par l'autre, et vice versa. Toute loi linguistique en Ukraine ne peut pourtant trouver une issue favorable qu'avec l'accord des principaux partis politiques, sinon c'est peine perdue.

Dans la pratique, le Parlement ukrainien était aux prises avec des députés qui changeaient constamment d'allégeance politique et rejoignaient l'opposition en fonction de leurs intérêts personnels ou régionaux, avec le résultat qu'il ne fallait qu'un nombre minimal de voix pour obtenir la majorité parlementaire et faire adopter n'importe quelle loi. Cette façon de faire produisait l'effet d'un véritable cancer dans la démocratie ukrainienne. En somme, tous les gouvernements en place depuis l'indépendance ont manié tour à tour l’indifférence, la coercition et l’apaisement, en jouant continuellement au chat et à la souris avec la population.

La photo de gauche montre une Ukrainienne tenant une carte de son pays avec, en vert, le mot Україна («Ukraine») et, en rouge, le mot Новороссия (Novorossiâ : «Nouvelle Russie». Cette photo illustre bien la polarisation entre l'Ouest et le Sud-Est ukrainien.

- La déstabilisation de l'Ukraine

En avril 2014, quelques jours suffirent pour qu'une dizaine de villes (Kramatorsk, Horlivka, Artemivsk, Marioupol, Droujkivka, etc.) de la région ukrainienne de Donetsk (voir la carte détaillée) tombent sous le contrôle de milices pro-russes qui prirent progressivement d'assaut les immeubles de l'administration locale ou les quartiers généraux de la police, sinon les deux à la fois. Ces brigades d'assaut non identifiées furent appelées ironiquement par les Ukrainiens «petits hommes verts», lesquels sont en fait des soldats d’élite russes, comme ceux qui étaient à l’œuvre en Crimée avant le rattachement de la péninsule ukrainienne à la Russie.

Ces escouades des forces spéciales russes s'assurèrent de prendre le contrôle des lieux et passèrent ensuite le relais à des militants pro-russes locaux, chargés de maintenir l'état de siège. Des hommes lourdement armés et cagoulés arboraient le brassard bicolore de Saint-Georges, symbole du patriotisme russe. Certains Ukrainiens russophones devinrent ainsi complices de l'invasion de leur pays par des troupes russes. Partout, les russophones demandèrent un référendum dans lequel les électeurs auraient le choix entre une plus grande autonomie ou un rattachement à la Russie. Cette situation ressemblait grandement aux événements qui avaient conduit à l'annexion de la Crimée, un mois plus tôt. C'était une façon pour la Russie de légitimer une annexion. Moscou nia pourtant avoir des soldats ou des agents en territoire ukrainien. Or, des images satellites de l’OTAN ont bien montré des dizaines de tanks russes et d’engins d’artillerie lourde qui franchissaient allègrement la frontière ukrainienne.

En dépit de la propagande russe, il apparaît clair que, sans l'implication directe de la Russie qui envoyait des terroristes bien armés avec des véhicules blindés, des canons automobiles, des lance-missiles antiaériens et qui coordonnait des criminels locaux, le conflit dans le Donbass n’aurait jamais pris les formes actuelles.

- La résurgence de la Novorossia

Le président russe Vladimir Poutine avait déjà laissé entendre de toute façon qu’Odessa et d’autres villes du Sud-Est ukrainien n’avaient pas toujours fait partie de l’Ukraine, à qui elles auraient été cédées «ultérieurement». Selon lui, ces villes faisaient partie de la "Novorossia" («Nouvelle Russie») à l’époque tsariste, qui correspondrait actuellement au sud de l'Ukraine (oblasts de Donetsk, de Dniepropetrovsk, de Nikolaïev, de Kherson, de Kirovograd, etc.), ainsi qu'à la région du Kouban en Russie et au sud de la Transnistrie. Le président Poutine a toujours affirmé ne pas comprendre pourquoi ce territoire avait été cédé.

Ce genre de commentaires ne pouvait pas être considéré comme anodin dans un contexte de crise russo-ukrainienne, surtout après le rattachement à la Russie de la Crimée, péninsule qui a fait partie de la Russie avant d’être «offerte» à l’Ukraine soviétique en 1954. Mais ce que le président russe ne disait pas, c'est que la Russie impériale de la Grande Catherine (1764-1775) s'était emparée de territoires appartenant, depuis les XVe et le XVIe siècle, à l'Empire ottoman ou au khanat de Crimée, sinon auparavant, depuis le XIIIe siècle, aux Tatars de la Horde d'or. Selon Poutine, ce territoire aurait toujours été russe... à la condition que que l'histoire commence au XVIIIe siècle, bien sûr.

Par ailleurs, Moscou affirmait ne pas être le marionnettiste qui tire les ficelles des hommes armés du Sud-Est ukrainien. Autrement dit, la Russie ne serait pas impliquée dans les désordres qui secouaient l'est de l'Ukraine, alors qu'elle armait et soutenait les insurgés du Donbass qui semaient la terreur. La présence accrue de soldats russes (plus de 15 000) près de la frontière avec l'Ukraine était le résultat direct des piètres performances des rebelles séparatistes pro-russes dans l'Est ukrainien.

- La stratégie d'intervention de la Russie

Selon un sondage en 2017 de l’Institut international de sociologie de Kiev ("Kiev International Institute of Sociology"), une majorité d’Ukrainiens de toutes les régions du pays condamnaient le déploiement de troupes pro-russes en Ukraine, dont 73% des habitants du sud du pays et 68% des habitants de l’est du pays, à majorité russophone, où les militants pro-russes avaient pris d’assaut des bâtiments publics. Depuis la chute du gouvernement du président Ianoukovitch en 2014, la Russie répétait qu’elle se réservait le droit d’intervenir en Ukraine «pour protéger les minorités russes». S’il devait y avoir des morts et des blessés en nombre significatif dans l’est de l’Ukraine, la Russie pourrait dire: «Nous venons protéger nos minorités qui sont massacrées.» Il est vrai que depuis l'Empire russe et jusqu'à la chute de l'URSS, les russophones répartis dans l'Empire et dans l'Union soviétique ont toujours fait la pluie et le beau temps dans toutes les régions et/ou dans toutes les républiques soviétiques. Cependant, depuis 1991, les 25 millions de russophones hors de la Russie connaissaient des périodes plus sombres.  

Étant donné qu'aucune puissance occidentale ne semblait intéressée à s'opposer militairement aux Russes, l'Ukraine s'est trouvée complètement piégée et isolée. Le président par intérim depuis la destitution d'Ianoukovitch, Alexandre Tourtchynov (du 22 février 2014 au 7 juin 2014), avait promis de soumettre les désirs d'autonomie des Ukrainiens russophones à un référendum national plutôt qu'à des pseudo-consultations régionales comme en Crimée. Les chances d'acceptation d'une telle procédure avaient été nulles. En réalité, le gouvernement ukrainien ne disposait d'aucune bonne solution, d'où l'impasse.

La stratégie du président Poutine consistait à faire monter la pression en misant sur le fait que l'Occident ne s'impliquerait pas militairement et finirait par céder. Le seul risque que courait la Russie était de plonger l'Ukraine dans un bain de sang, ce qui paraissait un dommage collatéral pour le président russe. Le 17 avril 2014, celui-ci employa pour la première fois le mot Novorossiya (ou «Nouvelle Russie»), qui faisait référence aux terres conquises par Catherine la Grande au XIXe siècle, incluant l’est et le sud de l’Ukraine. S'agissait-il pour le président russe d'une simple bravade ou d'une déclaration de guerre? Cette escalade verbale sans précédent n'aidait en rien le dénouement de la crise ukrainienne, au contraire.

L'important pour la Russie, c'est que l'Ukraine puisse rester dans sa sphère politico-économique. À cette fin, elle va continuer à s'ingérer dans les affaires internes de l'Ukraine et à financer les groupes pro-russes armés, comme elle va continuer à exercer son chantage au gaz naturel. De leur côté, les services migratoires russes affirmèrent que près de 4000 Ukrainiens de l’Est, tous russophones, avaient demandé asile en Russie et que les zones russes frontalières étaient aux prises avec un afflux de migrants.

- Le pari gagné du président russe

Moscou considérait que le gouvernement ukrainien intérimaire de Tourtchinov était incapable de contrôler ses régions orientales, ce qui mettrait apparemment en danger les minorités russophones. Le 30 avril 2014, au cours d’une rencontre avec les gouverneurs régionaux à Kiev, Alexandre Tourtchinov confirmait que les forces de sécurité ukrainiennes étaient incapables de reprendre le contrôle dans les régions de Donetsk et de Louhansk, le Donbass. Les événements dans l’Est illustraient de toute façon l’inaction, l’impuissance et parfois la trahison des forces de l’ordre. Selon Tourtchinov, plusieurs unités ukrainiennes aidaient les «organisations terroristes» ou coopéraient avec elles.

Ensuite, la Russie put non seulement forcer l'Ukraine à signer un accord qui la plaçait sous surveillance internationale, mais elle lui imposa aussi un processus politique visant à réformer la gouvernance du pays, de telle sorte que Moscou pourrait influencer le déroulement afin de sauvegarder ses intérêts. L’entreprise de déstabilisation organisée par le président russe aura fini par payer. Si la Russie parvenait à influencer le processus de réforme politique en Ukraine, il y aura une fédéralisation du pays qui restera indépendant, mais décentralisé et affaibli; il ne sera pas membre de l’OTAN et demeurera sous l’influence de la Russie.

Les milices pro-russes organisèrent le 11 mai 2014 des référendums d'autodétermination dans les deux régions qu'elles contrôlaient, le Louhansk et le Donetsk. Évidemment, l'organisation du scrutin laissait à désirer. Non seulement il était possible pour un seul votant de glisser plusieurs bulletins dans l'urne, mais de nombreux hommes lourdement armés en tenue de camouflage montaient la garde autour des urnes et des bureaux de vote. Comme il fallait s'y attendre, les insurgés pro-russes revendiquèrent tôt en soirée la victoire, car près de 90% des citoyens auraient voté pour l'indépendance. Kiev et l'Occident dénoncèrent les scrutins tenus dans plusieurs villes de l'Est ukrainien, les jugeant illégaux.

Ce que les milices pro-russes n'osaient pas reconnaître, c'est que la plupart de ceux qui avaient voté pour l'autodétermination comptaient ainsi protester contre le gouvernement de Kiev. Autrement dit, un OUI était un vote en faveur de la décentralisation, pas nécessairement pour l'indépendance pure et dure. Selon les estimations des journalistes de la région, 20% des citoyens désiraient vraiment sortir de l'Ukraine, 20% préféraient rester en Ukraine et les autres hésitaient entre les deux solutions. L'Ukraine est un pays ultra-centralisé et il n'y a pas que les sécessionnistes pro-russes qui souhaitent donner plus de pouvoir aux régions, celles-ci devant quémander la moindre hryvnia (devise ukrainienne) à Kiev.

Par ailleurs, d’un point de vue militaire et diplomatique, le président russe n'ignorait certainement pas qu’il affronterait de sérieuses difficultés, advenant l’entrée de l’armée russe dans l’est de l’Ukraine. Dans le cas de la Crimée, il s'agissait d'une presqu’île facile à défendre, mais l’est de l’Ukraine est formé d'une longue bande sans défense naturelle. Pour tenir un tel territoire avec une population plus hostile, il faudrait des ressources considérables et l'intervention présenterait un risque d’affrontements directs avec l’armée ukrainienne. Quoi qu'il en soit, rappelons que la Russie ne voulait pas vraiment s'approprier des territoires pauvres et sans intérêt économique. Elle désirait seulement déstabiliser l'Ukraine suffisamment pour la disqualifier et la rendre moins attrayante aux Européens.

11.7 La «décommunisation» et l'ukrainisation

En réaction à la crise provoquée par la Russie, le Parlement ukrainien adopta, le 9 avril 2015, quatre lois de déclassement, dites de «décommunisation» (Декомуніза́ція > dekommunizatsia), interdisant toute propagande concernant les régimes totalitaires communistes et national-socialistes (nazis) en Ukraine. 

- Loi n° 317-VIII «sur la condamnation des régimes totalitaires communistes et national-socialistes (nazis) en Ukraine et interdisant la propagande de leurs symboles»;
- Loi n° 314-VIII «sur le statut juridique et la commémoration des combattants pour l'indépendance de l'Ukraine au XXe siècle»;
- Loi n° 316-VIII «sur l'accès aux archives des organismes répressifs du régime totalitaire communiste de 1917 - 1991»;
- Loi n° 315-VIII «sur la perpétuation de la victoire sur le nazisme dans la Seconde Guerre mondiale 1939 - 1945».

Cette législation, comme on le constate, interdisait la propagande des symboles des régimes totalitaires communistes et/ou national-socialistes (nazis); la disposition concernait toute image de drapeaux nationaux, d'emblèmes et d'autres symboles ou d'hymnes de l'URSS, de républiques autonomes de l'URSS ou d'États de la prétendue «démocratie populaire». Ces lois, promulguées le 15 mai 2015 par le président Petro Porochenko, prévoyaient en conséquence le changement des noms des localités, des rues ou des entreprises faisant référence à l’époque communiste. Les «salles Lénine» et les «places Lénine» furent ensuite liquidées dans les entreprises et les unités militaires, alors que les bustes de Lénine et autres personnalités du Parti communiste furent supprimés. Au total, ce sont donc quelque 1320 monuments représentant le leader communiste Lénine qui furent démantelés sous l'ordre du président Petro Porochenko en mai 2015. L'objectif clairement affiché par le gouvernement : se débarrasser des symboles de l'ère soviétique et décommuniser le pays. En dépit de cette politique, des reliques communistes restèrent érigées dans l'est du pays, toujours contrôlé par des forces soutenues par le Kremlin.

En fait, la législation allait très loin, car non seulement elle incitait les autorités à déboulonner les statues des héros soviétiques, mais aussi à modifier les contenus des livres d'histoire dans les programmes scolaires. Le processus de «décommunisation» dans la vie publique ukrainienne toucha d'abord les écoles: les disciplines consacrées à l'étude des fondements de l'idéologie communiste et de l'histoire du Parti communiste furent retirées des programmes pédagogiques dans les établissements d'enseignement. Il fallut ensuite renommer les villes et les rues désignées en l’honneur des dirigeants ou des héros soviétiques. Plus précisément, à la bataille pour les noms s’ajoutait une «guerre des monuments». Le conflit ukrainien engendrait ainsi le démantèlement des monuments à la gloire des responsables soviétiques.

Le tableau qui suit permet de présenter plus en détail quelques exemples de re-nomination :

Ancien nom Nouveau nom
Quai Lénine Quai des Sitch (centre démocratiques des Cosaques)
Place Lénine Place des héros de Maïdan (place de l'Indépendance)
Avenue des Héros de Stalingrad Avenue Bogdan Khmelnitsky (chef cosaque)
Avenue Karl Marx Avenue Dimitri Iarovnitskov (historien de Dnipro)
Parc d'Octobre Parc de la Cathédrale
Rue Komsomol (Jeunesse communiste) Rue des Anciens Cosaques
Avenue du Journal la Pravda Rue Slabojanski (« route de Kharkiv », ancien nom)
Avenue des Héros de la Révolution Avenue Serguei Paradjanov (dissident de l’URSS)
Place de Petrovsk (ville de Russie) Place de la Gare
Avenue de l'Armée rouge Avenue de Prosvita (association nationaliste)
Rue Socialiste Rue Pavlo Tchoubynsky (poète, auteur des paroles de l’hymne national)
Ville de Dnipropetrovsk (russification de Dniepr) Ville de Dnipro

Dans presque toutes les villes, il y avait auparavant une «rue Karl-Marx», une «rue Lénine», une «rue des Héros-de-Stalingrad», etc. Tous ces noms de l'ère soviétique disparurent en Ukraine dans des milliers de lieux, sauf dans le Donbass. L’analyse des nouvelles appellations a permis de constater le retour persistant à certains thèmes ou événements et à certaines personnalités par le biais de l'accent mis sur l'identité ukrainienne, ainsi que sur les forces de la nation ukrainienne, qui se sont toujours opposées à l’oppression russe sur le pays. Pensons aux Cosaques, à la Sitch (une instance politique des Cosaques), à l’hetman Bogdan Khmelnitsky (chef militaire des Cosaques) ou encore à l’écrivain Taras Chevchenko (grande figure du nationalisme ukrainien). Les nouveaux noms de rues n'étaient pas seulement destinés à rendre hommage à ces personnalités, mais aussi à les immortaliser dans l'histoire du pays. Ainsi, on a remplacé une idéologie par une autre, mais dans tous les cas les Ukrainiens furent appelés à aimer leur pays et à être fiers de leur histoire! En changeant les noms sur les plaques, le gouvernement souhaitait inscrire sa politique et son action dans la suite idéologique d’une «guerre de libération ukrainienne». La décommunisation ou la désoviétisation entraînait forcément l'ukrainisation, mais le rejet de ce revirement dans le Donbass.
 
L'Institut ukrainien de la mémoire nationale ("Український інститут національної пам'яті" = "Ukrayinsʹkyy instytut natsionalʹnoyi pam'yati"), un organisme sous la direction du Cabinet des ministres de l'Ukraine destiné à la restauration et `s la préservation de la mémoire nationale du peuple ukrainien, publia une liste de 93 noms considérés comme inaptes et qui devaient être changés, conformément à la législation ukrainienne concernant le régime totalitaire communiste. Ces lois visaient à rompre définitivement avec le passé soviétique de l’Ukraine au moment où les autorités ukrainiennes combattaient les séparatistes pro-russes, pour la plupart nostalgiques de l’URSS, dans l’Est rebelle (Donbass).

Le point irritant pour les Ukrainiens, c'est que l'Union soviétique fera toujours partie de l'histoire passée de l'Ukraine. On peut comprendre que la promulgation de ces lois anti-soviétiques par le président Petro Porochenko ait pu provoquer la colère de la Russie. Toutefois, étant donné que le gouvernement ukrainien n'a jamais cherché à consulter les résidents concernés, ceux-ci ont simplement continué à employer les anciennes appellations russes. D'ailleurs, la  plupart des citoyens ne connaissaient pas les nouveaux héros ou ne s'en souvenaient guère; ils ont eu le sentiment que ces noms leur étaient imposés. D'autres ont contesté les nouvelles dénominations parce qu'ils ne comprenaient pas pourquoi les noms de personnes qu'ils ne connaissaient pas leur étaient imposés. Quoi qu'il en soit, outre la confusion née de la «re-nomination», ce sont finalement les coûts financiers qui ont irrité beaucoup d'Ukrainiens en raison de l'obligation de faire réimprimer leurs documents et leurs papiers d’identité.

Au mois d'août 2015, l’adoption par le Parlement ukrainien d’un projet de loi accordant une plus grande autonomie aux régions séparatistes pro-russes en guerre avec Kiev provoqua un affrontement meurtrier entre policiers et militants d’extrême droite opposés à cette réforme, faisant un mort et des dizaines de blessés. Le projet de loi octroyait davantage de pouvoirs aux conseils des élus locaux, notamment ceux situés dans la zone actuellement sous contrôle des rebelles; il autorisait également l’organisation d’une «police du peuple». Toutefois, ce projet de loi ne confirmait pas le statut de semi-autonomie des territoires sous leur contrôle.

Ce statut devait être accordé par une loi distincte et seulement pour une durée de trois ans. Or, les manifestants nationalistes ukrainiens qualifièrent le texte de loi adopté en première lecture d'«anti-ukrainien» et de «pro-Poutine». Le projet de loi adopté par la Rada (Parlement ukrainien) était réclamé par les alliés occidentaux de l'Ukraine en vue d'apaiser le conflit armé qui sévissait depuis trois ans dans l'est du pays. Mais les partisans de la droite ukrainienne y virent plutôt une tentative de légaliser de facto le contrôle par les rebelles d'une partie de l'Est industriel.

11.8 L'invalidation de la «loi Kolesnichenko-Kivalov» par la Cour constitutionnelle (2018)

En février 2018, la Cour constitutionnelle ukrainienne invalida la «loi Kolesnichenko-Kivalov» adoptée en 2012: Loi sur les principes de la politique linguistique de l'État («loi Kolesnichenko-Kivalov»). Dès lors, l’Ukraine n’avait plus de loi sur la politique linguistique de l’État. Il convient de préciser que la Cour constitutionnelle annulait la loi de 2012 non pas seulement pour son contenu, mais aussi en raison de la procédure employée au moment de son adoption.

Selon la Cour, il y aurait eu de nombreuses violations de la réglementation, notamment le manque de discussion du projet de loi en deuxième lecture sous forme de tableau comparatif, comme l'exige la loi. La Cour notait également la privation du droit des députés de présenter leurs amendements, le blocage des haut-parleurs et l'obstruction physique au vote. Bref, la Cour constitutionnelle concluait que les violations de la procédure constitutionnelle d'examen et d'adoption du projet de loi n° 9073 au moment de la séance plénière du soir de la Verkhovna Rada, le 3 juillet 2012, avaient eu un impact significatif sur le résultat final de l'adoption de la loi. De toute façon, il semble clair que la classe politique à la tête de l’Ukraine a moins brillé par son génie diplomatique que par son sens des «magouilles».

De plus, la Cour constitutionnelle déclarait, dans son arrêt du 2 février 2018, que la «loi Kolesnichenko-Kivalov» était inconstitutionnelle parce qu'elle neutralisait le statut de la langue ukrainienne en accordant un statut identique au russe et en plaçant ledit statut au-dessus des autres langues des minorités nationales d'Ukraine, ce qui était absolument inacceptable, compte tenu de l'importance et des fonctions de la langue ukrainienne. Voici un extrait de l'arrêt de la Cour à ce sujet:
 

2. Суд зобов'язаний був дати відповідну конституційно-правову оцінку Закону, оскільки він є антиконституційним за своїм змістом. Закон, авторами якого формально вважаються С. Ківалов і В. Колесніченко, має вочевидь антиукраїнське спрямування - його прийняття заклало законодавчу основу для чергового етапу системної русифікації України.

Реальною двоєдиною метою Закону було нівелювання конституційного статусу української мови як державної і надання усупереч Конституції України такого статусу російській мові та вивищення її над іншими мовами національних меншин України, що є абсолютно неприпустимим з огляду на значення та функції української мови у становленні, функціонуванні та розвитку України як суверенної і незалежної держави. Закон закладав нормативні основи для руйнації Української держави.

2. Le tribunal a été tenu de donner une évaluation constitutionnelle et juridique appropriée de la loi, car elle est inconstitutionnelle dans son contenu. La loi, officiellement proposée par S. Kivalov et V. Kolesnichenko, est clairement anti-ukrainienne, son adoption ayant jeté les bases juridiques de la prochaine étape de la russification systématique de l'Ukraine.

Le véritable double objectif de la loi était de neutraliser le statut constitutionnel de la langue ukrainienne en tant que langue officielle et d'accorder un tel statut à la langue russe contrairement à la Constitution de l'Ukraine et de l'élever au-dessus des autres langues des minorités nationales d'Ukraine, ce qui est absolument inacceptable, compte tenu de l'importance et des fonctions de la langue ukrainienne dans l'établissement, le fonctionnement et le développement de l'Ukraine en tant qu'État souverain et indépendant. La loi a jeté les bases de la destruction de l'État ukrainien.

En réalité, il restait l'article 10 de la Constitution de l'Ukraine, qui stipule que la langue officielle de l'Ukraine est l'ukrainien, ainsi que l'ancienne loi «soviétique» sur les langues de la RSS d'Ukraine, adoptée en 1989. Néanmoins, il n'existait plus de législation linguistique moderne régissant ce domaine de responsabilité. Les parlementaires estimèrent qu'il leur fallait de toute urgence adopter une nouvelle loi linguistique.

11.9 La loi sur la langue de remplacement (2019)

Quelques mois plus tard, le 4 octobre 2018, le Parlement ukrainien adoptait un nouveau projet de loi sur la langue. Lorsque la Commission de la culture et de la spiritualité eut fini de siéger, plus de 2000 modifications avaient été apportées au texte original. La Verkhovna Rada adopta en avril 2019 la Loi visant à assurer le fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue officielle, appelée aussi plus simplement «Loi sur la langue», puis elle fut transmise au président Porochenko qui assura qu’il allait la signer. Celui-ci avait répété à plusieurs reprises que l’adoption de la Loi sur la langue avant l’expiration de ses pouvoirs était une question de principe; le 15 mai 2019, le président Porochenko, au cours de sa dernière semaine au pouvoir, a signé la loi de 2019.

- L'ukrainien, seule langue officielle
 

Évidemment, les promoteurs de la loi désiraient s’inscrire dans l'Histoire en arguant que la langue ukrainienne avait toujours été malmenée et qu’il fallait la défendre contre toute autre langue, en l'occurrence contre le russe. Les législateurs ukrainophones affirmaient se placer dans une logique positive de promotion légitime de l’ukrainien. Cependant, dans un contexte de guerre, une telle loi risquait aussi d'exacerber les tensions.

Le président Petro Porochenko, qui fut toujours un partisan d'une ligne dure avec Moscou, avait décidé de mener une politique d'ukrainisation, mais cela lui a forcément aliéné les russophones du pays. La Loi sur la langue risquait fortement d’accroître les démêlés avec les minorités russophones du pays et d'entraîner la perte du Donbass, qui s’était soulevé justement à cause du retrait du statut de «langue régionale» à la langue russe. Durant la présidence de Porochenko, les réformes anticorruption ont piétiné, alors que le conflit armé avec les régions séparatistes pro-russes du Donbass, qui avait fait plus de 13 000 morts depuis 2014, s’était enlisé.

Par ailleurs, les sondages d’opinion montraient que la plupart des ukrainophones soutenaient le renforcement de la langue nationale dans l’espace public. L'une des réussites du président Porochenko fut de faire adopter des quotas de langue ukrainienne pour la radio et la télévision et à avoir étendu l’éducation en ukrainien à plus de 90% à l’échelle nationale. Bien que toutes les nouvelles mesures de la Loi sur la langue aient été prises par Porochenko, elles allaient être mises en œuvre par son successeur, Volodymyr Zelensky.  

L'objectif ultime de cette loi visait à éliminer les traces postcoloniales qui impliquaient la priorité à la langue russe, notamment lorsque les locuteurs de l'ukrainien répondaient spontanément en russe dans les magasins, les bureaux de l'administration ou les hôpitaux de leur pays d'origine, une pratique autrefois courante, mais désormais plus rare. Toutes les nouvelles mesures n'interdisaient en rien l'usage du russe ou d'autres langues.

L'article 49 de la Loi sur la langue prévoit le poste de «Commissaire à la protection de la langue officielle» ("upovnovazhenyy iz zakhystu derzhavnoyi movy"). Les tâches du commissaire sont principalement les suivantes:

1) la protection de la langue ukrainienne en tant que langue officielle;
2) la protection du droit des citoyens ukrainiens de recevoir dans la langue officielle des informations et des services dans les domaines de la vie publique sur tout le territoire ukrainien et de lever les obstacles et les restrictions concernant l'emploi de la langue officielle.

Par cette loi de 2019, les autorités ukrainiennes ont compris que le libre choix des langues, s'il est guidé par le seul souci de faire apprendre à ses enfants la langue la plus «rentable» conduit nécessairement à l’écrasement de la langue la plus faible par la langue la plus forte dans des domaines sans cesse plus étendus. En Ukraine comme ailleurs, la seule protection durable pour la sauvegarde de la langue menacée consiste à promouvoir par des mesures coercitives l’emploi et l’apprentissage de la langue ukrainienne. De plus, l'histoire a aussi démontré que, en situation de concurrence linguistique, l'ukrainien ne faisait pas le poids devant le russe. En éliminant cette concurrence, l'ukrainien pouvait espérer reprendre la place qui lui revenait.

- Les critiques de la loi

Comme on pouvait s'y attendre, le Kremlin a toujours vivement critiqué l'Ukraine pour avoir adopté des lois en faveur de la langue ukrainienne. Les journalistes de la télévision russe ont vite affirmé que le pays voulait interdire purement et simplement le russe, affirmant même que la police donnait des amendes à toute personne surprise à parler russe dans la rue.  Le Kremlin a d'ailleurs surnommé le commissaire à la protection de la langue officielle de "Sprachen Führer", le «Hitler de la langue». Vladimir Poutine s'est insurgé contre l’«assimilation forcée» visée par une législation qui «élimine virtuellement le russe du processus éducatif»; il a aussi expliqué la défaite écrasante du président Porochenko en faveur de Volodymyr Zelensky comme un «fiasco complet de sa politique». Un porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a qualifié la Loi sur la langue de «scandaleuse» et d'«inconstitutionnelle», affirmant qu'elle «exacerbe la division de la société ukrainienne». L'idée selon laquelle toute intervention sur la langue constitue une source majeure de conflits fait partie d’un discours russe visant à discréditer la légitimité de l’Ukraine en tant qu’État. Or, il est inconvenant de constater qu'en même temps les autorités de la fédération de Russie prennent des mesures extrêmement discriminatoires et résolument assimilatrices pour faire apprendre de force à leurs minorités autochtones la langue russe qui n'est pourtant guère menacée.   

Quant à la Commission de Venise, un organisme consultatif, elle a exprimé certaines critiques plus pondérées à l’égard de la loi linguistique ukrainienne en formulant des propositions précises. Selon cette commission, la nouvelle loi n’établit pas d’équilibre entre le renforcement de la langue ukrainienne et la préservation des droits linguistiques des minorités. La Commission demanda la suppression des dispositions relatives au traitement différent des langues des minorités nationales, selon qu’elles soient ou non des langues officielles de l’Union européenne. En outre, la Commission de Venise n’approuva pas les dispositions concernant les principes de proportionnalité — les quotas — dans l’usage des langues à la télévision et à la radio. La Commission critiqua également les dispositions concernant une période de transition jugée trop courte pour les écoles qui allaient désormais être obligées de passer du russe, qui était jusqu’à récemment la langue dominante dans l'enseignement, à l’ukrainien. Les autorités ukrainiennes ont aussi été priées d’élaborer une loi sur les minorités en consultation avec les représentants des minorités, ce qui sera fait en 2022 (Loi sur les minorités (communautés) nationales). La Commission avait auparavant critiqué la «loi Kolesnichenko-Kivalov» de 2012, en raison d’un «renforcement disproportionné de la position du russe» et de l’absence de «mesures appropriées pour confirmer le rôle de l’ukrainien comme seule langue officielle».

Par ailleurs, il faut souligner que la Commission de Venise a attiré l’attention sur le problème de la russification linguistique de l’Ukraine sous l'Union soviétique. Par conséquent, il était parfaitement compréhensible de promouvoir l’usage de la langue ukrainienne comme langue officielle. En 2019, l’ukrainien était la langue maternelle d’environ 67% de la population ukrainienne, tandis que le russe était la langue maternelle d’environ 24% de la population du pays. Cependant, une enquête menée par l’Institut international de sociologie de Kiev (KIIS Survey) démontrait que 39,6% des Ukrainiens déclaraient globalement le russe comme langue maternelle, ce qui signifie que plus de personnes que les 24% s’identifiaient au russe comme langue maternelle.

12 Le saut dans le vide avec Zelensky (2019)

Le 22 avril 2019, l’Ukraine entra dans une nouvelle ère après la victoire du comédien Volodymyr Zelensky à la présidentielle de ce pays épuisé par la corruption, les difficultés économiques et une guerre meurtrière. Ce novice de la politique battait le président sortant le magnat du chocolat, Petro Porochenko, de manière historique, avec 73,2% des voix contre 24,5% pour le président sortant, devenu très impopulaire. Le succès de Zelensky, acteur et humoriste, s'est ensuite étendu aux élections législatives de juillet 2019 , où son parti «Serviteur du peuple» remportait la majorité des sièges à la Verkhovna Rada. Les résultats signifiaient que les Ukrainiens étaient prêts à donner aux hommes et aux femmes inexpérimentés du parti de Volodymyr Zelensky l'occasion de diriger leur pays en faisant fi des doutes sur sa capacité à gouverner sans expérience politique et de nombreuses critiques sur le flou de son programme. Les Ukrainiens, ukrainophones comme russophones, étaient prêts à donner la chance au coureur! En un sens, c'était un «saut dans le vide».

La photo ci-contre présente quatre anciens présidents au moment de la première session du Parlement nouvellement élu en 2019 sous Volodymyr Zelenski: Leonid Kravtchouk (aujourd'hui décédé), Leonid Koutchma, Viktor Iouchtchenko et Petro Porochenko .

12.1 Un président russophone ouvert

Le nouveau président de l'Ukraine était un russophone de naissance, qui admettait devoir parfaire son ukrainien qu'il ne maîtrisait pas très bien. Il était doublement «minoritaire», étant non seulement russophone, mais aussi de religion juive. Contrairement aux ukrainophones, il s'opposait initialement aux politiques linguistiques nationalistes de Kiev, qui réduisaient progressivement la place du russe dans le système d’enseignement et les médias ukrainiens. Quelques jours après son élection, alors qu'il s'exprimait en russe tout en suivant des cours d'ukrainien, le président Zelensky critiqua le vote de la loi sur la langue du 25 avril 2019: Loi visant à assurer le fonctionnement de la langue ukrainienne en tant que langue officielle ou «Loi sur la langue».

Entrée en vigueur le 17 juillet 2019, la Loi sur la langue faisait de l'ukrainien la seule langue officielle. Désormais, c'est l'ukrainien qui devait être employée par les autorités et les institutions aussi bien nationales que régionales ou locales, ainsi que par les entreprises. L'unique exception concerne la Crimée, où la langue tatare est autorisée en tant que «langue du peuple autochtone respectif d'Ukraine» (art. 21)». Les autres langues, y compris le russe, restent protégées pour leur usage dans la vie courante par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, à laquelle l'Ukraine a adhérée en 1996. Presque en même temps, le Parlement modifiait la Loi sur l'éducation de sorte que l'ukrainien devenait l'unique langue d'enseignement à partir du secondaire.

12.2 Entre l'enclume et le marteau

La Loi sur la langue renforçait l'emploi de la langue ukrainienne au risque d'irriter grandement les populations russophones du pays au moment où le président Zelensky désirait leur tendre la main. Bien qu'il ait déclaré ne pas vouloir remettre en cause le statut de l’ukrainien comme langue officielle de l'Ukraine par «l’incitation et des exemples positifs plutôt que des interdictions et des sanctions», il soutint l'emploi de la langue russe dans les régions où elle est parlée depuis longtemps. Dans un souci d'apaisement, il insista sur le fait que l'ukrainien, selon la Constitution, devait demeurer la langue officielle du pays, sans chercher à étouffer la langue russe. C'est ce point de vue qui lui avait fait gagner des appuis, et ce, autant chez les nationalistes ukrainiens que chez les russophones inquiets de l’érosion de leurs droits linguistiques. En même temps, ce russophone a amplement financé l’armée ukrainienne engagée contre les rebelles pro-russes. La Russie a semblé partagée après l'élection du comédien Volodymyr Zelensky, potentiellement plus conciliant avec Moscou, tout en restant fermement pro-occidental.

Néanmoins, l'accession à la présidence ukrainienne de Volodymyr Zelensky, qui s'exprimait jusqu'ici le plus souvent en russe, fut en même temps considérée comme une menace à l'ukrainisation lancée par l'ex-président Petro Porochenko. Après qu'il eut joué dans une série télévisée le rôle d’un professeur d’histoire élu… président, dont l’image de simplicité et de droiture lui avait fortement bénéficié, l'avenir s’annonçait difficile pour le nouveau président. Le conflit du Donbass constituait le premier problème qu'il devait régler. Dans l'état actuel des choses, les Ukrainiens ont préféré, en élisant un parfait inconnu, faire un saut dans le vide plutôt que de poursuivre leur route avec une classe politique disqualifiée par des années de prévarication et de corruption. Les Ukrainiens, tant ukrainophones que russophones, ont voté pour Zelenski parce qu'il n'était pas un oligarque et qu'il n'avait rien à perdre en élisant un comédien. Il était même le candidat de l'antipolitique! Mais Zelensky a surtout innové plus que tout autre candidat. Sa campagne était ultramoderne dans son usage des technologies les plus récentes et par le lien direct qu'il cherchait à établir avec les électeurs. De plus, Zelensky promettait de «casser le système». C'est exactement ce que voulaient les Ukrainiens, et qui explique le soutien extraordinairement élevé dont il a bénéficié, y compris de la part des jeunes électeurs qu'il a mobilisés. Cependant, le système oligarchique en Ukraine semble si profondément enraciné qu'il fera partie encore du paysage ukrainien pendant un certain temps.

Dans un communiqué, Zelensky promettait de vérifier que la Loi sur la langue ne viole pas les droits des minorités. De toute façon, cette loi plaçait le président entre le marteau et l’enclume. S’il s’y opposait, il perdait l’électorat ukrainophone de l’ouest de l’Ukraine; s’il la soutenait ou ne se prononçait pas, il perdait l’électorat russophone de l’est du pays. De son côté, le Parlement voulut adopter une loi limitant les pouvoirs du chef de l'État afin de lui lier les mains. On ne savait pas ce que le président Zelensky pensait proposer, ni de quelle marge de manœuvre il disposerait au Parlement pour modifier ladite loi. Pour Zelensky, la lune de miel en politique aurait pu se terminer rapidement.

Le président se devait d'admettre que son pays est multiethnique et compte plusieurs minorités linguistiques importantes, dont la plus importante en nombre est, bien sûr, la minorité russophone. Il devait aussi se rappeler que la tentative d'abolition de la Loi sur les principes de la politique linguistique de l'État ou «loi des trois K» avait mis le feu aux poudres en Crimée et dans le Donbass en 2014, alors que cette loi demeurait en vigueur parce que la loi d'abolition n'avait jamais été promulguée.

Lorsqu'on constate le résultat de cette saga juridico-linguistique — la magouille pour faire adopter la «loi des trois K», les tentatives du Parlement pour l'abroger et l'invalidation de la loi par la Cour constitutionnelle —, les conséquences furent un véritable gâchis: ce furent la perte de la Crimée et la sécession du Donbass, sous la forme des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk (RPD et RPL), suivie de cinq ans d'une guerre fratricide qui a fait des dizaines de milliers de morts. Il fallait au moins se demander s'il convenait de poursuivre dans la voie de la confrontation ou dans celle des compromis. L’Ukraine était déjà à feu et à sang, non seulement dans le Donbass, mais aussi dans le sud-est du pays ainsi qu'en Transcarpatie où vivait une importante minorité hongroise.

Selon les autorités de l'Ukraine, la guerre non déclarée de la fédération de Russie contre l'Ukraine durait depuis 2014. À la suite de l'agression armée, le territoire de la République autonome de Crimée, la ville de Sébastopol et de grandes parties des régions de Donetsk et de Louhansk se sont retrouvés entre les mains du «pays agresseur et de ses marionnettes», derrière lesquelles la fédération de Russie tente d'éviter la responsabilité de ses «crimes contre la paix internationale», la sécurité humaine et l'ordre juridique international. À court terme, cela pourrait conduire à la perte définitive de la souveraineté de l'Ukraine sur ces territoires et à la reconnaissance effective par l'Ukraine de leur annexion par la fédération de Russie.

C'est pourquoi le Parlement ukrainien a adopté, le 11 mai 2019, la Loi sur les particularités de la politique de l’État visant à assurer la souveraineté de l’Ukraine dans les territoires temporairement occupés dans les régions de Donetsk et de Lougansk:

Закон Про особливості державної політики із забезпечення державного суверенітету України на тимчасово окупованих територіях у Донецькій та Луганській областях

Стаття 1.

Тимчасово окупованими територіями у Донецькій та Луганській областях на день ухвалення цього Закону визнаються частини території України, в межах яких збройні формування Російської Федерації та окупаційна адміністрація Російської Федерації встановили та здійснюють загальний контроль, а саме:

1. сухопутна територія та її внутрішні води у межах окремих районів, міст, селищ і сіл Донецької та Луганської областей;

2. внутрішні морські води, прилеглі до сухопутної території, визначеної пунктом 1 цієї частини;

3. надра під територіями, визначеними пунктами 1 і 2 цієї частини, та повітряний простір над цими територіями.

Межі та перелік районів, міст, селищ і сіл, частин їх територій, тимчасово окупованих у Донецькій та Луганській областях, визначаються Президентом України за поданням Міністерства оборони України, підготовленим на основі пропозицій Генерального штабу Збройних Сил України.

Loi sur les particularités de la politique de l’État visant à assurer la souveraineté de l’Ukraine dans les territoires temporairement occupés dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk

Article 1er

Au jour de l’adoption de la présente loi, les territoires temporairement occupés dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk sont les parties du territoire de l’Ukraine à l’intérieur desquelles les forces armées de la fédération de Russie et l’administration d’occupation de la fédération de Russie se sont établies et exercent un contrôle général, à savoir :

1. le territoire terrestre et ses eaux intérieures dans certains districts, villes et villages des oblasts de Donetsk et de Louhansk;

2. les eaux intérieures de la mer adjacentes à la superficie terrestre visée au paragraphe 1 de la présente partie;

3. le sous-sol situé sous les territoires visés aux paragraphes 1° et 2° du présent paragraphe et l’espace aérien au-dessus de ces territoires.

Les limites et la liste des districts, villes et villages, et les parties de leurs territoires temporairement occupés dans les régions de Donetsk et de Louhansk sont déterminées par le président de l’Ukraine sur proposition du ministère de la Défense de l’Ukraine, préparée sur la base des propositions de l’état-major général des forces armées de l’Ukraine.

L'objectif de cette loi était de confirmer le droit souverain inaliénable de l'Ukraine de restaurer son intégrité territoriale, d'accroître l'efficacité de la politique de l'État concernant le territoire temporairement occupé, de promouvoir la restauration de la souveraineté de l'Ukraine à l'intérieur de ses frontières, de créer un ensemble de moyens protéger les droits et les libertés des citoyens de l'Ukraine qui sont temporairement occupés du territoire de l'Ukraine et les intérêts nationaux de l'Ukraine.

12.3 La persistance des points de friction

Il fait admettre que les points de friction entre la Russie et l'Ukraine concernant la guerre dans l'Est séparatiste et l'annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014 étaient trop importants pour qu'on puisse espérer un rapprochement immédiat entre les deux pays. D’une part, Kiev se battait pour préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine, appelant Donetsk et Louhansk à «rentrer au bercail»; d’autre part, le Parlement ukrainien approuvait un projet de loi qui provoquait en fait le rejet du Donbass par l’Ukraine. Il s'agit d'une politique incohérente, dans la mesure où l'on devrait plutôt attirer les mouches avec du miel!  Pendant ce temps, des milliers de nationalistes ukrainiens accusaient le président Volodymyr Zelensky de préparer une «capitulation» face aux revendications des séparatistes pro-russes et à la Russie, dans le cadre du processus de paix. Depuis 2014, le conflit dans le Donbass (avant la guerre de février 2022), on le répète, avait fait plus de 13 000 morts. Ce qui compliquait le problème, c'est qu'il était difficile de parler de «désengagement militaire», alors que la Russie soutenait ne pas être présente dans le Donbass. Les accords de paix signés à Minsk (Biélorussie) en 2015 ont entraîné une réduction des violences, mais leur volet politico-linguistique n'a jamais été appliqué.

En décembre 2019, les présidents Zelensky et Poutine se sont rencontrés à Paris dans le but de trouver une solution politique au conflit. Pendant que Moscou réclamait l'application des accords de Minsk, Kiev redoutait de faire trop de concessions à Vladimir Poutine. Bien qu'il ait été élu avec 73% des voix, le président ukrainien devait tenir compte d'une opinion publique extrêmement sensible sur la question du statut du Donbass, ce qui limitait grandement sa marge de manœuvre. De plus, il avait perdu un allié sûr à Washington avec Donald Trump, Kiev ne pouvant plus, comme avant, compter sur les États-Unis.

La politique linguistique ukrainienne a toujours été caractérisée par des vagues de russification ou d'ukrainisation, ce qui implique que l'emploi public d'une de ces langues se fait nécessairement au détriment de l'autre. Ce qu'une langue gagne, l'autre le perd! L'application des lois et le recours à des stratégies politiques n'ont jamais jusqu'ici engendré la paix sociale, bien au contraire, ils ont augmenté le mécontentement sur la question linguistique. Les membres des deux plus grandes communautés linguistiques, l'ukrainienne et la russe, voient la situation des deux langues de manière fondamentalement opposée. Les efforts déployés pour renforcer l'identité ukrainienne et le statut de la langue officielle ont déclenché une réaction de mobilisation en faveur des minorités chez les russophones. Il en est résulté une situation paradoxale: les minorités sont mécontentes des droits linguistiques qui leur sont garantis, tandis que l'élite ukrainophone craint pour le statut actuel et futur de la langue ukrainienne. Il n'y a jamais eu de solution au conflit linguistique parce qu'il n'y a jamais eu de compromis possible entre les différentes parties. 

- La poursuite de l'ukrainisation du pays

Bien que le président Volodymyr Zelensky soit un russophone, il poursuivit l'ukrainisation du pays. En mars 2020, Zelensky promulgua la Loi sur l'enseignement secondaire général complet, qui garantissait une réduction progressive de l'enseignement dans les langues des minorités nationales, principalement le russe. Selon cette loi, les écoles ne pourront enseigner dans leur langue maternelle qu'aux groupes ethniques considérés comme des «peuples autochtones», ainsi qu'une «étude approfondie de la langue ukrainienne». Les membres des minorités nationales ont donc le droit de recevoir uniquement un enseignement préscolaire et primaire dans leur propre langue. Les élèves des écoles des minorités nationales qui parlent les langues de l'Union européenne, telles que le grec ou le hongrois, devront étudier l'ukrainien à l'école.

Quant à l'enseignement secondaire, les minorités nationales ont le droit d'étudier leur langue maternelle comme matière, tandis qu'une ou plusieurs autres matières peuvent être enseignées en anglais ou dans l'une des langues officielles de l'Union européenne. Les membres des minorités nationales qui ne parlent pas une langue officielle de l'UE ( Biélorusses , Gagauzes , Juifs et Russes ) peuvent étudier leur langue au niveau secondaire uniquement en tant que matière. Dans le cadre de la loi, les minorités nationales dont la langue est liée à l'ukrainien, un ciblage évident du russe, étudieront à partir de la 5e année en ukrainien pendant au moins 80% du temps d'étude.

Le 16 janvier 2021, Zelensky fit modifier la Loi sur la langue de 2019 de sorte qu'on introduisait une disposition qui proclamait l'ukrainien comme «langue par défaut» (art. 23.6) dans les services en Ukraine, y compris dans les site Web, sauf si un citoyen demande une autre langue.

- La Loi sur les peuples autochtones (2021)

Le 21 juillet 2021, le président Zelensky signait la Loi sur les peuples autochtones. Cette loi énonçait que seuls les Ukrainiens d’origine autochtone de Crimée ont «le droit de jouir pleinement de tous les droits de l’homme et des libertés fondamentales» (art. 3), ce qui prive les Ukrainiens d’origine slave, y compris les russophones, des mêmes droits. La loi désigne les peuples autochtones d’Ukraine comme les Tatars, les Karaïtes et les Krymchak, tous de Crimée, c'est-à-dire ceux qui constituent «une communauté ethnique autochtone qui s'est formée sur le territoire de l'Ukraine, qui est porteuse d'une langue et d'une culture d'origine, qui a des organismes traditionnels, sociaux, culturels ou des représentants».

Les peuples autochtones ont désormais le droit à l'autodétermination en Ukraine et à un statut politique. Selon le texte de loi, la population autochtone a le droit de faire revivre et de développer ses traditions et ses coutumes spirituelles, religieuses et culturelles, de préserver son patrimoine culturel matériel et immatériel. Cette population a également le droit, par le biais d'organismes représentatifs, de créer ses propres médias et de recevoir le soutien de l'État ukrainien. Parmi les droits fondamentaux des peuples autochtones d'Ukraine, la loi garantit les droits culturels, scolaires, linguistiques et informatifs. La loi est officiellement entrée en vigueur le 23 juillet 2021. Les seuls articles portant sur la langue sont les suivants: 1, 3.4, 5 (au complet), 8.2 et 10 (voir le texte de loi). 

Toutefois, il subsiste un problème important, car la Russie a annexé la Crimée en 2014 et l'Ukraine, qui ne reconnaît pas cette annexion, n'exerce plus aucun contrôle sur la presqu'île. En 2021, il restait encore en Crimée quelque 300 000 Tatars (musulmans), 800 Karaïtes (juifs) et 300 Krymchaks (juifs). En réaction, le président russe, Vladimir Poutine, a réagi avec force, profitant de l’occasion pour attiser davantage les nombreuses tensions interethniques qui existent en Ukraine. Il estime que ce territoire appartient à la Russie et que l'Ukraine n'a pas à adopter des lois pour les citoyens d'un autre pays. Il cite les historiens qui semblent s’accorder sur l’idée que les peuples maintenant connus sous le nom de «Slaves» ont habité les terres de la Crimée bien avant l’arrivée des Tatars il y a environ 500 ans; ces Slaves seraient arrivés quelques siècles avant les minorités juives karaïtes et krymchaks. Pour Poutine, les Russes de la Crimée sont aussi des «autochtones». Il oublie cependant que, dans son pays, les nombreux peuples autochtones ne sont autorisés à danser qu’en costumes nationaux et que ceux osent se battre pour leurs droits linguistiques ou simplement humain sont accusés d'extrémistes ou sont internés de force dans des hôpitaux psychiatriques.

En réalité, si le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a signé cette telle loi sur les autochtones, une loi tout à fait inutile dans les circonstances, c'était une façon pour Zelensky de promettre à ces minorités plus d'autonomie si l'Ukraine regagnait la Crimée. C'était surtout un moyen pour pousser le président Poutine à déclarer des énormités pour qu'il se déconsidère encore davantage.

- La loi sur les minorités ou communautés (2022)

Le 13 décembre 2022, le Parlement ukrainien a adopté une nouvelle Loi sur les minorités (communautés) nationales, abrogeant celle de 1992. Le projet de loi de 2022, correspondant n° 8224, a été approuvé par 324 députés sur 450 (72%). L'article 1er définit ainsi la minorité nationale dont il est question :

 Article 1er

La minorité nationale (communauté) de l’Ukraine (ci-après désignée «minorité nationale (communauté)» est un groupe stable de citoyens de l’Ukraine, qui ne sont pas des Ukrainiens ethniques, résidant traditionnellement sur le territoire de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, unis par des caractéristiques ethniques, culturelles, historiques, linguistiques et/ou religieuses communes, conscients de leur appartenance et montrant un désir de préserver et de développer leur identité linguistique, culturelle, religieuse.

La loi ne nomme aucune communauté en particulier. Selon cette définition, les russophones sont des «Ukrainiens ethniques» parlant le russe, donc ils ne correspondent pas à cette définition. Cependant les Russes ethniques du Donbass répondraient à cette définition, sauf qu'ils ne se considèrent pas comme des Ukrainiens mais comme des Russes «ethniques»! Par conséquent, il reste les petites communautés ethniques suivantes: les Roms/Tsiganes, les Ruthènes, les Biélorusses, les Moldaves, les Bulgares, les Hongrois, les Roumains, les Polonais, les Arméniens, les Grecs, etc.   

La Loi sur les minorités (communautés) nationales de 2022 accordent des droits, des libertés et des obligations aux membres appartenant à des minorités nationales. Ces minorités se voient accorder notamment les droits suivants: l'auto-identification; la liberté d’association publique et de réunion pacifique; la liberté d’expression et de croyance, de pensée, de parole, de conscience et de religion; la participation à la vie politique, économique et sociale; l'usage de la langue de la minorité nationale (communauté); l’éducation, en particulier dans les langues des minorités nationales (communautés); et la préservation de l’identité culturelle de la minorité nationale (communauté). En éducation, l'article 11 de cette loi précise que les particularités de l’emploi des langues des minorités nationales (communautés) dans le processus éducatif sont déterminées par la Loi sur l'éducation et les lois spéciales dans ce domaine.

On peut aussi se demander pourquoi l'Ukraine a-t-elle adopté une telle loi, tout aussi inutile que celle portant sur les autochtones. La raison est simple: il s'agit de montrer au président russe que l'Ukraine, elle, est prête à protéger ses petites minorités, alors que Poutine, de son côté, assimile les siennes à la vitesse grand V. Une sorte de provocation, en quelque sorte, mais aussi une «donneuse de leçon» de la part de l'Ukraine!

Il ne faut pas oublier que les russophones ne sont pas considérés comme une minorité parce que leur langue est celle de facto des communications inter-ethniques, ce que signifie que toute la population comprend le russe qui n'a pas besoin de protection. Cela n'empêche pas le Kremlin d'accuser toutes les républiques ex-soviétiques, sauf la Biélorussie, de «persécuter les russophones». 

Pour les Russes de Russie, en particulier pour les autorités russes, l'Ukraine actuelle est un pays où le chauvinisme et la répression ethnolinguistique ne cessent de croître. Pour Vladimir Poutine, la russophobie reste le cœur et la priorité de cette politique. Il lui fallait intervenir!

13 L'invasion russe du 22 février 2022

Devant l'éventualité où l’Ukraine se joigne un jour à l’Union européenne (symbole de prospérité) et à l’OTAN (symbole de sécurité), le président de la Russie, Vladimir Poutine, avait massé dès la fin de l'année 2021 plus de 150 000 hommes à la frontière ukrainienne et menaçait d'intervenir militairement. Si l'Ukraine acceptait d'abriter des missiles et des troupes de l'OTAN, la Russie se sentirait grandement menacée, d'où une guerre préventive appelée pudiquement une «opération militaire spéciale». La guerre dite préventive consiste à éliminer la menace présumée d'une attaque avant qu’elle ne devienne une réalité. La guerre préventive peut donc être lancée sans preuve d’une quelconque offensive possible dans le but de dissuader un adversaire qui aurait l’intention à un moment donné de nuire aux intérêts de l’État attaquant. Pour le président russe, c'est toute l'Europe et les États-Unis qui le menaçaient, lui ne menaçait personne. Mais puisqu'il n'y a que des ennemis tout autour, le Kremlin s'est senti «obligé» de prendre des mesures sévères!

13.1 La guerre préventive

Dans l'histoire de l'humanité, nombreux furent les conflits dits «préventifs» déclenchés sous divers prétextes. L'Ukraine apparaissait comme un territoire qui devait être mis sous tutelle, la Russie ne semblant pas renoncer à considérer ce pays comme une partie d’elle-même qui lui aurait été «volée».

Pour mettre du sable dans l'engrenage, le président Poutine reconnut officiellement, le 21 février 2022, l'indépendance des oblasts du Donbass, la «République populaire de Donetsk» et la «République populaire de Louhansk». La résolution du conflit, prévue par les accords de Minsk de 2014-2015, se trouvait évidemment dans l’impasse, Kiev et séparatistes russophones s’accusant mutuellement de ne pas les respecter. Le volet politique des accords, qui prévoyait une large autonomie pour les régions rebelles et des élections locales dans ces dernières d’après les lois ukrainiennes, restait ainsi lettre morte, les belligérants se rejetant mutuellement la responsabilité de cet échec.

Puis le président russe accusa l'Ukraine d'être une «colonie de l'Occident». On pouvait croire que l'objectif de la Russie de Vladimir Poutine était de récupérer tout le territoire des oblasts de Lougansk et de Donetsk, puis au minimum une bonne partie des territoires des oblasts de Zaparozhie et d’Odessa, ce qui signifiait un couloir qui irait jusqu’à la Transnistrie (Moldavie), englobant en même temps la Crimée. Depuis au moins trente ans, Poutine rêvait de recréer la Novorossia (la «Nouvelle Russie») afin que l'Ukraine redevienne un «protectorat» de la Russie, comme c'est déjà le cas avec la Biélorussie. La carte ci-contre est annoncée depuis 2014, et elle incluait même la Gagaouzie. Il ne s'agissait que d'une étape pour aller plus loin, peut-être reconstituer l'ancienne URSS.

13.2 Les justifications

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine violait le droit international: son armée franchisait les frontières d’un État souverain, l’Ukraine, sans même prendre la peine de lui poser un ultimatum et lui déclarer la guerre, comme on le faisait encore en août 1914. Cette pénétration de l'armée russe en Ukraine se présentait sans nul doute comme l’intervention la plus importante sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale, en vue d'en arriver, selon le président russe, à «une démilitarisation» et à une «dénazification» de l’Ukraine.

C'est une guerre qui s'annonçait sanglante, et ce, d’un bout à l’autre de l’Ukraine, et qui se soldera certainement par des centaines de milliers de victimes et des millions de réfugiés. L'invasion du président russe semblait poursuivre six grands objectifs:

1) protéger les minorités russophones de l'Ukraine;
2) démilitariser et «dénazifier» l'Ukraine;
3) reconstituer la grandeur historique de la Russie;
4) annexer l'Ukraine;
5) protéger la Russie d'une alliance de l'Ukraine avec l'OTAN;
6) semer la division dans l’Alliance atlantique (OTAN).

L'invasion de l'Ukraine s’inscrirait bien dans ces premiers objectifs, mais le sixième objectif ne devait pas être atteint, bien au contraire.

1) La protection des minorités russophones

Le président russe, Vladimir Poutine, s'est posé comme le «défenseur des populations russophones», mettant ainsi en avant la question linguistique en Ukraine pour justifier son intervention militaire. Il a utilisé la question de la langue pour dépeindre le gouvernement de Kiev comme des «fascistes» ethnocentriques déterminés à tyranniser la population russophone d'Ukraine. Cette population y serait victime de «russophobie», et même, selon les termes du président russe, d’un «génocide». Vue ainsi, l'invasion russe serait un conflit physique armé s'appuyant sur une base ethnolinguistique. Il s'agit d'une accusation qui revient très régulièrement dans la bouche de Vladimir Poutine pour justifier l’invasion russe de l’Ukraine ou ailleurs : les populations russophones seraient devenues des victimes de «russophobie» et de «génocide», rien de moins. Le problème, c'est que la Russie s'est arrogé unilatéralement le devoir de protéger les russophones des pays voisins, sans leur demander leur avis. Poutine, qui a constamment cultivé une idéologie impériale parmi l'élite politique russe, utilise toujours la langue comme prétexte et comme outil d'expansion, affirmant que tous les russophones appartiennent à la Russie et à la culture russe. 

L'accusation de génocide semble fort peu fondée puisque la langue russe était, avant l'invasion russe, déjà omniprésente dans la vie quotidienne des Ukrainiens, y compris chez les ukrainophones, tandis qu'une écrasante majorité de la population le comprend. Plus de la moitié de la population de l'Ukraine, soit 52,08%, employait le russe à la maison, alors que les russophones représentaient 17,2% de la population; les ukrainophones, 75,5%. En dépit des politiques linguistiques favorisant la langue ukrainienne, les ukrainophones continuaient de raffoler des films russes, des téléséries russes et des vedettes russes. Dans certaines régions du sud-est du pays, il était quasiment impossible d'entendre parler ukrainien. Par ailleurs, il n'apparaît pas normal que la quasi-totalité des ukrainophones adultes soient bilingues et parlent la langue de la minorité comme si c'était la langue nationale du pays. Ce devrait être le contraire! En fait, les années de domination soviétique ont créé une hiérarchie linguistique, dans laquelle le russe était devenu la langue de la mobilité économique et sociale, tandis que l'ukrainien était toujours considéré comme une langue «rurale», voire «paysanne». Cette perception semblait jusqu'à tout récemment être bien ancrée encore dans les esprits de beaucoup d'Ukrainiens.

Quant aux russophones ukrainiens, ils sont aujourd'hui nombreux à rejeter la propagande du Kremlin, dont les dirigeants se présentent régulièrement en «libérateurs de populations» qui seraient opprimées par Kiev. Autrement dit, les russophones d'Ukraine, selon une idéologie ethniciste, sont présumés être des Russes, non des Ukrainiens. En effet, pour le président Poutine, les citoyens ukrainiens de langue russe sont des Russes avant d’être des Ukrainiens. La langue est ici présentée par l’idée que l’individu n’existe que par son appartenance ethnique.

Le fait de chercher à protéger la minorité russophone pourrait être un motif pour intervenir auprès d'un autre pays, mais sûrement pas par des moyens militaires. Le jeu n'en vaut pas la chandelle parce qu'une telle guerre exacerbe forcément la population majoritaire qui risque au contraire de se retourner contre l'envahisseur et sa langue, sinon contre la minorité concernée censée être attaquée. D'ailleurs, les pays baltes sont les premiers à avoir déjà réduit les droits linguistiques de «leurs» russophones. Si Poutine avait vraiment voulu aider les russophones ukrainiens, il aurait pu proposer, par exemple, de rapatrier ceux qui le désirent et leur donner un lopin de terre ou leur offrir des emplois intéressants. La Russie dispose de 17 millions de kilomètres carrés de superficie — comme si la Russie avait besoin de nouvelles terres, alors qu'elle n'arrive pas à s'occuper de celles qu'elle détient déjà —, ce qui apparaît amplement suffisant pour combler les besoins des pro-Russes d'Ukraine. Or, ces derniers préfèrent rester en Ukraine!

On peut s'interroger aussi sur cette prétention à vouloir absolument protéger les russophones à l'extérieur de la Russie sous prétexte qu'ils constituent une minorité, alors que les minorités autochtones de la fédération de Russie se font imposer de solides politiques d'assimilation, comme si ces minorités dispersées et sans pouvoir menaçaient la grande majorité russophone. C'est un secret de polichinelle qu'en Russie le président Poutine estime que la langue russe agit, répétons-le, comme une «force unificatrice» et qu'elle maintient «un espace de civilisation unique» sur le territoire de l'ex-Union soviétique. Les autorités de la Fédération emploient le russe comme «langue de communication interethnique». Moscou envisage des mesures utiles visant à soutenir et à préserver le statut de la langue russe non seulement en Russie, mais à l'extérieur de ce grand pays, par la force si nécessaire, sans demander quelque consentement que ce soit. Dans ces conditions, la préservation des petites langues autochtones en Russie ne pèse pas lourd dans ce grand projet expansionniste. Il faut se rappeler que Poutine prend des mesures pour protéger les Russes de son pays, comme si les autochtones vulnérables les menaçaient!   

Pourtant, les frappes russes lancées contre les populations civiles tuent autant les russophones que les ukrainophones. Depuis le début de la guerre de février 2022, les villes les plus attaquées par l'armée russe sont principalement russophones; les plus grandes pertes civiles sont précisément des russophones que Poutine voulait libérer des Ukrainiens. Or, aucun mouvement de masse chez les russophones vers la Russie n'a été constaté; au contraire, même les russophones de Marioupol et de Kharkiv ont fourni une résistance féroce contre l'agresseur. Poutine s'est donc gravement trompé sur l'attachement des russophones à la «mère partie» russe. De plus, les Russes détruisent les maisons de tous, sans discernement, qu'il s'agisse des écoles, des hôpitaux, des musées, des églises, etc. Or, la Russie est signataire d’une convention onusienne signée en 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. De plus, l’armée russe a obligé plus de 200 000 russophones du Donbass à se «réfugier» en Russie, censément pour les protéger des ukrainophones.

- Les déportations de population

En avril 2023, le président Poutine signait un décret autorisant l'expulsion forcée des résidents des territoires occupés («annexés» selon Moscou) de l'Ukraine qui n'ont pas acquis la citoyenneté russe et établissant les conditions d'expulsion des Ukrainiens qui n'acceptent pas de devenir des citoyens russes. Ce décret codifie les méthodes coercitives pour encourager les résidents des territoires occupés à obtenir des passeports russes, et crée également des conditions pour l'expulsion des Ukrainiens qui n'acceptent pas de devenir des citoyens de la fédération de Russie. Toutes les actions visant à déporter des Ukrainiens vers la Russie peuvent violer la Convention de Genève pour la prévention et la répression du crime de génocide, et peuvent également être une campagne ciblée de nettoyage ethnique.

Le Kremlin poursuit d'autres tentatives d'expulsion d'Ukrainiens, y compris d'enfants. De fait, les soldats russes ont amené de force en Russie des dizaines de milliers d'enfants ukrainiens afin de les russifier. Un rapport publié en février 2023 par l’Université de Yale et le programme "Conflict Observatory" du département d’État américain indiquait qu’au moins 6000 enfants ukrainiens étaient détenus dans 43 camps en Russie, le nombre réel pouvant être beaucoup plus élevé. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: plus de 16 000 cas de déportation ont été officialisés et documentés par divers organismes, mais les estimations atteignent plutôt le million d’enfants déplacés. Ce qui est particulièrement frappant, c’est que les programmes de déplacement d’enfants ne sont ni niés ni dissimulés. En mai 2022, le président Poutine promulguait un décret afin d'accélérer les processus d’obtention de la citoyenneté russe pour les enfants déportés d’Ukraine.

Ces enfants amenés de force sont disséminés jusqu'en Extrême-Orient, vers Vladivostok. Au-delà de ces «déplacements» pour «raisons humanitaires», l’objectif est de rééduquer ces enfants ukrainiens, en forçant leur assimilation à la société russe. Il sont regroupés dans des camps pour leur inculquer systématiquement une éducation pro-Russie, ce qui comprend des activités militaires, un parcours scolaire particulier, des visites de sites mémoriaux russes et de constants discours patriotiques. La Russie mène non seulement une politique d'expansion territoriale, mais également une éradication de l’identité ukrainienne à l'exemple de la guerre de Tchétchénie lorsque les officiers russes disaient aux Tchétchènes: «On va vous éradiquer en tant que nation.» Dès décembre 2022, la Cour pénale internationale a été saisie pour documenter ces «programmes» visant à «russifier», «dénazifier» et «désukrainiser» les enfants ukrainiens, dont les âges varient de quatre mois à 17 ans.

Le 15 mars 2023, un rapport de la Commission des droits de l’homme de l’ONU venait confirmer ces faits : le transfert et la déportation d’enfants − des trophées de guerre − sur les territoires ukrainiens occupés ou sur le territoire russe violent le droit international et représentent un «crime de guerre». Selon l'Association internationale du Barreau (International Bar Association):
 

Il est interdit de transférer de force des civils de l’autre côté d’une frontière et, au cours d’un conflit, cela peut constituer un crime de guerre. Il peut également s’agir de crimes contre l’humanité s’il s’agit d’une politique généralisée et systématique. La déportation d’enfants peut même faire partie d’une intention génocidaire.

Le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a déclaré avoir lancé un mandat d'arrêt contre le président russe, Vladimir Poutine, pour sa responsabilité dans des crimes de guerre perpétrés en Ukraine depuis l'invasion russe. Sauf que Vladimir Poutine demeure pratiquement intouchable, à moins qu’il sorte de la Russie et qu’il se rende dans un pays qui voudrait le remettre à la justice, ce qui est «très improbable».

- Parler le russe et être russe

Selon la logique du président Poutine, la langue maternelle d'une population justifierait de la rattacher des populations à un autre État. La Russie pourrait donc intégrer à son territoire d’autres régions russophones en Europe et en Asie centrale? Par conséquent, la France serait justifiée de rattacher une partie de la Belgique et de la Suisse, parce que ces ressortissants parlent le français. Dans cette même logique, la Russie devrait rattacher des pays comme l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan, l'Allemagne à l'est, la Lettonie, la Moldavie, l'Estonie, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et la Lituanie − parce qu'on trouve des centaines de milliers de russophones. Dans cette même logique, la Russie devrait se départir des régions non russophones de Sibérie afin de leur rendre la liberté aux autochtones. Dans la plupart des pays, on fait la distinction entre la citoyenneté, par exemple la citoyenneté allemande, et la nationalité, par exemple la nationalité sorabe. Dans les faits, Poutine voudrait bien mettre la main sur la totalité du territoire de l'Ukraine et surtout empêcher que la jeune démocratie ukrainienne vienne faire tache d'huile en Russie et mettre en péril sa propre survie politique et celle de la "nomenklatura".

Dans le cas présent, Poutine va plutôt réussir à réunir dans une même cause ukrainophones et russophones dans un pays divisé sur la question linguistique depuis fort longtemps. Autrement dit, Poutine est en train de faire pour la cohésion ukrainienne plus qu’aucun autre acteur politique ukrainien ne l’a fait au cours de ces vingt dernières années. Maintenant, tous les russophones, sauf les séparatistes du Donbass alliés de Poutine, vont détester la Russie, ce qui peut durer des décennies, sinon des siècles. Étant donné que l’invasion de février 2022 par l'armée russe a fait en sorte que ce sont les villes russophones de l’Est (Kharkiv, Marioupol, Mykolaïv, etc.) qui ont été bombardées, c'est maintenant l’écrasante majorité des russophones qui appuient l’armée ukrainienne. De plus, les russophones ukrainiens ont entrepris de réapprendre la langue ukrainienne et considèrent le russe comme la langue de l'envahisseur.

C'est pourquoi certains observateurs croient que la question de la langue ne serait qu'un prétexte et que Vladimir Poutine se moquerait complètement du sort des russophones d’Ukraine. Il conviendrait d'apporter certaines nuances dans la mesure où Poutine a toujours admiré la littérature et la langue russes. Il estime que la langue russe agit comme une force unificatrice et maintient un espace de civilisation unique sur le territoire de l'ex-URSS. La langue russe peut être un contrepoids à l'hégémonie de l'anglais! La Russie veut imposer en même temps aux Ukrainiens sa langue et sa version de l’histoire ukrainienne. Il est probable que, derrière la question linguistique, il se cache également une bataille culturelle et identitaire entre Kiev et Moscou: le monde occidental contre la nostalgie du monde soviétique! Mais il ne faut pas évacuer la question linguistique dans les politiques du président Poutine!

2) La démilitarisation et la dénazification de l'Ukraine

De façon générale, tout individu sait ce qu'est une démilitarisation dans un pays, mais il est moins certain de comprendre que ce qui signifie la «dénazification» de l'Ukraine. Ce terme est associé au IIIe Reich d'Adolphe Hitler qui propageait l'idéologie pan-germanique, c'est-à-dire un système visant à grouper dans un État unique tous les peuples présumés d'origine germanique. Cela suppose que l'Ukraine voudrait pratiquer un pan-ukrainisme à travers l'Europe (Russie, Finlande, Pologne, Italie, Allemagne, France, Serbie) et l'Amérique (États-Unis, Canada, Brésil, Argentine) et prendrait des moyens militaires pour arriver à ses fins.

Le président russe accuse l'Ukraine de crimes contre les russophones et promet de traîner devant les tribunaux ceux qui ont commis des crimes et sont responsables de l'effusion de sang de civils, notamment des citoyens russes, ce qui serait un «génocide». À défaut de preuves évidentes, il faut croire Poutine sur paroles. Or, l'un des conseillers du président russe, Alexandre Guelievitch Douguine (né à Moscou en 1962), un intellectuel ultranationaliste parmi les plus influents sur la politique étrangère de Poutine, préconise depuis de nombreuses années la disparition de l’Ukraine.

Il explique ainsi le concept de «dénazification»:

Специальная операция одной из двух главных целей ставит "денацификацию" (вторая – демилитаризация). Это значит, что Россия не остановится, пока не упразднит ту модель нации и национального государства, которую при поддержке Запада построили украинские националисты. Логично было бы предположить, что после завершения операции ситуация вернётся к тому состоянию, в котором пребывала этносоциологическая система Украины до начала её государственности.

Это означает, что базовым вектором станет новый цикл интеграции великороссов и малороссов в один народ. Это вовсе не означает победу "русских" над "украинцами", эти термины не имеют никакого смысла. Это значит воссоединение восточных славян, ветвями которых являются и великороссы, и малороссы (как и белорусы).
L'un des deux principaux objectifs de l'opération spéciale est la «dénazification» (l'autre est la démilitarisation). Cela signifie que la Russie ne s'arrêtera pas tant qu'elle n'aura pas aboli le modèle de la nation et de l'État-nation que les nationalistes ukrainiens ont intégré avec le soutien de l'Occident. Il serait logique de supposer que, après l'achèvement de l'opération, la situation reviendra à l'état dans lequel se trouve le système ethnosociologique de l'Ukraine avant le début de son statut d'État.

Cela signifie que le vecteur de base sera un nouveau cycle d'intégration des Grands-Russes et des Petits-Russes en un seul peuple. Cela ne signifie pas la victoire des «Russes» sur les «Ukrainiens», ces termes n'ont aucun sens. Cela signifie la réunification des Slaves de l'Est, dont les branches sont à la fois des Grands-Russes et des Petits-Russes (ainsi que des Biélorusses).

Ces propos ont été tenus le 12 mars 2022 à la chaîne de télévision Tsargrad sous le titre de «Un clou dans le cercueil de l'ukro-nazisme» (en russe: "Гвоздь в крышку гроба укронацизма"). Il faut comprendre que le nazisme, ou l'ukro-nazisme dont il est ici question, est celui qui consiste à propager l'idée d'un État-nation pour l'Ukraine. Parce que, selon cette idéologie, les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses ne formeraient qu'un seul peuple, c'est-à-dire un groupe ethnique qui est entré dans l'histoire, un État intégré, une religion fondée ou une culture distincte. Ce peuple est composé de trois communautés qui doivent être réunies dans leur état originel comme avant l'effondrement de l'URSS de 1991. Et Alexandre Dougine d'ajouter que les Ukrainiens ont fait l'erreur de cultiver leur nationalisme «artificiel» et qu'il faut les intégrer de force dans un grand État unificateur comme la Russie — ne pas confondre avec «État assimilateur»?:

Учёт этносоциологии в нынешних условиях просто необходим. Необходим он и в случае России. Если мы хотим идти к полноценному и возрождающемуся обществу, нам также необходимо учесть пример трагического заблуждения наших украинских братьев и никогда даже не смотреть в сторону национализма. Мы не нация, мы – народ. И наша цель строить великое государство, в котором место найдется всем, кто связан с нами своей судьбой – и прежде всего нашим восточнославянским братьям. La prise en compte de l'ethnosociologie dans les conditions actuelles est simplement nécessaire. C'est également nécessaire dans le cas de la Russie. Si nous voulons aller vers une société à part entière et renaissante, nous devons également prendre en compte l'exemple de l'erreur tragique de nos frères ukrainiens et ne jamais regarder du côté du nationalisme. Nous ne sommes pas une nation, nous sommes un peuple. Et notre objectif est de construire un grand État dans lequel il y aura une place pour tous ceux qui sont liés à nous par leur destin - et surtout, nos frères slaves orientaux.

Selon Douguine, cet ukro-nazisme serait ouvertement soutenu par les États-Unis et les Occidentaux en général. Il faut le combattre parce qu'il met en danger la Grande Russie, et ce, d'autant plus que ce nationalisme est «artificiel» et «sans fondement» puisqu'il aurait été promu principalement par les Polonais au XIXe siècle dans l'espoir d'opposer les Ukrainiens aux Grands-Russes dans le but de se faire un allié dans la lutte contre la Russie. De plus, toujours selon Alexandre Dougine, les Polonais auraient participé à la création d'une «langue ukrainienne», qui n'existerait pas parce qu'elle serait «artificielle» et «sursaturée de polonismes». Pour la Russie, ce nationalisme ukrainien russophobe dit «artificiel» serait le principal ennemi. Un article publié récemment par l’agence RIA Novosti (l'agence officielle russe) affirmait que tous les Ukrainiens étaient des nazis, pas seulement leurs dirigeants ou les opposants, et qu’ils devaient donc être tous rééduqués. Pour le président russe, tout Ukrainien loyal à son pays est un nazi! Une telle idéologie consiste à retourner en arrière, à refaire l'histoire à partir du 30 décembre 1922 au moment de la création de l'URSS.

3) Le rétablissement de l'Union soviétique

Selon la plupart des observateurs occidentaux, Vladimir Poutine n’a jamais caché sa volonté de voir les anciens pays de l’URSS demeurer sous domination russe. Le 25 avril 2005, à Moscou, devant l'Assemblée fédérale, Poutine formulait ces propos qui sont restés célèbres:

Прежде всего, мы должны признать, что распад Советского Союза был крупнейшей геополитической катастрофой века. Что же касается русской нации, то она стала настоящей драмой. Десятки миллионов наших сограждан и соотечественников оказались за пределами территории России. Более того, эпидемия дезинтеграции заразила и саму Россию. Tout d'abord, nous devons reconnaître que l'effondrement de l'Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle. Quant à la nation russe, elle est devenue un véritable drame. Des dizaines de millions de nos concitoyens et compatriotes se sont retrouvés hors du territoire de la Russie. De plus, l'épidémie de désintégration a infecté la Russie elle-même.

Beaucoup ont reproché à Poutine de regretter l'un des régimes les plus sanglants du XXe siècle qui a pratiqué une russification que les tsars n'ont jamais réussi à faire à ce point. Dans une entrevue au Financial Times, le 19 décembre 2007, le président russe réfutait cette interprétation, car ce n'était pas la disparition politique de l'URSS dont il était question pour lui, mais «la tragédie humanitaire», puisque 25 millions de Russes de souche sont devenus des résidents de pays étrangers, du jour au lendemain. Voici un extrait des propos (en traduction) de Poutine rapportés par Michel Eltchaninoff dans un livre intitulé Dans la tête de Poutine :

Двадцать пять миллионов советских граждан, этнических русских, оказались за пределами новой России. И никто о них не подумал. [...] Это не трагедия, что ли? Вот что я имел в виду [произнося эту формулу]. Я имел в виду не политическую составляющую распада СССР, а ее гуманитарный аспект. Vingt-cinq millions de citoyens soviétiques, des Russes ethniques, se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie. Et personne n'a pensé à eux. [...] Ce n'est pas une tragédie, cela? Voila ce que j'avais en vue [en prononçant cette formule]. Je visais non pas la composante politique de la chute de l'URSS, mais son aspect humanitaire.

En effet, personne n'a pensé à eux, même pas les dirigeants russes de l'époque (1990-1991), dont Boris Eltsine en tête! Les finances de la Russie étaient alors exsangues, et les nouveaux dirigeants ne voulaient rien savoir de récupérer leurs anciens ressortissants russes. Le 9 février 2000, dans une émission télévisée, avec les lecteurs du quotidien Komsomolskaïa Pravda, Poutine avait déjà précisé:

Кто не жалеет о распаде Советского Союза, у того нет сердца; кто хочет воссоздать его в прежнем виде, у того нет головы. Celui qui ne regrette pas l'effondrement de l'Union soviétique n'a pas de cœur ; celui qui veut lui redonner son ancienne formule à l'identique n'a pas de tête.

Poutine sait très bien qu'il ne pourrait pas récupérer les pays du Bloc de l'Est, il lui restait la Biélorussie, l'Ukraine et la Moldavie. La Biélorussie est déjà acquise, mais pour être réaliste, il pourrait au mieux «reprendre» la Moldavie, la Géorgie et le Kazakhstan. Avec son opération militaire en Ukraine, il vise ainsi à «réparer le mal» et à «corriger une erreur de l'histoire». S'il ne croit pas à la restauration intégrale de l'URSS, il doit tout faire pour offrir une solution «de remplacement» qui comprendrait tous les éléments qu'il estime positifs dans le système soviétique, c'est-à-dire à peu près tout, à l'exception du communisme! L'heure serait davantage à la restauration de l'idéologie soviétique pour Poutine qu'au rétablissement même de l'ex-URSS. Dans l'idéologie soviétique, incarnée aujourd'hui par le président russe, le sentiment patriotique ukrainien est perçu comme anti-russe et relèverait du fascisme, sinon du nazisme. Dans cette logique, l’invasion russe ne serait qu’un acte de patriotisme et de solidarité, sinon une «mission de paix», qui ne vise pas à occuper le pays, mais à le démilitariser afin qu'il ne menace plus la Russie dont la population est trois fois plus nombreuse.

Quoi qu'il en soit, cet empire soviétique, qui fut constitué par la force entre 1922 et 1945, s'est néanmoins transformé en 1991 en une nouvelle confédération plus souple appelée la Communauté des États Indépendants (CEI). Il s'agit donc bien d'une transformation du fait que la "nomenklatura" oligarchique s'est maintenue au pouvoir et que le KGB, sous d'autres noms, en a assuré la cohésion. En somme, on pourrait croire que la Russie pratique un pan-russicisme!

4) Le projet d'annexion de l'Ukraine

Après la Russie (17 millions km²), l’Ukraine est le second plus grand pays d’Europe par sa superficie de 603 700 km² (France: 543 965 km²). En fait, il est illusoire de croire que la Russie réussirait à soumettre toute l'Ukraine par une guerre préventive, ce qui suppose une occupation permanente. L’histoire des siècles précédents devrait en effet montrer qu’essayer de gouverner des peuples étrangers par la force est terriblement coûteux et difficile, car ce processus engendre presque toujours une résistance nationaliste féroce. Bref, toute guerre préventive mène à l'occupation de la part de la puissance dominante, mais elle ne fonctionne jamais à long terme, l'occupant finissant par quitter les lieux en étant détesté durant des décennies ou des siècles. Pire, les coûts de l’occupation risquent de dépasser largement les bénéfices potentiels: selon les estimations les plus fiables, l’invasion coûterait 900 millions de dollars US par jour au Trésor russe et à la fin de juillet 2022, on estimait que 15 000 soldats russes avaient déjà été tués. Nous savons aujourd'hui que ce nombre a atteint, après deux ans de guerre, plus de 100 000 mots dans chaque camp. Par le fait même, l’invasion démolit le mythe de la toute-puissante armée russe, victime de nombreux ennuis «logistiques» et «techniques». L’humour ukrainien en a d'ailleurs fait un régal! Finalement, on peut se demander s'il est absolument nécessaire de détruire l'Ukraine pour la sauver?

Vladimir Poutine ne peut pas ignorer que la résistance nationaliste a joué un rôle important dans la chute de l’Union soviétique en 1991 et qu'elle a détruit les empires austro-hongrois, ottoman, russe, britannique, français, japonais, etc.

Alors que reste-t-il comme solution? On peut penser de façon plus réaliste à une séparation à la coréenne, comme jadis avec les deux Allemagnes. D'une part, les régions de l'Ouest et du Nord resteraient une république indépendante et pratiqueraient  une neutralité à la suédoise. D'autre part, les régions de l'Est et du Sud deviendraient un protectorat russe. Alexandre Dougine prédisait déjà en 2105 l'occupation de l'est et du sud de l'Ukraine de la façon suivante:

Avant trois ans, il [Poutine] s'emparera d'une partie de l'Ukraine, celle qui se trouve sur la rive droite du Dniepr. Quant à l'Ukraine occidentale, qui gardera Kiev pour capitale, elle ne pourra «jamais devenir un État». Il ne lui restera qu'à devenir «une zone folklorique de l'identité ukrainienne», mais sans aucune indépendance politique.[Cité par Michel Eltchaninoff dans Dans la tête de Poutine, p. 111-112.]:

En 2022, l'ultranationaliste Dougine proposait de refaire les frontières de l'Ukraine, car l'est de l'Ukraine — la Novorossia, Sloboda et le Donbass — peut être intégré assez facilement, notamment grâce à la préservation des caractéristiques ethnoculturelles uniques de cette région. Ce serait plus difficile avec l'Ukraine centrale, et surtout avec Kiev, mais étant donné l'usage répandu du russe il serait possible de trouver une solution acceptable à l'avenir. Alexandre Dougine admet que l'ouest de l'Ukraine, la situation de l'ancienne Galicie, pose problème, mais l'«opération militaire spéciale» doit faire en sorte que cette région ne devienne jamais indépendante. Celle-ci pourrait devenir un protectorat russe, comprenant huit oblasts avec 12 millions d'habitants, dont 90% seraient ukrainophones. Reste à voir si le devin nostalgique de l'URSS aura raison!

En 1917, Lénine semblait plus sage que Poutine par cette déclaration sur l'Ukraine (La Pravda, 30 juin 1917):
 

Отвечайте благосклонно к украинцам - подсказывает здравый смысл. Потому что, если вы этого не сделаете, все станет еще хуже. Сила не будет контролировать украинцев, а только озлобит их. Относитесь к украинцам благосклонно, и вы проложите путь к взаимному доверию и братскому союзу между двумя народами на основе равноправия! Répondez favorablement aux Ukrainiens - le bon sens l'exige. Parce que, si vous ne le faites pas, les choses vont empirer. La force ne contrôlera pas les Ukrainiens, mais cela ne fera que les aigrir. Traitez favorablement les Ukrainiens et vous ouvrirez la voie à la confiance mutuelle et à l'union fraternelle entre les deux peuples sur la base de l'égalité !

Manifestement, le président Poutine n'a jamais lu ces propos ou il a, comme Staline, repoussé ce genre d'approche, préférant la contrainte jugée plus efficace, puisqu'une Ukraine autonome ou indépendante n'est même pas concevable.

Il semble évident que sans l'appui des États-Unis, l'Ukraine ne pourra tenir le coup devant l'offensive russe. Cependant, même si la Russie gagnait la guerre, elle ne pourrait se maintenir très longtemps en Ukraine. D'abord, il faudrait des centaines de milliers de soldats russes pour tenir tête à la résistance ukrainienne. Les Russes finiraient par en être chassés comme ils l'ont été de l'Afghanistan, malgré les tentatives de russification. Si l'Ukraine tombait, Poutine poursuivrait ses politiques de conquête de sorte qu'il lui faudrait des millions de soldats pour maintenir la «paix» pendant des années. Le monde qu'il prépare est celui d'un monde de guerres dans de nombreux territoires en Europe.

5) La protection contre l'Alliance atlantique

Vladimir Poutine affirme se défendre contre une expansion presque certaine de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dans la région, puisqu’il est prévu, depuis des années, que l’Ukraine y adhère, ce qui affaiblirait l’influence de la Russie dans la région. Ce point de vue se défend si l'on se souvient que les États-Unis ont déjà très mal réagi en octobre 1962 au moment de la crise des missiles soviétiques à Cuba. Toutefois, l'Ukraine est loin de répondre aux critères exigés pour être admise dans l'Union européenne, cette éventuelle adhésion pouvant prendre encore plusieurs années, voire des décennies.

La crispation russe au sujet de l'OTAN n'est pas nouvelle. Dès 2002,  Vladimir Poutine avait déjà menacé l'Occident au cas où les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) rejoindraient l'Alliance. Néanmoins, ces pays ne sont pas devenus pour autant une menace pour la Russie, car l'OTAN n'a jamais eu de plan d'invasion massive de la Russie! Ce n'est pas l'OTAN qui est demandeuse, mais les États qui veulent en faire partie. Par conséquent, la Russie craindrait une attaque hypothétique qui s'appuierait sur des considérations présumées. Du point de vue de la Russie, ce qui était inacceptable jusqu'à présent, c'était l'Ukraine dans l'OTAN; aujourd'hui c'est l'OTAN qui est en Ukraine. On compterait certainement une majorité d’Ukrainiens qui voteraient pour entrer dans l’OTAN et dans l’Union européenne pour une raison assez simple : malgré leurs défauts, l’OTAN symbolise la sécurité et l’Union européenne, la prospérité.

Pour Vladimir Poutine et ses penseurs tels Alexandre Douguine, il ne s'agit pas d'une guerre contre l’Ukraine avant tout, ce serait plutôt une guerre contre les États-Unis et contre l’atlantisme de l'OTAN. L'Ukraine n'est que le début! Pour le gouvernement russe, les premiers responsables de la guerre sont les États-Unis et leurs alliés qui fournissent des armes aux Ukrainiens. Effectivement, l’aide militaire américaine à l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, dépasse le budget militaire total de la Russie. D'ailleurs, le budget du Pentagone à lui seul dépasse les budgets militaires combinés des neuf puissances militaires suivant les États-Unis (par ordre décroissant, la Russie, la Chine, l'Inde, le Japon, la Corée du Sud, la France, le Royaume-Uni, le Pakistan et le Brésil). De fait, selon le président Poutine, sans armement occidental, les Ukrainiens seraient rapidement vaincus et la paix serait revenue! C'est comme un agresseur qui dirait à sa victime de se laisser faire pour que l'agression se termine plus rapidement!

C'est certainement vrai que sans l'aide occidentale la guerre en Ukraine serait déjà terminée, mais ce genre de victoire paverait la voie à d'autres conquêtes russes dont plusieurs autres pays pourraient s'inspirer. En réalité, la guerre de Poutine et de la Russie est une guerre contre l’ordre libéral mondial, contre l’empire américain et contre le monde anglo-saxon!

En lieu et place, Moscou veut imposer la puissance russe eurasiatique, avec en prime la langue russe! Dans ces conditions, on comprendra que le plan de défense stratégique des États-Unis consiste à conserver la suprématie du pouvoir et des valeurs américaines dans le monde. Une victoire de l'Ukraine sur la Russie devient donc indispensable, ne serait-ce que pour sauver l'honneur! Toutefois, l'aide américaine pourrait arrêter complètement en raison de la polarisation des partis politiques aux États-Unis et de l'implication de l'ex-président Donald Trump sur les républicains au Congrès américain.

6) La division des pays de l'OTAN

L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), fondée en 1949 et composée, en date du 4 avril 2023, de 31 pays d'Europe et d'Amérique du Nord, fut créée pour protéger la population et le territoire de ses pays membres après la Seconde Guerre mondiale. Elle est basée sur le principe de la «défense collective», ce qui signifie que si l'un des pays de l'OTAN est attaqué, tous les pays de l'OTAN sont attaqués et doivent le défendre. Donc, l'OTAN ne s'intéresse pas aux questions linguistiques, hormis le fait que la plupart des communications se font en anglais, bien que les deux langues de travail soient l'anglais et le français.

De plus, la politique dite «de la porte ouverte» est un principe fondateur de l'OTAN en vertu duquel tout pays de la zone euro-atlantique est libre d'adhérer à l'OTAN s'il est prêt à satisfaire aux normes et aux obligations liées au statut de membre, s'il contribue à la sécurité de l'Alliance et s'il partage les valeurs de l'OTAN que sont la démocratie, les réformes nécessaires et l'état de droit. Précisons-le, l'OTAN n'est jamais requérante, ce sont les États qui doivent en faire la demande pour devenir membres. Depuis 1949, le nombre de pays membres de l'OTAN est passé de 12 à 31 (voir la carte).

Si le président Poutine pensait semer la division dans les pays de l'OTAN, il s'est trompé puisque ceux-ci se sont soudés d'un seul bloc. Le désir de réduire le pouvoir militaire et l’influence des Américains en Europe a également échoué pour le moment. C'est le contraire qui s'est produit. Non seulement les pays de l'Union européenne se sont unis, mais la Suède et la Finlande ont réaffirmé leur droit à adhérer à l'OTAN, ce qui a d'ailleurs été fait pour la Finlande. D’un seul coup, le président Poutine s'est trouvé à galvaniser l’OTAN, il a mis fin à la neutralité suisse et au pacifisme allemand actuel, il a réussi à réconcilier les russophones et les ukrainophones de l'Ukraine et il a fait un héros du président Volodymyr Zelensky, un homme dont il s’était jadis moqué.

En 2014, la Russie s'est adjugé la moitié sud-est du Donbass et la Crimée. À présent, elle a apparemment conquis le reste du Donbass et la zone la plus méridionale de l'Ukraine pour faire la jonction entre la Russie et la Crimée. La carte ci-contre illustre les zones d'occupation de la Russie en date du mois de juin 2023. D'où l'importance d'avoir fait sauter le «verrou» de Marioupol. Il est possible qu'ensuite Poutine propose à Zelensky et à l'ONU la paix et la reconnaissance de la souveraineté de l'Ukraine, à la condition qu'on lui cède définitivement et officiellement ce qu'il aura conquis.

Cette exigence posera un problème majeur : si l'ONU, l'OTAN et l'Union européenne acceptaient une telle demande, cela ouvrirait une boîte de Pandore, car n'importe quel pays pourrait ensuite se dire que, s'il en attaque un autre et réussit à en conquérir un morceau (ou le tout), il pourrait ensuite obtenir la reconnaissance internationale de son coup de force.

C'est également oublier que le président ukrainien ne veut entreprendre aucune négociation avant le retrait des troupes russes, y compris en Crimée! La Russie est aussi soupçonnée de vouloir faire avancer ses troupes jusqu’à la Transnistrie, une région séparatiste pro-russe sur le territoire moldave.

De façon paradoxale, le président russe a réussi à renforcer l'OTAN comme s'il était lui-même un agent recruteur à la solde de cet organisme. De plus, le budget de l'OTAN pour 2021-2022 a battu un nombre record, passant de 1,6 milliard d'euros à 2,5 milliards pour seulement les neuf premiers mois. Bref, toutes les craintes de Vladimir Poutine concernant «l'élargissement de l'OTAN» sont le résultat de sa propre politique agressive et de la guerre avec ses voisins. Néanmoins, des fissures entre les membres de l'OTAN peuvent se produire devant une guerre qui se prolonge indéfiniment. Un retour de l'ex-président pro-Poutine Donald Trump à la Maison-Blanche en 2024 serait un coup dur pour l’Ukraine qui entre dans sa troisième année de guerre face à la Russie. 

7) À bas la démocratie!

En réalité, les dirigeants russes ne craignent pas du tout une menace militaire de l'OTAN, ce n'est qu'un prétexte pour justifier la guerre. Ce qu'ils craignent par-dessus tout, c'est sa capacité à démocratiser les nations. La "nomenklatura" russe ne peut supporter de devoir jouer selon des règles établies démocratiquement par les populations plutôt que par ses propres membres et selon ses propres règles, ce qui mettrait en danger ses privilèges. Selon de nombreux observateurs, la guerre en Ukraine est motivée avant tout par le désir des autorités russes de repousser les frontières de la démocratie afin que les dirigeants du Kremlin puissent continuer à profiter de la corruption et des privilèges qu'elle engendre. Bref, on ferait la guerre à une nation de 44 millions d'habitants afin que des centaines d'oligarques et de hauts gradés russes corrompus puissent s'enrichir encore davantage. La Russie serait ainsi devenue une cleptocratie dans laquelle des individus déjà riches s'enrichissent encore davantage aux dépens du peuple russe en accaparant les plus grandes entreprises russes qui fournissent les ressources nécessaires pour soutenir l'invasion de l'Ukraine par Poutine.

La "nomenklatura" russe ne peut raisonner qu'en termes de rapports de force, d'embargos, de chantages et de menaces. Ce modèle, issu d'une vision géopolitique du XIXe siècle et commencées sous les tsars, ne séduit guère au XXIe siècle, alors que l'OTAN reste un modèle qui fascine malgré ses évidentes imperfections. Plus la Russie montre les dents, plus l'envie est grande à la périphérie d'adhérer à l'OTAN. D'ailleurs, l’invasion russe en Ukraine a fait basculer en quelques jours le non-alignement de la Suède et de la Finlande, mais cela pourrait aussi valoir à la longue pour la Géorgie et pourquoi pas, un  jour, pour la Bosnie-Herzégovine; quant à la Serbie, il devra couler encore de l'eau sous les ponts pour se dérussifier culturellement. Quand elles ont le choix, les nations jadis oppressées par l'URSS préfèrent aujourd'hui le parapluie américain au carcan russe.

Si pour des pays comme la France, l'Allemagne, l'Italie ou la Pologne, la guerre est aujourd'hui une aberration, il faut comprendre que la guerre est considérée comme normale en Russie pour qui la guerre est une constante dans son histoire; la paix n'est qu'une période transitoire afin de se regrouper et de contre-attaquer pour acquérir de nouveaux territoires et d'y imposer ses politiques, dont la langue russe. Bref, la paix n'est qu'une période transitoire entre deux guerres! C'est comme si les Russes avaient besoin de nouvelles terres alors qu'ils sont incapables de s'occuper de celles qu'il détiennent en Sibérie. Ce qu'il faut comprendre en réalité, c'est que les dirigeants russes ont besoin de la guerre pour se maintenir au pouvoir. Il est nécessaire d'unir le peuple russe contre la menace d'une invasion occidentale imminente!  

13.3 Le sort de la langue ukrainienne

Dans la perspective d'une lutte sans merci qui écraserait l'Ukraine ou même une partie de ce pays, on peut s'attendre à deux possibilités: soit un recul de l'ukrainien, soit au contraire un renforcement de cette langue. Dans le premier cas, c'est-à-dire un territoire entièrement contrôlé par la Russie, c'en serait fini de l'ukrainisation ou de la ré-ukrainisation qui ferait place au suprématisme russe.

1) La russification rapide des territoires conquis

Le rêve du président Poutine, c'est d'édifier un même peuple formé de Russes et d'Ukrainiens en partie assimilés linguistiquement, mais conservant leur identité, à l'exemple des Irlandais, des Gallois et des Écossais au Royaume-Uni. Cette politique d'assimilation de la Russie a commencé en 1815 sous les tsars. En 1991, après la chute de l'URSS, on a assisté à une politique de ré-ukrainisation, mais depuis au moins 2004 et davantage depuis 2014 Vladimir Poutine instrumentalise la question linguistique en Ukraine, en s’autoproclamant le «défenseur des populations russophones» et en y trouvant un prétexte de s'ingérer dans la politique pour aboutir à des interventions militaires en février 2022. Le problème, répétons-le, c'est que le «défenseur» des populations russophones supprime sans distinction aussi bien les russophones que les ukrainophones et qu'il détruit les biens de tous sans discrimination. Paradoxalement, le «défenseur» des russophones d'Ukraine est en train de détruire toute la région du Donbass, là où sont particulièrement concentrés les pro-Russes du pays. La Russie protectrice s'est vite transformée en une Russie prédatrice!

En se rappelant l'histoire de l'Empire russe et celle de l'Union soviétique, il faut toujours tenir compte de l'expansionnisme de la langue russe, laquelle a toujours caractérisé le suprématisme et le messianisme russes. Avec la Crimée, annexée par la Russie en 2014, la superficie de l'Ukraine est normalement de 603 700 km². Depuis l'occupation du Donbass, l'Ukraine a perdu en principe 20% de son territoire, soit 120 740 km² ou l'équivalent de toute la Corée du Nord. Bref, le territoire ukrainien occupé par les forces militaires russes représenterait plus du tiers (35%) de l’Allemagne ou de plus de la moitié (52%) du Royaume-Uni. En pourcentage, c'est comme si le Canada perdait à la fois le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador. C'est aussi l'équivalent de toute la Corée du Nord ou de presque toute la Grèce!

- La politique de russification

Dans les régions passées sous le contrôle de Moscou, les forces d’occupation ont mené aussitôt une politique de russification des territoires conquis. Ainsi, des «spécialistes d’unités de transmission des forces armées russes» ont reconfiguré rapidement les réseaux de transmission de la radiotélévision et diffusé les chaînes russes dans ces territoires. Des centaines de milliers, voire des millions d'habitants, «bénéficient» maintenant d'un accès «gratuit» aux principales chaînes russes. Le réseau téléphonique n’est plus ukrainien mais russe, y compris dans l’oblast le plus à l’ouest, celui de Kherson, presque entièrement conquis.  La monnaie russe, le rouble, a été instaurée et des passeports russes ont été distribués. De plus, toutes les affiches en ukrainien ont été remplacées par des inscriptions en russe. On peut lire en russe des affiches du genre "Херсон – город с русским прошлым" («Kherson – une ville au passé russe».

D'ailleurs, les États-Unis dénoncent également les efforts de «russification» en cours dans la nomination de fonctionnaires russes et de collaborateurs locaux aux postes clés, sans oublier la mise au pas de l’enseignement scolaire, avec le recrutement de nombreux instituteurs russes.

Dans les écoles des territoires occupés, on enseigne à toute une génération d’écoliers que le gouvernement ukrainien «néonazi» est responsable de la guerre; on les prépare en russe en les militarisant. Dans les établissements d'enseignement, des uniformes militaires sont distribués, des fonctionnaires de l'armée sont recrutés comme enseignants, des familles sont «incités» à inscrire leurs enfants dans l’une des nombreuses académies locales russes. Dans des endroits qui ressemblent à d’innocents camps scouts, les jeunes recrues apprennent à tirer à l’arme automatique, à interroger des prisonniers, à poser des garrots ou à remonter une mitraillette, les yeux bandés. Il faut en faire de bons soldats russes.

Il faut ajouter aussi l’effacement de la langue ukrainienne dans le ré-routage du trafic Internet via la Russie et son puissant système de surveillance numérique. Pour finir, le drapeau russe doit flotter partout!

Mais ce n'est pas tout. Pendant l’occupation, les forces de sécurité russes ont aussitôt kidnappé les anciens des villages et les maires des petites villes, ils ont torturé les volontaires et les enseignants à la recherche de codes secrets qu'ils pourraient détenir. Les soldats russes ont cru arriver sur des terres ancestrales russes, gouvernées par une élite ukrainienne qui avaient hâte d'être libérée par l'armée russe. Mais les soldats russes n'étaient pas prêts à affronter une résistance généralisée. Surpris, au lieu de neutraliser seulement les représentants de l'élite ukrainienne, les soldats ont dû les arrêter par la force, les torturer, les tuer ou au mieux les déporter en Russie. Ils ne s’attendaient certainement pas à ce que leur intervention militaire, présentée comme une œuvre humanitaire, soit si difficile.

Bien sûr, les forces russes trouvent des collaborateurs pour remplacer les élus du gouvernement ukrainien, mais il s’agit souvent d'individus qui ne connaissent rien aux affaires et qui n'ont jamais eu de lien idéologique avec la Russie. Les envahisseurs suspendent des drapeaux russes et autres symboles de l'ex-URSS en espérant qu'ils aideront à convaincre les Ukrainiens conquis. Le problème, c'est que les forces d'occupation n’offrent rien : aucune explication, aucune amélioration du niveau de vie, ni même une administration compétente. Elles causent de sérieux dégâts partout où elles passent en semant la terreur, mais elles ne semblent pas savoir pourquoi, sauf qu'il faut exécuter les ordres. Dans les zones occupées et dévastées, l'objectif premier des forces d'occupation n'est pas de fournir de la nourriture ou de réparer les routes, mais d'interdire les jardins d'enfants privés et d'introduire de nouveaux programmes scolaires pour les enseignants du primaire. Les informations russes laissaient croire que Moscou avait de grands projets pour les écoles et les universités ukrainiennes, mais les occupants locaux ne sont généralement pas en mesure de les mettre en œuvre, faute de compétences et de manque de collaboration de la part de la population ukrainienne. Bref, le bien-être de la population elle-même n'entre pas en ligne de compte pour la force occupante.

Si la Russie gagne la guerre, c'est ce qui attend en principe les Ukrainiens. La langue russe deviendrait l'unique langue officielle pour une population extrêmement hostile à la langue de l'envahisseur. Ce serait aussi un mouvement de résistance perpétuel durant des années.

- La politique de re-soviétisation

Par ailleurs, les autorités d'occupation ont annoncé qu'elles érigeront des monuments aux soldats venus «libérer les habitants du nazisme et du fascisme». Selon ces mêmes autorités, les habitants comprendraient très bien que les soldats russes sont venus «les libérer du nazisme et du fascisme" et, «en remerciement», ils veulent ériger de tels monuments. 

Le 9 juin 2022, Vladimir Poutine évoquait les conquêtes territoriales du tsar Pierre le Grand :

Петр Первый Северную войну 21 год вел. Казалось бы, воевал со Швецией и что-то там отторгал. Ничего он не отторгал! Он возвращал. Pierre le Grand a combattu la guerre du Nord pendant 21 ans. On a l'impression qu'en combattant la Suède, il s'emparait de quelque chose. Il ne s'emparait de rien, il le reprenait.

Autrement dit, Pierre le Grand n'a rien enlevé à la Suède, il l'a seulement «reprise». C'est ce que Vladimir Poutine tente de faire avec l'Ukraine: la reprendre. Ce sont là des propos qui ont été largement perçus comme une allusion à la mise en place de ces administrations pro-russes dans le sud de l’Ukraine. D'ailleurs, les autorités d’occupation de ces oblasts «annexés» semblent déterminées à reproduire l’expérience de la Crimée qui, en mars 2014, s’était vue «réunie» à la Russie au terme d’un scrutin chapeauté par Moscou et dénoncé par la communauté internationale. C'est un secret de Polichinelle que Moscou envisageait d'organiser un référendum sur des annexions par la Russie.

- Les référendums truqués

Les autorités séparatistes des régions de Louhansk et de Donetsk ont annoncé des référendums, tout comme les autorités d’occupation russe dans les oblats de Kherson et de Zaporijjia (voir la carte ci-contre). Ces scrutins, sous surveillance d’hommes lourdement armés, intervenaient vers la fin de septembre 2022, alors que l’Ukraine entrait dans son huitième mois de guerre. 

L’intégration à la Russie de ces régions, à la suite des référendums dont l’issue faisait pas de doute, avec des scores à la soviétique, représente une escalade majeure dans le conflit. Le 20 septembre 2022, dans un message publié sur Telegram, le chef des séparatistes de Donetsk, Denis Pouchiline, exhortait ainsi le président russe Vladimir Poutine (ou "Vladimir Vladimirovitch Poutine") à annexer la région après le référendum:
 
Уважаемый Владимир Владимирович! Прошу Вас как можно быстрее в случае положительного решения по итогам референдума, в чем мы не сомневаемся, рассмотреть вопрос о вхождении Донецкой Народной Республики в состав Российской Федерации. Многострадальный народ Донбасса заслужил быть частью Великой Страны, которую всегда считал своей Родиной. Cher Vladimir Vladimirovitch, je vous demande d’examiner la question de l’entrée de la République populaire de Donetsk dans la Fédération de Russie dès que possible dans l'éventualité d'une décision positive à la suite des résultats du référendum, dont nous n’avons aucun doute. Le peuple du Donbass, qui souffre depuis longtemps, mérite de faire partie de ce Grand Pays, qu’il a toujours considéré comme sa patrie.
Quelques jours avant les référendums d'annexion, des affiches tapissaient déjà les rues dans les villes du Donbass avec les inscriptions С Россией навсегда, 27 сентября, c'est-à-dire «Avec la Russie pour toujours, le 27 septembre». Normalement, dans une situation de guerre, on attend un traité de paix avant de proposer des référendums d'annexion. Dans ce cas-ci, les Russes agissent comme si la paix était déjà revenue et les territoires définitivement acquis.

Les résultats des quatre référendums en faveur du OUI ont été les suivants: Donetsk (99,2%), Louhansk (98,4%), Zaporijjia (93,1%), Kherson (87,0%). Le rattachement de Lougansk et Donetsk (dans l'est de l'Ukraine) et de Kherson et Zaporijjia (dans le sud) à la Russie devait intervenir rapidement.

Dès lors, Moscou considère ces territoires comme partie intégrante de la Russie; celle-ci jugera ainsi qu'il est criminel d'empiéter sur le territoire russe. Si un tel crime est commis, il deviendrait nécessaire, selon Poutine, «d’utiliser toutes les forces de légitime défense». Toute future intervention militaire ukrainienne sur ces territoires annexés sera interprétée par le Kremlin comme une attaque contre la Russie.

Afin de protéger la Russie et son peuple, Vladimir Poutine est prêt à employer «tous les moyens à sa disposition», ce qui inclut l'arme nucléaire. De plus, Moscou pourrait mobiliser tous les hommes entre 18 et 35 ans des régions annexées, y compris les Ukrainiens, afin de défendre la Sainte Russie. Devant cette perspective, les Ukrainiens ont été nombreux à quitter les régions occupées jusqu'à ce que les troupes russes retiennent de force les hommes de 18 à 35 ans.

- Les déplacements de population

En août 2022, l’Ukraine avait vu plus de six millions des siens fuir le pays, dont plus de la moitié (3,27 millions) vers la Pologne, selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) à Genève, relevant toutefois que le flot de ces départs s’est considérablement tari au fil des semaines. Plus de huit millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur même de l’Ukraine, qui comptait avant le conflit 37 millions d’habitants, hors Crimée, annexée par la Russie en 2014, et les zones de l’est contrôlées par des séparatistes pro-russes.

Mais il y a mieux ou pire, selon les points de vue! Depuis l'invasion de février 2022, la Russie aurait, selon des sources américaines, déplacé de force plus de 1,6 million d'Ukrainiens vers la fédération de Russie dans des «camps de filtration», les soumettant à un traitement «brutal». Ce transfert de population constitue une violation grave de la 4e Convention de Genève sur la protection des civils; c'est donc un «crime de guerre». Parmi ces Ukrainiens figurent 260 000 enfants, dont certains ont été séparés de leurs parents et placés dans des orphelinats pour être adoptés par des patriotes russes qui en feront de «bons petits Russes». Des dizaines de milliers d'Ukrainiens ont été déportés pour aller construire de nouvelles zones d'habitations en Sibérie. Selon Michel Fortmann, professeur honoraire au département de science politique de l’Université de Montréal et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERIUM), la stratégie de déplacer des populations entières fait partie de l’arsenal russe depuis fort longtemps:

Les Russes sont des experts en transfert forcé de populations. De 1930 aux années 1950, plus de six millions de personnes ont été forcées de quitter leur lieu d’origine pour être envoyées en Sibérie ou ailleurs dans l’Empire russe.

Depuis le début de la guerre en février 2022, les forces russes se livrent à des rafles de milliers d'enfants, surtout dans les orphelinats, les écoles et les hôpitaux. Évidemment, Moscou répète que l'armée procède aux évacuations d’enfants pour assurer leur sécurité. Les enfants plus récalcitrants sont envoyés dans des camps de rééducation en Tchétchénie. La pratique n’est pas nouvelle: du temps du régime soviétique, on déportait des Ukrainiens en Sibérie et des Tatars de Crimée en Ouzbékistan.

Si les plus jeunes ont été raflés dans des orphelinats en vue d’être adoptés et «russifiés» au berceau, les adolescents sont préparés à nourrir la guerre contre leur propre patrie. On dénombre plus de 20 000 mineurs ukrainiens déportés en Russie, en Biélorussie et dans les territoires occupés depuis le début de l’offensive. Des dizaines d’entre eux ont déjà été transférés dans des académies militaires de la région de Moscou. Cependant, étant donné que les Russes ont besoin de soldats loyaux, ils n’ont aucun intérêt à envoyer au front des jeunes patriotes qui soutiennent l’Ukraine. C’est pour cette raison qu’ils investissent dans des programmes d’endoctrinement. Ceux-ci sont inscrits dans le budget annuel de la fédération de Russie sous le titre «Éducation patriotique»; ils allouent des millions de roubles à des projets aux noms évocateurs tels que «Je me prépare à défendre ma patrie». C'est ce qui attendrait les Ukrainiens si la Russie gagne la guerre.

Pour le moment, les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans, qui sont restés en Ukraine occupée, se sont vu interdire de quitter l’Ukraine, car le gouvernement russe n’oblige pas encore les hommes à aller combattre, mais ils doivent s’enregistrer et rester en Ukraine. La possibilité d’une conscription forcée est toujours possible, si les circonstances devaient l’exiger.

En somme, il s'agit d'une réactivation du suprématisme russo-soviétique, entre autres, par l'imposition de la langue russe et de sa culture. C'est que les autocrates de Russie n'ont jamais adopté des méthodes dites «attirantes» ou «attractives» pour s'assurer la loyauté des peuples conquis; ils ont toujours préféré les coups de force et les menaces, des méthodes jugées plus efficaces que la simple persuasion qui prend trop de temps. Étant donné la manière pitoyable dont l'armée russe s'est comportée jusqu'à présent, il devient de moins en moins certain pour Poutine de gagner le le cœur des populations ukrainiennes.   

- Les décrets présidentiels russes

En octobre 2022, le président russe, Vladimir Poutine, a signé un décret déclarant la loi martiale «dans les territoires annexés». Ce décret permet de saisir les biens des résidents «pour les besoins de l'armée», la censure et le contrôle des conversations téléphoniques, l'isolement des citoyens d'un «pays ennemi» et l'interdiction de quitter la fédération de Russie font également partie des directives.

En avril 2023, Vladimir Poutine a signé un décret selon lequel les citoyens ukrainiens dans les territoires annexés et les titulaires de passeports des républiques du Donbass devaient recevoir la citoyenneté russe d'ici le 30 septembre 2023. Sinon, ils pouvaient être reconnus comme des citoyens étrangers ou apatrides et expulsés. Selon le décret, ceux qui refuseraient d'obtenir la nationalité russe pourraient rester sur leur lieu de résidence jusqu'au 1er juillet 2024. Le document contient également une clause stipulant que les personnes qui menacent la «sécurité nationale» ou planifient «des crimes extrémistes et terroristes» peuvent être expulsées. L'endroit exact où ils vont être expulsés n'est pas précisé dans le décret.

2) Le renforcement de la langue ukrainienne

On en arrive alors à la seconde possibilité à la suite de l'invasion russe, c'est-à-dire un renforcement de la langue ukrainienne. Au plan administratif, l'ukrainien reculerait forcément puisqu'il ne serait plus employé, mais au plan informel le sentiment identitaire pourrait faire en sorte que les Ukrainiens tiendraient encore plus à leur langue nationale, un sentiment que pourraient partager beaucoup de russophones d'Ukraine. La langue ukrainienne deviendrait alors un rempart contre la langue russe, celle de l'agresseur. L'Ukraine de 2022 ne vit plus à l'époque de l'Empire russe, alors qu'on l'appelait la «Petite Russie» et la langue, le «petit russe».

Si le président Poutine croit encore à ce retour de l'histoire ne serait-ce qu'une partie de l'ex-Union soviétique, il peut être amèrement déçu. Bien au contraire, l'invasion russe de 2022 risque de provoquer la répulsion de la Russie chez tous les Ukrainiens, ukrainophones comme russophones, et de réussir à réconcilier, bien malgré Poutine, les deux communautés linguistiques, car celles-ci tiennent à leur pays.

Bref, l’invasion du 24 février 2022 entraînera un changement déterminant en Ukraine: il se pourrait que parler la langue ukrainienne, même pour les russophones, revienne à adopter un système de valeurs — national et européen — et en à rejeter un autre, celui de l’agresseur, afin de s'éloigner des valeurs et de la culture russes qui, dans les circonstances, témoignent d'un impérialisme oppressant. Il n'est pas du tout certain que les Ukrainiens accepteraient de se faire enfoncer dans la gorge une langue russe à coups de kalachnikovs ou de missiles. Le fait de parler russe ne garantit pas la loyauté envers la Russie.

- Le russe symbole de l'agresseur

Depuis l'invasion russe de février 2022, on entend cette boutade significative: «On s’est couchés le 24 février 2022 en parlant russe et on s’est réveillés le lendemain en parlant ukrainien.» Par exemple, le président Volodymyr Zelensky, un russophone qui maîtrisait l'art de la parole dans sa langue maternelle, s'est mis systématiquement à l'ukrainien afin de prendre ses distances avec la langue des forces d'occupation. N'étant plus un marqueur d'identité ethnique, l'usage généralisé de la langue officielle en Ukraine devient une affirmation d'autonomie et d'indépendance.

Depuis, des organisations bénévoles aident ceux et celles qui le souhaitent à améliorer leur ukrainien et à abandonner «la langue des occupants». L'objectif pour les participants est de maîtriser la langue officielle de leur propre pays. Ainsi, le début de l’invasion russe semble avoir entraîné un engouement nouveau pour la langue ukrainienne. Dans tout le pays, notamment dans l’Ouest, une zone relativement à l’abri des combats où s’est réfugié un grand nombre d’habitants, des «clubs de langue» se sont organisés. L'ukrainien devint un arme de combat contre l'envahisseur. Quoi qu'on en dise, la guerre de Vladimir Poutine s'est aussi transportée sur «le front de la langue».

Depuis 2014, de plus en plus de personnes, qui s’identifiaient comme russes (ou russophones), s’affirment maintenant comme ukrainiennes; on suppose aussi que de plus en plus de gens ayant le russe comme langue maternelle sont passés à l’ukrainien. Alors que 92% des Ukrainiens, dont une bonne partie des russophones, déclaraient en mai 2022 avoir une opinion «défavorable» à l’égard de la Russie, contre 10% en 2013, cela ne signifiait pas qu’ils allaient cesser de parler russe. Dans les années 1990, lorsque les sociologues ont utilisé pour la première fois des sondages, 55% des citoyens ukrainiens avaient choisi le russe comme langue véhiculaire, tandis que 45% avaient choisi l'ukrainien, une conséquence évidente de la politique soviétique de russification en Ukraine. En 2022, l'équilibre avait beaucoup changé: 87% des répondants ont choisi l'ukrainien, contre 13% pour le russe. Le pourcentage est maintenant plus élevé en faveur de l'ukrainien, dans le Sud et l'Est russophones.

- Le retour en force de l'ukrainien

Les lieux de travail ont cessé d'être des endroits où les ukrainophones étaient obligés de parler russe. Selon les analystes de Work.ua, le principal site ukrainien d'offres d'emploi, l'usage de la langue ukrainienne par les entreprises a triplé en 2022. En octobre de cette année-là, les employeurs affichaient 84% des postes vacants en ukrainien et seulement 13% en russe. Or, huit ans auparavant, l'ukrainien était employé dans 16% des offres et le russe, dans près de 80%. Dans les régions russophones telles Dnipro, Kharkiv et Odessa, plus de 60% des postes vacants dans ces villes sont maintenant affichés en ukrainien, une tendance qui semble se poursuivre. Ce changement signifie que la langue ukrainienne est non seulement devenue une langue de la culture et une langue de l'économie, mais aussi une langue de prestige.

C'est pourquoi la plupart des Ukrainiens admettent qu'avec la guerre «l’usage du russe va diminuer en Ukraine». Chez les plus jeunes, l’aversion au russe s’annonce plus radical. Ils veulent demeurer bilingues: parler ukrainien et anglais, pas le russe, la langue de l'ennemi. De plus, les enseignants de russe s'affichent maintenant comme des «professeur de langue étrangère», pas des «professeurs de russe».

Bien sûr, la langue russe elle-même n'est pas coupable de quoi que ce soit, mais les Ukrainiens et les Russes de Russie ne seront plus jamais des «frères» avant des décennies, voire avant des siècles. Le divorce entre les russophones d'Ukraine et la Russie de Vladimir Poutine semble bel et bien entamé!  Dans ce pays largement bilingue, le conflit avec la Russie fait inexorablement pencher l'Ukraine vers la langue ukrainiennne au détriment du russe. D'ailleurs, iI existe un fort consensus parmi les Ukrainiens sur la façon dont l'usage des langues devrait évoluer dans leur pays: 80% disent que la langue ukrainienne devrait être dominante dans tous les domaines de communication, réfutant les affirmations de Poutine sur la prétendue solide majorité russophone en Ukraine, qui désirerait l'unité politique avec la Russie. On peut affirmer que si cette tendance s'accentue, le président Poutine aura échoué, car au lieu de protéger les russophones il les transforme en ukrainophones.

De plus, les jeunes Ukrainiens ont déjà adopté une langue de replacement au russe: l'anglais. Pour la majorité des Ukrainiens, la maîtrise de l'anglais est devenue une garantie de l'indépendance de leur pays.

3) La dérussification

Si la Russie entreprend une russification et une soviétisation systématiques dans les territoires conquis, c'est tout le contraire dans les territoires contrôlés par les autorités ukrainiennes. Le 31 mars 2023, le Parlement ukrainien adoptait le projet de loi n° 7273-d, qui interdit la musique russe dans les médias et l'espace public ukrainiens. Plus précisément, cette loi interdit l'exécution publique de musique interprétée par un chanteur qui est ou était, après 1991, un citoyen d'un État reconnu par le Conseil national de sécurité et de défense d'Ukraine comme un État agresseur.

- Les musiciens, chanteurs et artistes russes

Font exception les participants qui figurent sur la liste des musiciens, artistes interprètes ou chanteurs de l'État agresseur qui condamnent l'agression contre l'Ukraine. Cette liste comprend les citoyens de l'État agresseur, les interprètes d'œuvres musicales non dramatiques avec des paroles (chansons), y compris ceux qui participent aux tournées, qui ont déposé une déclaration selon la forme établie et une déclaration à l'appui de la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Il est donc aussi interdit de jouer de la musique ou de procéder à tout autre audition de films ou d'autres signaux sonores dans la cabine d'un autobus, à l'exception des informations sur le voyage (transmises avec des écouteurs individuels), ainsi que l'interdiction de diffuser de la musique dans la cabine du taxi sans le consentement de tous les passagers. En outre, la loi prévoit une augmentation allant jusqu'à 40% de la part des chansons dans la langue officielle à la radio, jusqu'à 75% du volume quotidien des émissions, en particulier des blocs d'actualités et d'analyses, et du contenu de divertissement en ukrainien.

Non seulement la langue ukrainienne revient en force, mais également la culture ukrainienne. On compte au moins une quarantaine de salles de spectacles à Kiev, que ce soit des théâtres, des salles de concert, etc. Or, même durant cette guerre qui s'éternise, toutes les salles de spectacle affichent complet pour les six mois à venir.

Les Ukrainiens savent que les Russes veulent détruire leur culture. Par réaction, ils prennent tous les moyens pour préserver cette culture et la populariser dans tout le pays, y compris à la radio, à la télévision, dans les écoles, les musées, etc. Même les russophones redécouvrent cette culture qu'ils avaient oubliée depuis quelques générations. En somme, les Ukrainiens semblent avoir définitivement tourné le dos à la Russie.

- Les publications dans la langue de l'État agresseur

Le Parlement a également adopté le projet de loi n° 7459, qui interdit l'importation et la distribution de livres et d'autres produits éditoriaux en provenance de la fédération de Russie, de ses territoires temporairement occupés de l'Ukraine et de la Biélorussie. Selon le document, pour les publications publiées dans la langue de l'État agresseur, importées d'autres pays, une procédure d'importation permissive est introduite, qui est en vigueur pour les publications importées de la Fédération de Russie. Cette interdiction ne s'applique pas aux livres publiés en Ukraine avant le 1er janvier 2023. Les grands classiques de Tolstoï ou Dostoïevski, par exemple, échappent à la censure, car celle-ci ne s’applique que pour les auteurs ayant conservé la citoyenneté russe après la dislocation de l’URSS en 1991.

Dans les librairies, il n'est plus possible de se procurer des livres en russe; il vaut mieux, après l'ukrainien, en chercher en anglais, voire en français. Les plus célèbres auteurs russes, tels Dostoïevski, Tolstoï, Gorki ou Tchekhov, ne sont plus enseignés dans les écoles ukrainiennes. La culture russe est dénigrée et considérée comme une maladie honteuse.

- La toponymie russe

Rappelons aussi que l'article 41 de la Loi sur la langue impose que les toponymes (rues, places, boulevards, avenues, trottoirs, entrées, parcs, ponts, etc.) des établissements publics doivent être en ukrainien. Le commissaire à la protection de la langue officielle reçoit de nombreuses plaintes de la part des citoyens demandant de renommer les localités portant encore des noms russes; ils se plaignent que ces appellations ne respectent pas les règles et les normes de l'orthographe ukrainienne. Bien sûr, la dérussification et la décommunisation des appellations des localités demeure une partie très importante de la lutte pour l'ukrainisation de l'Ukraine, que ce soit au plan linguistique que politique.

- L'interdiction de la propagande impériale russe

Le 21 mars 2023, le Parlement ukrainien adoptait la Loi sur la condamnation et l’interdiction de la propagande de la politique impériale russe en Ukraine et la décolonisation de la toponymie (2023). Cette loi condamne et interdit la propagande de la politique impériale russe, la russification et l'ukrainophobie, ainsi que leurs symboles. Ainsi sont touchées les toponymes rappelant l'État terroriste avec des appellations russes dans les régions, les agglomérations, les places, les boulevards, les rues, les ponts et tout autre objet dans le nm des entreprises, des institutions ou des organisations sur le territoire de l'Ukraine. En réalité, si la dérussification avait gagné en intensité après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, elle connaît depuis l'invasion de février 2022 en Ukraine une vigueur sans précédent. Déjà en 2022, certaines villes, dont la capitale Kiev, ont commencé à supprimer les monuments, les bornes et même les panneaux de signalisation faisant référence à la Russie. De plus, ce qui était impensable avant l'invasion, les tentatives de converser en russe dans les villes peuvent parfois mériter un regard désapprobateur, sinon critiques acerbes contre ceux et celles qui «parlent la langue de l'occupant».

Toutes ces mesures pro-ukrainiennes ne signifient pas que le russe est interdit, car il continue d’être employé dans la vie quotidienne, sauf que les autorités politiques s’adressent de plus en plus exclusivement en ukrainien dans leurs déclarations publiques. De toute façon,  la loi ne s'applique pas dans les communications privées ni dans les lieux de culte. Ces nouvelles règles s’inscrivent dans un long processus de dérussification dans un pays jadis gouverné par Saint-Pétersbourg ou par Moscou depuis des centaines d’années. D'ailleurs, le gouvernement ukrainien maintient que ces mesures sont nécessaires pour renverser des siècles de tentatives d’éradication de l’identité ukrainienne.

De son côté, Moscou affirme que de telles mesures oppriment les nombreux locuteurs de langue russe dans leur quotidien; il soutient que le russe est interdit et que les russophones sont marginalisés en Ukraine; il réaffirme donc vouloir protéger leurs droits en poursuivant son opération militaire spéciale en Ukraine. Manifestement, la langue ne détermine pas nécessairement les allégeances politiques: le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui s'oppose à Poutine, est russophone. Il faut aussi considérer que la plupart des Ukrainiens russophones ne s'identifiaient pas politiquement à la Russie avant l'invasion de février 2022, ce qui explique cette unité de tous les Ukrainiens pour repousser l'agression russe. Après l'invasion, même la présence culturelle de la langue russe en Ukraine est devenue obsolète. Tous les signes rappelant l'ancienne adhésion de l'Ukraine à l'Empire russe et à l'URSS s'estompent rapidement. Quoi qu'il en soit, là où il y avait la plus grande présence de la langue russe, c'est là que la guerre amenée par la Russie est la plus intense.

- Le changement éventuel de l'alphabet

La guerre pourrait rendre encore plus attirante la langue maternelle des ukrainophones et la langue seconde des russophones de l'Ukraine. De plus, en octobre 2022, une pétition est apparue sur le site officiel du président Volodymyr Zelensky demandant que l'alphabet cyrillique soit abandonné au profit de l'alphabet latin. Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale d'Ukraine, a même déclaré publiquement que l'Ukraine devrait abandonner l'alphabet cyrillique.

Bien qu'en Ukraine le passage à l'alphabet latin n'est pas, pour le moment, grandement évoqué, ce serait là une étape significative d'une entreprise de décolonisation et un changement symbolique important. D'ailleurs, la Moldavie l'a fait et le Kazakhstan s'apprête à le faire pour 2025.

Ce serait là l'une des conséquences possibles de l'agression russe qui pourrait modifier l'attitude de nombreux Ukrainiens, et ce, d'autant plus que la plupart d'entre eux sont déjà familiers avec l'alphabet latin lorsqu'ils apprennent l'anglais ou une autre langue européenne comme le français, l'allemand, l'espagnol, le polonais, etc. Toutefois, il faudrait que le pays remplissent deux conditions qui ne sont pas encore réunies: la volonté du gouvernement ukrainien et l'acceptabilité sociale de la population, car il y a des coûts énormes à une telle transformation de l'écriture dans un pays comptant une population de plusieurs millions d'individus.

14 Les éventuelles solutions à la question linguistique

L’Ukraine a le droit d'exercer le contrôle de sa frontière avec la Russie, ce qui signifierait le départ des rebelles séparatistes pro-russes. En échange, les militants pro-russes, de même que la Russie, auraient désiré, avant l'invasion russe, que la région du Donbass soit dotée d’un «statut spécial», ce qui impliquerait une grande autonomie. Les accords de Minsk prévoyaient cette éventualité, mais beaucoup d’Ukrainiens voient dans une autonomie du Donbass une «capitulation» devant Moscou.

14.1 La fédéralisation de l'Ukraine

Afin de sortir de l'impasse politique, certains observateurs ont déjà proposé de fédéraliser l'Ukraine entre l'Ouest ukrainophone et l'Est russophone, sans la Crimée définitivement perdue. Ils estiment donc que, pour préserver son intégrité, l’Ukraine doit passer d’un modèle d’administration centralisée à une structure décentralisée, voire fédéralisée.

L’idée de la fédéralisation de l’Ukraine n’est pas nouvelle, mais elle était loin de faire l'unanimité, bien au contraire. La question s'était déjà posée pour l’ancienne Galicie (une ancienne province de l'empire d'Autriche formée en 1772 à partir des territoires polonais annexés), mais avec l'indépendance de 1991 cette éventualité s'est estompée. Pendant la Révolution orange de 2004, la question de la fédéralisation de l’ouest du pays a été soulevée par Viktor Ianoukovitch (qui sera président du pays du 25 février 2010 au 22 février 2014) et le Parti des régions (pro-russe).

Manifestement, ce projet de restructuration politique ne recueille pas beaucoup d'adeptes dans l'Ouest ukrainophone, alors que c'est tout le contraire dans l'Est russophone qui accusait, avant la guerre de février 2022, l'Ouest de vivre à ses dépens. Les russophones semblaient d'avis qu'ils travaillaient pour que les Ukrainiens de l’Ouest puissent mettre en place de coûteux programmes sociaux, construire des routes et aménager le territoire.

Jusqu'à récemment, très peu de russophones ukrainiens souhaitaient l'intégration de leur pays dans la fédération de Russie. Ce sont des Ukrainiens, certes russifiés depuis des décennies, mais d'abord aussi des Ukrainiens. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que la classe politique de l’ouest de l’Ukraine ne veuille pas de négociations portant sur une éventuelle fédération de leur État. Durant les deux décennies après l'indépendance, les nationalistes ukrainophones ont toujours affirmé que seul un État unitaire était possible.

Par contre, les politiciens de l'Ouest, surtout les russophones, ont toujours mis la «fédéralisation» et le «séparatisme» sur un pied d’égalité; ils ont toujours accusé les partisans de la fédéralisation de vouloir détruire le pays. S'ils acceptaient aujourd'hui la fédéralisation, leurs propres partisans les accuseraient de trahison. Les autorités ukrainiennes savent, pour leur part, qu'une fédéralisation les priverait d'une grande partie de leurs pouvoirs, et c'est là où le bât blesse.

Cependant, quand la réalité aura repris ses droits, il serait possible d'en arriver à une entente, à la condition que les gestes de rupture des milices pro-russes n'aient trop pourri le conflit pour empêcher toute négociation. Il n'en demeure pas moins que la fédéralisation de l'Ukraine éviterait le démembrement du pays et le maintiendrait en tant qu’État. Tout cela, c'était avant la guerre! 

14.2 Le retrait du cadre actuel

La polarisation entre l'Ouest et l'Est a fait en sorte qu'il ne pouvait plus être possible de conserver le cadre politico-administratif actuel, la Crimée étant maintenant définitivement exclue. La fédéralisation ne serait pas nécessairement une étape préliminaire au démembrement de l’Ukraine, mais plutôt un antidote à celui-ci. Ce serait sans doute préférable à une guerre civile déjà commencée et dont on ne voyait pas la fin depuis 2014.

Pour le politologue ukrainien Mikhaïl Pogrebinsky, directeur du Centre des recherches politiques de Kiev, la fédéralisation de l'Ukraine serait même inévitable. Selon lui, il faudrait d'abord décentraliser l'administration et transmettre des compétences aux régions (ou oblasts). Ce serait un pas vers la fédéralisation. Pour sauver le pays, il faudrait donc confier aux oblasts une grande partie des politiques culturelle, sociale et économique. Il s'agirait là d'une solution qui permettrait de calmer les tensions entre les régions. Cependant, il ne faudrait pas que la fédéralisation corresponde à une cantonalisation à la Bosnie-Herzégovine, mais à une structure fédérale plus ou moins analogue à celle qui caractérise certaines grandes nations telles que les États-Unis, le Brésil, l'Allemagne, le Canada, l'Inde, la Russie, etc. C'était même là l'une des bases des accords de Minsk.

Toutefois, il est encore trop tôt pour préciser quoi que ce soit à ce sujet, puisqu'aucune négociation à ce sujet n'a encore été entamée, sans compter que l'invasion russe risque de changer complètement la donne. La fédéralisation de l'Ukraine apparaît de moins en moins probable. 

Selon le Pentagone, l’Ukraine ne pourra jamais reprendre les territoires conquis par la Russie depuis ces derniers mois. Ce scénario est repoussé du revers de la main par le président Zelenski, mais les chances de voir l’Ukraine reprendre possession de l’ensemble de ses territoires sont toutefois très minces, bien qu'il demande aux Occidentaux d’accélérer la livraison d’armes pour que l’envahisseur soit complètement repoussé hors du pays «avant l’hiver prochain». Évidemment, c’est beaucoup plus difficile de reprendre un territoire que de le défendre, alors que les Ukrainiens n’ont probablement pas la capacité militaire de le faire. Il est difficile de croire qu'ils reprendraient la majorité des territoires dans le Donbass, encore moins en Crimée, même avec les nombreuses livraisons d’armes promises par ses alliés.

Pour la moment, le président de la Russie, Vladimir Poutine, sait très bien que le temps joue en sa faveur. Dans sa vision à plus long terme, il croit que l’Ukraine va finir par s’épuiser, que l’Europe va craquer, qu'aux États-Unis les républicains vont prendre le pouvoir et couper les approvisionnements au pays de Volodymyr Zelensky. Pour toutes ces raisons, les autorités du Kremlin ne demandent pas mieux que la guerre dure.

14.3 Un protectorat russe limité

L'invasion de l'Ukraine par la Russie, dans la mesure où elle se réaliserait, pourrait changer la donne en matière de politique linguistique, car l'Ukraine ne serait plus jamais celle du passé récent. Préserver une Ukraine «unie et indivisible» apparaît presque impossible après une victoire militaire russe, même limitée au sud-est du pays, à supposer que Poutine finisse par gagner cette guerre, ce qui est encore possible avec l'appui de la Corée du Nord, de la Chine et de l'Iran. Les objectifs du président russe pourraient changer, alors qu'il avait commencé la guerre avec l'intention de remplacer le gouvernement ukrainien par un gouvernement fantoche, il se résoudrait probablement à conquérir seulement une petite partie de l'Ukraine. Devant un éventuel effondrement de l’État ukrainien actuel ou devant seulement une partition de l'Ukraine, la Russie ne se priverait pas de placer sous son «protectorat» les parties méridionales et orientales du pays, c'est-à-dire l'Ukraine russophone. Dans cette éventualité plus ou moins probable, on verrait une Ukraine encore plus bilinguisée ou rebilinguisée, ce qui assurerait ainsi la prédominance du russe avec la complicité de beaucoup d'Ukrainiens, russophones comme ukrainophones, favorisés par le nouveau pouvoir russophile. On n'interdirait pas l'ukrainien, on le reléguerait à des rôles secondaires comme avant, comme sous l'Empire russe! Comme sous l'Union soviétique!

Bien qu'un grand nombre de russophones puissent retrouver leur identité ukrainienne, ils devraient faire face au rouleau compresseur russe, téléguidé cette fois-ci de Moscou. S'ils y verraient un avantage certain dans l'usage public de leur langue, ils y perdraient en terme d'identité. Tout cela parce que le suprématisme russe apparaît comme inconciliable avec le statut de minoritaire chez les russophones disséminés dans les anciennes républiques socialistes soviétiques, devenues des États indépendants.  L'humiliation de voir leur langue reléguée à un si «bas niveau», celui des «peuples conquis», n'est manifestement pas acceptable pour un Russe «ethnique»!

Peu importe les scénarios à venir, il semble évident que ni l'Ukraine ni la Russie ne pourront remporter une victoire finale, car les parties impliquées devront élaborer des mécanismes de coordination en fonction de leurs intérêts, faire des compromis et accepter des solutions qui ne les satisferont jamais pleinement. La plupart des Ukrainiens n'accepteront jamais l'occupation russe et ils seront prêts à aller jusqu'au bout. De son côté, Poutine joue l'avenir de sa dictature dans cette guerre; et il est prêt, lui aussi, à aller jusqu'au bout grâce à des moyens militaires dont ne disposent pas les Ukrainiens! 

Même s'il parvenait à occuper militairement tout le pays, le président russe devrait faire face à des mouvements de résistance qui finiraient par chasser les Russes hors de l'Ukraine. Depuis le mois de février 2022, l'armée russe a démontré une telle corruption et une telle incompétence qu'il est de moins en moins probable qu'elle gagne cette guerre, mais cela ne signifie pas qu'elle va la perdre. Pendant que l'armée ukrainienne défend son territoire, l'armée russe, de son côté, ne défend que le pouvoir de Poutine! Celui-ci a attaqué l'Ukraine parce qu'il croyait assujettir l'Ukraine en quelques jours tout en bénéficiant de l'impunité qu'il avait eue avec la Crimée, parce qu'il ne croyait pas au soutien de l'OTAN à l'Ukraine, ni aux sanctions occidentales qui peuvent avoir un impact extrêmement négatif sur la Russie. Cependant, grâce à l'apport des équipements militaires iraniens et nord-coréens, les Russes peuvent lancer de nouvelles attaques sur tous les fronts en Ukraine. La situation est d'autant plus périlleuse pour les Ukrainiens que les trumpistes du Congrès américain refusent de débloquer toute nouvelle aide militaire à l'Ukraine.  

Le 4 août 2022, moins de six mois après l'invasion russe, Leonid Koutchma, le second président de l'Ukraine (1994-2005), tout russophone qu'il soit, déclarait ce qui suit :

Якщо ж підсумувати одним реченням, то Путін хотів знищення української держави, а отримає він наше друге народження. Саме цим шляхом ми сьогодні йдемо - шляхом утвердження єдиної української нації, яка усвідомила себе і готова битися за власну ідентичність.

Pour résumer en une phrase, Poutine voulait la destruction de l'État ukrainien, et il obtiendra notre seconde naissance. C'est la voie que nous suivons aujourd'hui — la voie de l'établissement d'une seule nation ukrainienne qui s'est réalisée et est prête à se battre pour sa propre identité.

Bien que la résistance ukrainienne soit une «surprise» désagréable et douloureuse pour le président russe, il pourrait néanmoins gagner son pari en s'appropriant une partie du territoire de l'Ukraine. Pourquoi s'arrêterait-il en si bon chemin? Il menace maintenant d'envahir les pays baltes, la Pologne et la Moldavie. Il semble clair que Vladimir Poutine est en train de préparer sa population à une nouvelle guerre. Elle suivra, car elle croit la Russie invulnérable.

Dans une optique pragmatique et non idéologique, il faut se rappeler qu'on ne change pas sa géographie ni son histoire! La logique de l’affrontement depuis l'indépendance ne pouvait aboutir qu'à une éventuelle partition du pays. Pour ce qui est de la Crimée, c'est aujourd'hui terminé avec son annexion unilatérale par la Russie et il n'y aura pas de marche arrière, du moins à court terme. Jusqu'à récemment, on pouvait s'attendre à ce que l'Ukraine s'affaiblisse encore davantage politiquement, ainsi qu'à une éventuelle expansion russe jusqu'en Moldavie où vive en Transnistrie une autre minorité russe prétendument «opprimée», alors que les faits démontrent que ce sont les Moldaves minoritaires qui sont assujettis par les russophones qui contrôlent la région «à la soviétique». 

En Ukraine, la plupart des réformes linguistiques entreprises ont échoué. L'État, tout droit sorti de l'ère soviétique, a développé une énorme bureaucratie qu'il est quasi impossible de faire bouger. Dans ces conditions, il est difficile d'arriver à des solutions viables, sans oublier que la corruption gangrène encore le pays. En 2020, l'Ukraine était classée, selon l'organisme Transparency International, au 117e rang mondial sur 180 pays au chapitre de la corruption (puis au 122e rang en 2020 et au 116e rang en 2022), ce qui est «moins pire» qu'en Russie (classée au 136e en 2021 et au 137e en 2022). La question linguistique est douloureuse en Ukraine, qui a jadis fait partie de l'Empire russe, puis de l'URSS, alors que l'usage de l'ukrainien subissait d'importantes restrictions, sinon de multiples interdictions.

La tentation était donc grande d'adopter aujourd'hui une politique revancharde à l'égard de la langue russe et des russophones, mais ce serait oublier que la majorité d'entre eux sont aussi des Ukrainiens et qu'ils ne sont pas responsables des politiques assimilatrices pratiquées jadis par les tsars et les Soviets. Les russophones ont peut-être pris de «mauvaises habitudes» du fait qu'ils ne se sont pas perçus comme une minorité nationale, comme peuvent l'être, par exemple, les Roms/Tsiganes, les Hongrois, les Bulgares, les Moldaves, etc., mais il fallait trouver un équilibre entre la primauté de la langue ukrainienne et le respect des droits linguistiques des russophones et des autres minorités. 

Par ailleurs, le statut de la langue ukrainienne, défini dans la Constitution de 1996 comme la seule langue officielle constitue un élément déterminant pour l’Ukraine qui a décidé que la langue ukrainienne était l'un des outils fondamentaux pour son édification nationale. Il apparaît légitime que les Ukrainiens veuillent conserver leur langue ancestrale pour affirmer leur identité, bien qu'une grande partie de la population ukrainienne continue à employer le russe — qui est, comme l’ukrainien, la langue maternelle pour beaucoup d’Ukrainiens — dans plusieurs domaines de la vie quotidienne; cependant, la langue russe a perdu beaucoup de plumes depuis l'invasion de la Russie.

Juste avant la guerre de 2022, le gouvernement ukrainien proposait aux russophones des oblasts de Donetsk et de Louhansk de demeurer dans une Ukraine où il n’y avait pas beaucoup de place pour la langue russe, ni dans les écoles (une fois au secondaire), ni dans les enseignes des commerces, ni dans les relations normales avec la Russie, ni dans l'histoire de la région et de ses héros... russes. C'est là une situation qui, on le constate, pouvait à la longue conduire à la perte de ces deux régions. Jusqu'à tout récemment, la politique linguistique de l'Ukraine consistait à assimiler les minorités nationales, notamment les russophones, sinon à tenter une «ré-ukrainisation» de millions d’Ukrainiens linguistiquement et culturellement russifiés. Il s'agissait d'une entreprise normalement vouée à l'échec à moins que cette minorité accepte sa liquidation.

Par ailleurs, les Ukrainiens ont le droit de refuser que se perpétue la dominance du russe sur leur territoire et de ne pas accepter que leur langue nationale puisse subir le même sort que le biélorusse en Biélorussie, une langue considérée à tort ou à raison comme «déclassée». Au lieu d'une politique d'ukrainisation de tout le territoire, il faudrait plutôt trouver des compromis qui permettraient aux minorités, quelles qu'elles soient, d'employer leur langue dans certains domaines clés, surtout les écoles (préscolaires, primaires et secondaires)  tout en acceptant la prééminence de l'ukrainien.

Il conviendrait aussi que les russophones cessent de tenir au bilinguisme officiel dans toute l'Ukraine et de combattre leurs compatriotes ukrainophones en leur imposant le russe par des magouilles parlementaires ou, pire, par une occupation militaire avec l'aide d'une puissance étrangère. Tant que ce seront uniquement des ukrainophones ou des russophones qui proposeront, de façon unilatérale, des solutions aux conflits entre les deux groupes linguistiques rivaux, le problème restera entier. Tant que les groupes parlementaires de la Verkhovna Rada continueront à se jouer dans le dos comme des zélotes irresponsables et à se chamailler tout en flouant l'autre communauté, ce sera un fiasco. Le problème du bilinguisme et la négation du statut de la langue ukrainienne en tant que langue officielle existent en Ukraine depuis des décennies; il faudrait que cela cesse et, «grâce à la guerre», il est possible que cela arrive. En effet, il est possible qu'en raison de la guerre d'invasion les russophones soient plus ouverts à la «ré-ukrainisation», et plus la guerre se prolongera plus il est possible que les russophones deviennent graduellement ukrainophones et ukrainophiles.

Il faut faire en sorte que la langue ukrainienne bénéficie de ses prérogatives de langue officielle et que les russophones se sentent en même temps des citoyens ukrainiens à part entière. En ce sens, l'instauration d'un certain bilinguisme régional contrôlé pourrait être l'amorce d'une solution viable, de même qu'une éventuelle fédéralisation qui ne soit pas un moyen de supprimer la langue ukrainienne. Bref, il importe absolument que celle-ci soit reconnue partout en Ukraine et que les membres des minorités linguistiques bénéficient de droits réels en éducation et dans certains services publics locaux. Un pays peut ne choisir qu'une seule langue officielle et veiller à ce que ses minorités puissent employer leur langue et leur culture. À cet effet, il faudrait que l'Ukraine surpasse cette dichotomie qui oppose constamment les ukrainophones et les russophones, et qui conduit à penser que ce qui est gagné par les uns est nécessairement perdu pour les autres. Ce n'est pas en répétant constamment les mêmes erreurs de part et d'autre qu'on obtiendra des résultats différents!

En somme, toute politique linguistique ne mènera à une issue favorable en Ukraine qu'avec l'accord au moins partiel des principales parties, sinon c'est peine perdue. Finalement, il faudrait accepter que la solution acceptable ne plaira pas entièrement aux deux grandes communautés linguistiques, mais ce sera le prix à payer pour trouver la paix. Sauf que la donne a changé avec l'invasion russe, la guerre a en effet démonisé l'acceptation de l'identité russe comme partie intégrante de la société ukrainienne, mais ce nouveau phénomène pourrait n'être que temporaire. Une fois le pays revenu «à la normale», les minorités russophones pourraient vouloir revendiquer des droits qu'ils estimeraient légitimes. Il faudrait trouver un équilibre entre les droit à la préséance de l'ukrainien et celui des communautés minoritaires, tout en considérant que le russe n'est pas, selon Zelensky, «la propriété de la Russie», pas plus que le français est la propriété de la France ou que l'anglais est celle des États-Unis. À long terme, il faudra que cesse cette guerre d'invasion qu'on croyait impossible jusqu'en février 2022.   

 

Dernière mise à jour: 24 févr. 2024
   
Ukraine
 
   

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2) Données historiques
 

3) Politique relative à la langue ukrainienne

 

4) politique linguistique relative aux minorités nationales

 

5) Bibliographie
 

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